👁🗨 Et si l'océanographie commençait avec Homère…
Si l’Odyssée paraît plus poétique que scientifique, il dégage une forte présomption de ce que pourrait engendrer le changement climatique annoncé qui risque de reproduire la Méditerranée d'Homère.
👁🗨 Et si l'océanographie commençait avec Homère…
Par Jacqueline GOY, attachée scientifique à l'Institut océanographique, Fondation Albert Ier, Prince de Monaco, juin 2015
Lorsque le Prince Albert Ier de Monaco déclare, lors d'une conférence à la Sorbonne le 14 janvier 1904, que “l'océanographie est la plus attrayante des sciences” [1], il aurait pu ajouter la plus ancienne aussi puisque le premier récit de navigation est le célèbre périple d'Ulysse en Méditerranée, périple si merveilleusement raconté par Homère. Reconnu comme le premier chef-d'œuvre littéraire, l'Odyssée met en scène le héros mythique aux prises avec les vicissitudes d'un voyage en mer, qui, tout en ajoutant une note épique, en constituent surtout une extraordinaire description de la mer, en quelque sorte une ébauche d'un traité d'océanographie. Si ce vocable est forgé en 1584 par Pierre de Messie [7], cette science s'est imposée dès la fin du XIXe siècle, avec des définitions qui servent de point de départ à une relecture de cet ouvrage pour en relever les nombreux détails sur le milieu marin.
Cette épopée d'Ulysse a été composée par Homère il y a presque trois millénaires, c'est dire le nombre de lecteurs qui ont succombé aux intrigues. Toutefois, il faut attendre le milieu du XXe siècle pour que Victor Bérard [4] dresse une cartographie du parcours du héros en Méditerranée, carte désormais admise par tous les homéristes, unanimes aussi sur la cohérence et la vraisemblance des événements. Dès lors, Homère apparaît comme le premier observateur, d'où l'intérêt de cette narration, dont la fin de l’histoire a pu être datée de l'année 1178 avant notre ère, grâce aux précisions astronomiques citées dans le texte [6].
Si “l'Ébranleur des mers”, Poséidon – le Neptune des Romains – est le maître absolu et gère “le grand gouffre des mers, ses terreurs et ses dangers”, ses interventions restent étonnantes de réalisme. Sans doute parce qu'Homère s'est inspiré des intrépides navigateurs, en particulier les Phéniciens, “ces vieux routiers des mers qui savent si bien conter”, c'est ce qui rend si vivant son discours pour évoquer une mer qui bouge. À cette époque de la marine à voile, avec plus de 400 bateaux qui prennent part à l'assaut de Troie, le vent est le moteur essentiel avec les rames, d'où son importance dans tout le récit. Les voiliers quittent le port à la faveur de la brise de terre qui les pousse vers le large, mais lorsqu'ils doublent les caps protecteurs, comme le cap Malée à la pointe du Péloponnèse, ils sont confrontés “aux souffles de vents retentissants” ou à “une bourrasque soudaine”. Les facéties du dieu Éole sont redoutables, Éole qui enferme les vents dans une outre solide dont il laisse échapper au gré de ses caprices “un doux Zéphyr” pour le retour d'Ulysse vers son île natale, ou “un Borée aux hurlements d'enfer” ou encore “un vent impétueux”, qui, eux, déclenchent la tempête. Leurs “rafales sifflantes” forment un “ressac qui tonne sur les roches”. Il y a bien là la relation entre la force du vent et son effet à la fois sur la surface de l'eau et sur la côte rocheuse.
À chaque type de vent, Homère fait correspondre à bon escient une catégorie de vagues. Ainsi, Ulysse “s'élance sur le dos de la plaine marine”, image du calme plat, mais il appréhende surtout “la mer blanche d'écume”. Ces gradations sont aujourd'hui codées de 0 (mer d'huile) à 9 (mer démontée) sur l'échelle de Douglas. Et dans ces vagues, Homère en distingue une particulière qui provoque le naufrage d'Ulysse : “un grand flot, une vague terrible dont la voûte de mort vint lui crouler dessus”. Cette vague dévastatrice est redoutée de tous les marins. Elle est figurée sur certains ex-voto marins avec ces légendes : “la terrible nous a eus”, “la garce est arrivée” ou encore “la vicieuse”. Elle est dénommée actuellement la vague scélérate (rogue wave en anglais). Les physiciens s'emploient à prédire la formation et l'apparition de cette vague géante en modélisant ce phénomène d'oscillation dans le train d'ondes qui fait intervenir l'amplitude des vagues, leur périodicité et leur célérité, liées à la force et à la direction du vent [8]. Dumont d'Urville en a affrontée une en 1828 au large de la Nouvelle-Zélande, vague dont il a estimé la hauteur à 30 m entre le creux et le sommet de la crête. Plus récemment, en février 1995, le Queen Elizabeth 2 affronte une telle vague dans l'Atlantique Nord, vague qui donne au commandant l'impression étrange de faire route droit sur les falaises de Douvre. Désormais un navire, le Rogue Hunter, et un programme de suivi par le satellite Saral vont surveiller ce phénomène.
Parmi tous ces types de vagues, Homère distingue la “mer des houles” devant Pharos (l'ancienne Alexandrie en Égypte). Effectivement, c'est là que se produit la plus belle manifestation de la houle parce que le lit de limon charrié par le Nil forme un dénivelé en pente douce qui amortit le train des vagues. Cet hydrodynamisme est lié à la profondeur et crée des forces de frottement, provoquant ces longues ondulations typiques de cette région.
Quant aux courants, il est certain qu'au temps d'Homère ils étaient déjà connus car les Phéniciens les empruntaient pour établir leurs comptoirs sur tout le pourtour méditerranéen. Ainsi, Ulysse revient vers son île d'Ithaque à la faveur de celui qui longe la côte africaine d'ouest en est, le fameux jet entrant en provenance de l'océan Atlantique. Mais il se garde bien de passer par les détroits de Charybde et de Scylla car il en redoute les dangers. Ainsi “quand Charybde vomit, toute la mer bouillonne” ou encore “Charybde est en train d'avaler l'onde amère”, constate Ulysse à l'approche du détroit de Messine. C'est à ce niveau que le flot se renforce par le simple jeu de la mécanique des fluides et ses terribles conséquences. Quant à Scylla, “elle ne s'est jamais laissé doubler par les vaisseaux des hommes” car dans ce terrible détroit “jamais homme de mer ne s'est encore vanté d'avoir fait passer par là sans dommage un navire”. Ulysse évite aussi de franchir les colonnes d'Hercule, le détroit de Gibraltar de cet âge du bronze, et il est à peu près certain qu'il ne sort pas de la Méditerranée. D'ailleurs, Homère ne décrit pas le phénomène des marées, et ses marins ne se préoccupent jamais de l'amarrage de leurs bateaux. “Sans amarres à terre, on laisse les vaisseaux, sans jeter les ancres et sans lier les câbles”, or cette désinvolture est tout à fait impossible pour les marins de l'océan Atlantique.
Tandis qu'Ulysse navigue au milieu de cette immensité parfois tumultueuse, en se guidant sur les étoiles, il est soulagé à l'approche des havres et des îles, annoncés par les vols d'oiseaux et par les calottes de nuages bas. Cette observation, qui témoigne d'une longue pratique de la mer, servira des siècles plus tard aux explorateurs partis à la découverte des terres inconnues.
Homère donne quelques indications succintes sur la biologie de la Méditerranée, biologie qui ne sera véritablement abordée que des siècles plus tard par Aristote. Des trois personnages dont l'Odyssée raconte les navigations, Ulysse est le seul à s'être aventuré sur “la mer du Couchant”, là où la belle Calypso le retient près d'elle. Elle le surprend souvent assis sur la grève “promenant ses regards sur la mer inféconde” et manifestant un désir constant de “revenir vers la mer aux poissons” qui baigne son île. Homère oppose cette partie occidentale de la Méditerranée qui apparaît comme plus oligotrophe par rapport à la zone côtière du bassin oriental, en particulier la mer Égée dont les nombreux îlots servent de refuges propices à la faune ichtyologique. Si les phoques sont bien présents en Méditerranée, en troupeaux “exhalant l'âcre odeur des grands fonds”, la liste des animaux marins est très réduite : l'éponge “aux mille trous” a déjà un usage domestique, le murex est utilisé pour extraire la pourpre, et le poulpe “arraché de son gîte, conserve ses cailloux” comme pour se camoufler.
Homère note la couleur de l'eau et, par huit fois, il indique que la vague a une couleur violette, ou rouge comme le sang. Cette indication a posé de sérieux problèmes aux traducteurs, d'autant que les notions de couleurs ont pu évoluer au cours des siècles et même ne pas correspondre du tout à l'exactitude de la réalité. Actuellement, il y a du vin blanc qui est jaune ou du chocolat noir qui est marron ! Mais il faut revenir au temps de cet âge du bronze. Dans ce millénaire ensoleillé décrit par Le Roy Ladurie [5], il faisait chaud. Homère précise que “les arbres fruitiers donnent toute l'année, hiver comme été” et que “trois fois dans l'année les brebis mettent bas”. Ces quelques degrés de plus peuvent provoquer l'explosion d'algues microscopiques opportunistes, Trichodesmium, Gymnodinium ou encore Gonyaulax, dont la prolifération colore l'eau, c'est le phénomène bien connu des eaux rouges (red tide en anglais). Plus chaud, cela signifie que l'évaporation est plus intense et donc que le courant entrant par Gibraltar est plus fort… fort au point d'empêcher tout navire de s'aventurer en Atlantique. C'est encore une des raisons d'estimer le récit entièrement contenu en Méditerranée.
Enfin la bioluminescence n'a pas échappé à Homère, sans doute à cause de son aspect magique qui semble bien être une féérie des dieux. C'est dans l'Iliade qu'il y fait allusion lorsqu'il écrit : “Comme les matelots aperçoivent parfois, depuis la haute mer, la lueur d'une flamme”, démontrant encore combien la mer imprègne les deux poèmes. Les naturalistes du XIXe siècle en étaient bien conscients, et c'est tout naturellement dans ces textes que Victor Hensen [3] a puisé la terminologie de cette nouvelle science des océans en inventant le mot plancton pour ces êtres singuliers, souvent petits et transparents, qui errent passivement dans l'eau comme Ulysse sur son radeau.
Si ce texte peut paraître plus poétique que scientifique, il représente cependant une forte présomption de ce que pourrait engendrer le changement climatique annoncé, changement qui risque de reproduire la Méditerranée d'Homère : des courants plus violents se renforçant dangereusement dans les détroits et des phénomènes d'eaux rouges se généralisant, entraînant une chute de la production marine jusqu'à rendre la mer “inféconde”, pour reprendre l'expression de l'Odyssée.
Retrouver dans le texte d'Homère les grands traits de l'océanographie de la Méditerranée [2], limités cependant aux eaux de surface de ce modèle réduit d'océan, est un exercice qui montre le décalage entre un récit basé sur l'observation, puis sa compréhension et enfin son enseignement des siècles plus tard. Le Prince Albert Ier en a condensé les trois étapes dans son Institut océanographique et, pour bien insister sur la filiation qu'il a entretenue tout au long de sa vie avec les grands auteurs de l'Antiquité, dans la proximité de la prestigieuse Sorbonne, proximité qu'il a soigneusement choisie, il symbolise son message en incrustant au tympan de son établissement parisien, la Maison des Océans, ce poulpe magnifique, premier animal marin évoqué par Homère.
Pour en savoir plus
[1] Albert Ier, Prince de Monaco, 1932. Les progrès de l'océanographie. Résultats des campagnes
scientifiques accomplies sur son yacht par Albert Ier prince souverain de Monaco, fasc. LXXXIV : 207-215.
[2] Goy J., 2001. Homère et la science des océans. L'Histoire, mars 2001, 252 : 58-61.
[3] Hensen V., 1887. Über die Bestimmung des Planktons oder des im Meere treibenden Materials an
Pflanzen und Thieren. V. Bericht, Jahrgang 12-16, p. 107. Parey, Berlin.
[4] Homère. Odyssée [trad. Victor Bérard, 1955]. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris : 561-878.
[Ouvrage d’où sont extraites les citations].
[5] Le Roy Ladurie E., 1967. Histoire du climat depuis l'an Mil. Flammarion, Paris, 376 p.
[6] Mari J.-P., 2008. L'énigme des étoiles. Le Nouvel Observateur, 2280 : 25.
[7] Les Diverses leçons de Pierre Messie, gentilhomme de Séville contenans variables et mémorables
histoires mises en françois par Claude Gruget, Parisien, de nouveau revues corrigées et augmentées de la
cinquième partie & de trois dialogues, touchant la nature du soleil, de la terre & des météores [Texte
imprimé, 1584]. Nicolas Bonfons, Paris.
[8] Olagnon M. & Kerr J., 2015. Anatomie des vagues scélérates. Quae, Versailles, 176 p.
https://www.oceano.org/wp-content/uploads/2020/02/68.Homère_Goy.pdf
Très intéressant. J'ai noté que les scientifiques sont arrivés à dater parfaitement l'achèvement du texte ! Quand j'étais jeune, on avait pas encore cette info et les professeurs restaient vagues . Maintenant, ça permet de recadrer cette fiction dans un contexte historique. Autre chose ..La Phénicie apparaît sur la carte qui reconstitue les trajets comme beaucoup plus grande que celle que j'avais en tête. Elle englobe la Palestine ! Je pensais qu'elle représentait uniquement le Liban actuel avec Tyr comme port principal...mais je manque de documentation sur cette question.
La partie qui concerne le climat est un vieux débat. Les périodes chaudes n'ont cessé d'alterner avec les froides. Plus ou moins longues, elles n'ont pas fait disparaitre la race humaine ! A partir de l'an mille, la Terre s'est réchauffée et en Europe, on a essarté puis agrandi la surface cultivable précédent un bond démographique. Cela a duré seulement 300 ans (pour finir par la Peste noire). Ce serait judicieux de savoir si les textes de l'époque parlent des algues en Méditerranée et de l'apauvrissement de sa faune...Et maintenant ? Qu'en est-il de notre fameux réchauffement ? Faut-il croire des fumistes comme Al Gore ou bien laisser faire dame Nature et en profiter pour aller couper du bois ? 😁