👁🗨 Faire face, ou continuer à rêver ?
“Ce n'est pas la première fois que l'on assiste à une telle situation. Ce n'est pas la première fois que les États-Unis sont impliqués dans un scénario du type 'on parle beaucoup, et on en fait peu'”.
👁🗨 Faire face, ou continuer à rêver ?
Par Patrick Lawrence / Original to ScheerPost, le 14 septembre 2023
Quelle époque pour la gouvernance américaine ! Antony Blinken était à Kiev la semaine dernière, pour discuter de la corruption endémique de l'Ukraine avec le président Volodymyr Zelensky, le plus cupide de tous. Kamala Harris a participé à un sommet à Jakarta pour montrer aux Asiatiques du Sud-Est que l'Amérique se soucie d'eux, mais lorsque le régime Biden envoie Harris à l'étranger, cela semble plutôt indiquer le contraire.
Avec notre secrétaire d'État et notre vice-présidente têtes d’affiche, difficile de ne pas conclure que la politique étrangère américaine est sous-tendues par toujours plus de fictions, de gestes symboliques pour impressionner les citoyens, et de faux-semblants, reflétant tous le grand recul de Washington au regard du XXIe siècle. Les Américains ont bien aimé le 20e, lorsqu'ils se lançaient dans la construction de grands buildings et qu'ils avaient l'impression de faire correspondre le monde à leur imaginaire.
Mais c'est "The Big Guy" qui, lors de ses voyages de la semaine dernière, a le mieux illustré ce point de vue. Joe Biden a participé au sommet du G-20 à New Delhi, et s'est ensuite envolé pour Hanoï afin de s'entretenir avec les dirigeants vietnamiens. Il semble que le mieux qu'il ait pu faire dans l'une ou l'autre de ces deux capitales ait été du surplace, personne d'autre ne cherchant à savoir ce qu'il voulait.
Je n'arrive tout simplement pas à comprendre comment le président peut se présenter devant d'autres dirigeants avec un programme si peu conforme aux réalités parfaitement lisibles de notre époque. Les seules personnes ayant prétendu que Biden était revenu d'Asie du Sud et de l'Est avec un semblant de succès à son actif sont Jake Sullivan, son conseiller en matière de sécurité nationale, et les correspondants américains qui couvrent les incursions du président à l'étranger. Et dans les deux cas, servir fait partie du boulot.
Les objectifs du président lors du sommet du G-20 semblent être au nombre de deux, voire deux et demi. Examinons-les et demandons-nous pourquoi ce président refuse catégoriquement de rompre avec des rêves qui n'ont plus rien d'américain ! Alors que le monde se métamorphose de plus en plus vite, les citoyens américains ont besoin et méritent des professionnels de la politique étrangère sérieux, imaginatifs, et un peu courageux. Nous sommes nombreux à l'être, mais la semaine qui vient de s'écouler nous rappelle amèrement qu'il n'y a pas de place pour ce genre de personnes à Washington.
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L'objectif numéro un du gouvernement américain à New Delhi était de convaincre les membres du G-20 de se ranger derrière Washington et ses alliés européens contre la Russie et de publier, à l'issue du sommet, un communiqué condamnant son intervention en Ukraine. Je ne sais pas pourquoi la Maison Blanche a même annoncé cet objectif, tant il est loin d'être crédible.
Le G-20 de Delhi s'est terminé comme il avait commencé sur la question de l'Ukraine : les membres occidentaux ont soutenu la guerre par procuration de Washington, et les autres, représentant la majeure partie du monde, ont refusé de le faire. Le communiqué publié samedi soir dernier - et pendant un moment, la question s'est posée de savoir s'il y en aurait un - a exprimé de la sympathie pour les souffrances des Ukrainiens et affirmé qu'aucun État n'a le droit d'en envahir un autre. Cela équivaut à une reconnaissance passive-agressive des provocations de l'Occident avant l'intervention russe. “Cela a sauvé le sommet”, a fait remarquer un commentateur de la télévision suisse, “mais quelle valeur a cette déclaration ? Dans la déclaration finale, la Russie n'est plus tenue pour responsable de la guerre en Ukraine par la plupart des membres”.
Il faudra m'expliquer comment Jake Sullivan a pu conclure dimanche, sans la moindre ironie, que la déclaration “soutient bien” les principes de l'intégrité territoriale et de la souveraineté nationale. C'est vrai, mais depuis quand les États-Unis se soucient-ils de l'un ou l'autre de ces concepts ?
En vérité, je ne vois pas pourquoi M. Biden s'est rendu à Delhi, si ce n’est afficher une posture de chef d'État Avant même qu'il ne monte à bord d'Air Force One, le New York Times a rapporté qu'il n'aurait pas d'entretiens bilatéraux avec les autres dirigeants du G-20, à l'exception de rencontres occasionnelles - ce qui est quand même étrange dans le cadre d'un sommet, comme le reconnaît même le Times. Puis Katie Rogers, une journaliste du Times qui suit la Maison Blanche, a ainsi commenté à propos de Delhi : “Face à un sommet marqué par de profondes divisions, M. Biden n'a pas parlé publiquement de la guerre ou de quoi que ce soit d'autre”.
C'est ridicule, n'est-ce pas ? Ma supposition - et ce qu’une supposition - est que le déclin mental de Biden en est à un point tel qu'il est préférable de garder le silence plutôt que de risquer un autre moment d'incohérence manifeste dans un forum aussi public que le G-20. Si c'est le cas, Kamala Harris est beaucoup plus douée pour ne rien faire et ne rien dire, et personne n'attend d’ailleurs plus rien d'elle. Elle aurait certainement pu remplacer Biden.
L'objectif n° 2 concernait ce que nous appelons aujourd'hui les “résultats attendus”, c'est-à-dire des propositions et des engagements concrets destinés à séduire la majorité non occidentale du G-20. Le plus remarquable d'entre eux est un plan d'infrastructure grandiose, pour ne pas dire gigantesque, destiné à relier l'Inde au Moyen-Orient et, au-delà, à ce qu'on nomme la “Belt and Road Initiative” [BRI : “La nouvelle route de la soie” est un ensemble de liaisons maritimes et de voies ferrées entre la Chine, l’Europe et l’Afrique, projet englobant 68 pays représentant 4,4 milliards d’habitant et 40% du PIB mondial] , de connecter le Sous-continent, le golfe Persique et l'Europe. À l’intention des Africains - le G-20 a annoncé à Delhi qu'il invitait l'Union africaine à le rejoindre - le régime Biden a également déclaré qu'il étudierait, avec l'Union européenne, l'idée d'une ligne de chemin de fer reliant le Zimbabwe, pays enclavé, à l'Angola, qui a la chance d’offrir de nombreux ports sur la côte atlantique.
D'autres avantages pour les membres non occidentaux incluent une refonte de la Banque mondiale et des institutions multilatérales associées, ainsi que des financements pour aider les pays pauvres à faire face à la crise du changement climatique.
Réformer les institutions multilatérales, ces instruments de coercition, en faveur des nations qu'ils ont contraintes à l'orthodoxie néolibérale depuis leur création à Bretton Woods, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que les États-Unis commençaient à rêver d'un empire mondial ? Allons donc. Joe Biden a vendu aux Américains beaucoup de choses absurdes au fil des décennies, mais là, il est allé trop loin dans la débilité. Je n'ai pas lu un seul mot dans la presse non occidentale indiquant qu'un membre de la majorité du G-20 prend cette idée le moindrement au sérieux.
C'est la question de l'infrastructure qui me semble, à moi et à beaucoup d'autres, encore plus insensée. Les États-Unis, qui ont radicalement détruit leur réseau ferroviaire sur ordre des lobbies du pétrole, de l'acier et du caoutchouc dans les années 1950, ne peuvent se prévaloir d'aucune compétence dans ce domaine. Quelles institutions, en partenariat avec quel consortium d'entreprises, dans quelles circonstances, et avec quel argent vont parcourir le monde avec des engins de chantier et du matériel roulant pour construire des ports et des lignes ferroviaires dans lesquels l'intérêt américain est avant tout géopolitique ?
Depuis des années, je me demande ce que les États-Unis vont bien pouvoir faire en réponse à très vivace initiative chinoise “Belt and Road”, une fois que toutes les critiques formulées en coulisses seront devenues sans objet. Maintenant, j'ai compris : les États-Unis se contentent d'une piètre imitation, sans aucun sérieux. Pendant des décennies, les États-Unis ont fait commerce de promesses de ce type, promesses qu'ils n'ont jamais tenues. Zhou Rong, chercheur en études financières à l'université Renmin de Pékin, a bien résumé la situation alors que le G-20 touchait à sa fin :
“Ce n'est pas la première fois que l'on assiste à une telle situation. Ce n'est pas la première fois que les États-Unis sont impliqués dans un scénario du type “on parle beaucoup, et on en fait peu””, a fait remarquer M. Zhou dans une interview accordée au quotidien chinois Global Times.
Une question beaucoup plus large qui se posait à Delhi le week-end dernier n'a jamais été mentionnée directement, mais elle sautait aux yeux. Sur tous les plans - la question de l'Ukraine, les promesses matérielles, les promesses de réforme et d'assistance - la présentation américaine n'ayant pas dépassé le stade du calcul politique - elle n’était qu’une tentative pour impliquer les pays non occidentaux dans la nouvelle guerre froide. Les membres du G-20 ont signalé à plusieurs reprises, ces deux dernières années, qu'ils n'étaient pas intéressés par un nouveau schéma binaire mondial comme celui que Biden et ses collaborateurs en politique étrangère cherchent à mettre en place. Ils accepteront ce que le bloc occidental peut leur offrir, mais dans une optique de transactions d'égal à égal, et non de subornations.
La question qui se pose est la suivante : le G-20 sera-t-il efficace à l'avenir si les divisions entre membres occidentaux et occidentaux s’amplifient comme elles semblent l'avoir été à Delhi ?
J'en viens maintenant à l'autre moitié des deux objectifs et demi de M. Biden à Delhi : la note de grâce, le “tant qu'à être ici...”
Après avoir accueilli Narendra Modi à la Maison Blanche cet été, Joe Biden semble avoir fait une nouvelle tentative, brève cette fois, pour appâter le Premier ministre indien vers le camp occidental, entre l'Ukraine et diverses points exaltés. Même constat : aucune chance que cela se produise. J'ai déjà écrit un article sur le mouvement des Non-Alignés et sa réémergence, sauf en apparence. Washington semble obstinément refuser d'accepter que l'Inde, notamment, ne suive jamais un principe qu’elle a contribué à la mise en place pendant la première guerre froide.
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L'interprétation erronée que Biden, ou de ceux qui pensent pour lui, a faite à New Delhi correspond plus ou moins à l'interprétation erronée que Biden - ou eux - a faite à Hanoï à son arrivée dans la capitale vietnamienne dimanche dernier. Et il - ou eux - a abouti, plus ou moins, au même résultat, une fois de plus.
La visite de Hanoï fait suite à toutes sortes de développements destinés à consolider un réseau de nations asiatiques, réparties en arc de cercle, qui cerneront littéralement la Chine depuis le golfe du Bengale (la côte est de l'Inde) jusqu'à la côte ouest de la Corée du Sud. Des sommets ont été organisés avec divers dirigeants d'Asie de l'Est et du Sud, de nouveaux accords de défense ont été conclus avec Manille, l'alliance AUKUS, le “Quad”, qui réunit - soi-disant, sur le papier et lors de conférences - les États-Unis, l'Australie, l'Inde et le Japon. Regardez bien la carte : la République du Viêt Nam s'intégrerait tout aussi bien dans ce dispositif.
Je ne sais pas lequel des deux comptes rendus de cette brève rencontre est le plus trompeur : celui de M. Biden, ou celui du New York Times. Voici ce qu'écrivent Katie Rogers et Peter Baker dans le Times pour présenter ce qu'ils qualifieront de “visite historique” :
“Le président Biden a scellé une nouvelle relation stratégique avec le Viêt Nam dimanche, rapprochant deux ennemis historiques comme jamais auparavant et mettant derrière eux les fantômes du passé en raison d'une inquiétude commune face aux ambitions croissantes de la Chine dans la région”.
M. Biden s'est exprimé lors d'une conférence de presse, après s'être entretenu avec Nguyễn Phú Trọng, secrétaire général du parti au pouvoir :
“Aujourd'hui, nous pouvons tracer une courbe de progrès de 50 ans dans les relations entre nos nations, du conflit à la normalisation. Il s'agit d'un nouveau statut privilégié qui constituera une force pour la prospérité et la sécurité dans l'une des régions les plus cruciales du monde.”
Qu'est-ce que cela signifie ? Une nouvelle relation stratégique ? Une normalisation ? De quoi ces gens parlent-ils ?
Il est impossible de le savoir en lisant le rapport du Times, à moins de le lire très, très attentivement. On s'aperçoit alors que Baker et Rogers - ainsi que le président qu'ils servent, bien sûr - se livrent à un pur tour de passe-passe pour masquer le fait qu'absolument rien n'a été conclu à Hanoï. Il s'avère que la nouvelle relation “scellée” par Biden signifie que les relations bilatérales sont “équivalentes à celles qu'il [le Vietnam] entretient avec la Russie et la Chine”. Excusez-moi, mais quelle différence, dans la pratique, cette taxonomie bureaucratique peut-elle apporter ? Et puis ceci, tout en bas du 11e paragraphe. Il est fait référence à une sorte d'accord qui n'est jamais décrit ou expliqué :
“Malgré le nouvel accord du Viêt Nam avec M. Biden, la Chine reste son principal partenaire étranger, étant donné les liens économiques de longue date entre les deux pays...”
Quant aux vantardises de M. Biden, rappelons que les relations entre Washington et Hanoï ont été normalisées il y a 28 ans. À l'époque, Hanoi avait depuis longtemps mis la guerre au placard pour aller de l'avant dans ses relations avec l'Amérique et les Américains, comme peuvent en témoigner tous ceux qui se sont rendus au Viêt Nam. Il n'y avait pas de fantômes à enterrer. Il n'y avait pas d'inimitié à transcender.
Comment allons-nous qualifier tout cela - Blinken qui discute avec un escroc pour faire le ménage dans les tricheries de l'Ukraine, Harris qui s'avère une fois de plus être une non-entité, Biden qui semble errer sans but sur la scène internationale ? Qu'en est-il de la “diplomatie métaphysique”, de l'art de gouverner détaché de toute réalité perceptible ? Quel que soit le nom que l'on donne à ces représentations, elles sont au fond désolantes. Il y a tant à faire dans le monde, et l'Amérique pourrait jouer un rôle clé dans la réalisation de la majeure partie de ces objectifs. Mais ses pseudos dirigeants privilégient les rêves aux responsabilités, semble-t-il, comme nous l'indiquent les dix derniers jours de simulacre de diplomatie.
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* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son dernier ouvrage s'intitule Time No Longer : Americans After the American Century. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré sans explication.
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