đâđš Fascisme, dĂ©finition
MĂȘme quand lâimage historique est lĂ , il est possible de ne pas voir. Dâailleurs, une radio de service public examine les potentialitĂ©s dâune Riviera Ă Gaza. Le processus suit sa trajectoire nominale.
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đâđš Fascisme, dĂ©finition
Par Frédéric Lordon, le 19 février 2025
Il devrait commencer Ă ĂȘtre assez clair, quand des milices dĂ©filent dans Paris au cri de âParis est naziâ, et poignardent des militants de gauche, que ce vers quoi nous nous dirigeons mĂ©rite dâĂȘtre appelĂ© âfascismeâ. Câest clair, et en mĂȘme temps pas encore si clair. Il se trouve que dans lâĂ©pisode en question, la rĂ©fĂ©rence historique directement convoquĂ©e, il nây a pas matiĂšre Ă interprĂ©ter sans fin. Câest dâailleurs bien le drame quâil faille des affichages aussi nettement reconnaissables pour que le commentaire concĂšde âfascismeâ. Il faudra probablement les croix gammĂ©es au fronton des Ă©difices publics pour que La Nuance accorde le danger dâune dĂ©rive fasciste â pour lâheure, on consent Ă dire âillibĂ©ralâ, et encore : les jours de grande Ă©briĂ©tĂ© politique. Il est vrai que certains en sont toujours, quatre-vingts ans plus tard, Ă dĂ©nier, contre la collaboration et les rafles, quâil y eut quoi que ce soit comme un fascisme français.
Le refus dâobstacle nâest malheureusement pas circonscrit Ă la presse bourgeoise. Pour des raisons qui tiennent Ă des exigences supposĂ©es de rigueur historique et Ă des arriĂšre-pensĂ©es politiques moins avouables, de nombreux secteurs de la gauche critique ne veulent simplement pas dire âfascismeâ â câest quâune âpanique fascisteâ est mauvaise conseillĂšre, fait les ruĂ©es Ă©lectorales et les fronts rĂ©publicains assemblĂ©s nâimporte comment, bref lâerrance des masses. VoilĂ pour les arriĂšre-pensĂ©es politiques. Quant aux exigences de rigueur, on les abrite derriĂšre Poulantzas, Marx ou Gramsci â alors on dit : âĂtat autoritaireâ, âbonapartismeâ ou âcĂ©sarismeâ. Mais surtout pas âfascismeâ.
Or, nous sortons du âbonapartismeâ ou du âcĂ©sarismeâ quand lâĂtat autoritaire se branche sur lâĂ©lĂ©ment raciste au-delĂ dâun certain seuil â car, âbranchĂ©â, il lâest quasi constitutivement, en tant quâĂtat du capital, par consĂ©quent, Ătat racial (1), depuis les prĂ©dations de lâaccumulation primitive jusquâau traitement contemporain des populations issues de la colonisation ou de lâesclavage. Il y a, pour autant, des franchissements de seuil qui font des diffĂ©rences qualitatives, ainsi quand le racisme systĂ©mique dâĂtat commence Ă se formuler dans la modalitĂ© systĂ©matiquede la dĂ©portation. La formulation est dĂ©sormais explicite dans les Ătats-Unis de Trump, elle ne tardera pas Ă le devenir dans la France de Le Pen-Retailleau. Dans les deux cas, lâalliance du charter et de la tronçonneuse a de lâavenir â accessoirement on verra bien jusquâĂ quand le PS fera semblant de ne rien remarquer.
Il nâest mĂȘme pas certain que cette Ă©volution pourtant aveuglante suffise Ă dĂ©sarmer les rĂ©ticences, et ceci tant que tout le saint-frusquin fasciste, uniformes, brassards et oriflammes, ne se voit pas Ă nouveau dans les rues (et quand bien mĂȘme il commence Ă y ĂȘtre dĂ©jĂ âŠ). Il est vrai que la fixation sur les signes extĂ©rieurs rĂ©pertoriĂ©s par lâHistoire et bien identifiĂ©s demeure lâobstacle principal Ă faire reconnaĂźtre le mĂȘme quand il se donne sous une forme autre. Sâil nâavait pas prĂ©vu la variante âimmobiliĂšreâ du trumpisme, Orwell avait pourtant mis en garde contre les rĂ©surgences mĂ©connaissables : le fascisme en âchapeau melon et parapluie roulĂ©â â ou bien en casquette rouge âMAGAâ. CâĂ©tait lĂ lâessentiel, et comme il nâa pas Ă©tĂ© entendu, le fascisme est demeurĂ© dans son statut dâhapax, impropre Ă penser la politique contemporaine. Il nây a quâun remĂšde Ă la fixation dans les images â particuliĂšres â : le concept â qui, lui, est gĂ©nĂ©ral. Par consĂ©quent susceptible dâĂȘtre dĂ©clinĂ© en configurations historiques, y compris dâaccueillir celles que nous ne connaissons pas encore. Tant quâun concept nâen aura pas Ă©tĂ© proposĂ©, le fascisme restera une Ă©vocation historique intransposable. Il est bien certain quâune dĂ©finition nâindique ni les causes ni les issues de secours. Mais on a plutĂŽt intĂ©rĂȘt Ă nommer adĂ©quatement pour identifier et les unes et les autres â et puis mĂȘme une simple nomination a des effets.
Câest gĂ©nĂ©ralement le moment oĂč lâon invoque Umberto Eco et ses â14 signaux Ă quoi reconnaitre le fascismeâ. Câest bien cette direction quâil faut suivre. Mais pas avec 14 critĂšres. 14 critĂšres ne font pas un concept, ou une dĂ©finition : ils font une description. Et mĂȘme une dĂ©calcomanie â de la premiĂšre occurrence historique. Dont prĂ©cisĂ©ment le tableau ne sera jamais reproduit Ă lâidentique â par consĂ©quent sans utilitĂ© pour penser des rĂ©actualisations originales.
Un concept : pas facile. Donc il faut commencer par essayer. Essai : par fascisme, il faut entendre la combinaison de 3 éléments.
1) Un Ătat autoritaire. Dâune part, engagĂ© dans la normalisation institutionnelle de tous les secteurs de la production des idĂ©es : Ă©ducation, recherche, culture, mĂ©dias â la purge âantiwokeâ des institutions de service public Ă©tats-uniennes est sans doute appelĂ©e Ă faire modĂšle du genre. Un Ătat, dâautre part, resserrĂ© sur son appareil de force, police-justice acquise Ă son orientation idĂ©ologique, sans doute Ă©galement armĂ©e, employable Ă des fins policiĂšres, appareil formel articulĂ© Ă des prolongements informels, groupuscules satellites, milices de rue chauffĂ©es par des milices numĂ©riques, dans un mouvement dâexplosion de toutes les normes de la violence politique â parmi les âsignauxâ (et non les Ă©lĂ©ments de dĂ©finition), il entrera Ă coup sĂ»r lâapparition des assassinats politiques. On peut malheureusement pronostiquer que câest pour bientĂŽt. En tout cas, la seule rĂšgle en matiĂšre de violence politique avec le fascisme est quâil faut sâattendre Ă tout.
2) Une instrumentalisation systĂ©matique des dĂ©tresses identificatoires et des passions pĂ©nultiĂšmes, en dâautres termes : conduire une majoritĂ© des dominĂ©s, objectivement maltraitĂ©s par lâordre socio-Ă©conomique et symboliquement dĂ©gradĂ©s, Ă se refaire en se retournant, non contre les dominants mais contre plus dominĂ©s quâeux, plus prĂ©cisĂ©ment contre quelque partie de la sociĂ©tĂ© posĂ©e comme infĂąme et symboliquement construite Ă cette fin dâĂ©monctoire.
3) Une doctrine civilisationnelle-hiĂ©rarchique, prolongĂ©e en horizon apocalyptique, gros de menaces âexistentiellesâ. Veut-on des âsignesâ ou des âsignauxâ de rĂ©surgence fasciste ? la prolifĂ©ration du mot âexistentielâ en est un par excellence. Il est le concentrĂ© paranoĂŻaque du fascisme. Et la clĂ© de ses autorisations Ă la violence : car sâil y a âmenace existentielleâ, alors il est posĂ© une question âde vie ou de mortâ, et dans ces conditions de âpĂ©ril vitalâ, tout est permis. Tirer Ă la mitrailleuse sur les canots de migrants sera permis puisque le Grand remplacement est notre anĂ©antissement. GĂ©nocider les Gazaouis et procĂ©der au nettoyage ethnique des survivants est permis puisque la Palestine en elle-mĂȘme est une âmenace existentielleâ pour IsraĂ«l. Comme la Russie nous le sera sâil faut envisager une guerre extĂ©rieure pour faire oublier le pĂ©trin intĂ©rieur.
Du concept Ă la rĂ©alitĂ© : oĂč en sommes-nous ? Tout se met bien en place. La bourgeoisie de pouvoir, politique et tout autant mĂ©diatique, a dĂ©sormais Ă©lu le racisme anti-Arabe comme sa nouvelle valeur directrice â de lâaffaire Benlazar aux destins comparĂ©s de BĂ©tharram et du lycĂ©e AverroĂšs, lâactualitĂ© rĂ©cente nâen finit pas de confirmer celle qui lâa prĂ©cĂ©dĂ©e. Toutes les droites fusionnent dans un bloc idĂ©ologiquement homogĂšne dâextrĂȘme droite, macronisme compris Ă©videmment, qui aura si bien prĂ©parĂ© le terrain pendant huit ans. Les mĂ©dias dominants nâont plus quâun unique agenda : faire barrage. Mais Ă la gauche. En France, LFI est antisĂ©mite, le RN est rĂ©publicain. Aux Ătats-Unis, tout ce qui est Ă la gauche de Trump est âcommunisteâ. Le prĂ©sident-bis y fait un salut nazi, lâĂ©ditorialisme pense y voir une effusion un peu maladroite. MĂȘme quand lâimage historique est lĂ sous nos yeux, il demeure possible de ne pas voir. Dâailleurs, une radio de service public examine les potentialitĂ©s dâune âRiviera Ă Gazaâ. Le processus suit sa trajectoire nominale.
(1) Selon la thÚse de David Goldberg, reprise et développée par Houria Bouteldja, voir David Theo Golberg, The Racial State, Wiley-Blackwell, 2001 ; Houria Bouteldja, Beaufs et barbares. Le pari du nous, La Fabrique, 2023.