👁🗨 Faut-il fêter quoi que ce soit, le monde étant ce qu'il est ?
Donnons notre avis d'une manière ou d'une autre, c'est le début de tout chemin. Le chemin est celui de la résistance. Des actes de refus. La résistance est la plus belle des célébrations qui soit.
👁🗨 Faut-il fêter quoi que ce soit, le monde étant ce qu'il est ?
Par Patrick Lawrence* pour ScheerPost, le 2 décembre 2024
Peut-on vraiment se réjouir d'une fête qui porte le qualificatif “Joyeux” ?
Le génocide d'un peuple qui souffre depuis si longtemps et dont nos prétendus dirigeants ont fait de nous des complices, un président sénile qui nous menace de conflits nucléaires, la peur, le besoin et le chaos, où que le regard se pose : pouvons-nous nous permettre d'être heureux ? Pouvons-nous nous permettre des réjouissances d’ici quelques semaines ?
Et la question la plus pressante de toutes : que faire ? Il faut agir, mais comment ?
À l'aube d'un nouveau congé de fin d'année, voici les questions que des millions d'entre nous se posent depuis plus d'un an. Je le sais pour avoir récemment mené une longue enquête sur le monde tel que nous l'avons créé, qui montre que nous, Américains et autres habitants des post-démocraties occidentales, sommes un peuple en proie à des troubles chroniques.
J'ai veillé à ce que le sondage couvre un large éventail géographique : j'ai commencé par sonder ma famille. Les sondés étaient au nombre de deux, dont moi-même. Donc, pas de discussion, les résultats sont sans ambiguïté et représentatifs de la réalité. J'ai relevé un niveau de frustration record, car il faut bien qu'il y ait un record quelque part. J'ai noté des signes de colère et de désespoir. Les questions que je viens d'évoquer se posent non pas incessamment, mais presque. La marge d'erreur de l'enquête est nulle.
Nous sommes un peuple confus en plus de tout le reste. Et nos questions sont les plus justes qu'un peuple préoccupé et perplexe devrait poser alors que l'année 2024 touche à sa fin et que les fêtes de fin d'année sont à nos portes.
Il y a un an, à la mi-décembre, un de mes éditrices nous a invités chez elle. C'était dans le village de South Egremont, à l'extrémité sud des collines du Berkshire, dans l'ouest du Massachusetts. Il y avait un arbre au pied de l'escalier, le feu était allumé, il y avait des boissons sur la table basse. Elle s'est approchée de l'arbre, une décoration en verre à la main, et s'est apprêtée à décorer l’arbre. Nous étions sur le point de procéder au rituel de décoration.
C'est alors qu'elle s'est ravisée et s'est retournée. “Est-ce que nous pouvons vraiment faire cela ?” demanda-t-elle. Je me souviens parfaitement de l'expression troublée de son visage. “Pouvons-nous faire la fête ?”
Israël en était alors à plusieurs mois de barbarie sadique à Gaza, et le gouvernement qui est censé nous représenter, mais qui ne le fait plus, soutenait avec largesse les troupes terroristes du régime sioniste. On ne s'est pas mépris sur sa question.
“Oui !” ai-je répondu avec empressement et sans trop réfléchir. Parfois, on ne comprend ses pensées qu'en les formulant à d'autres. “Il faut absolument faire honneur aux fêtes qui nous tiennent à cœur”, ai-je poursuivi. “Il faut célébrer, pas question d'y renoncer. Il ne faut pas céder aux sirènes de l'impuissance et du désespoir”.
J'ai fait une pause, et ajouté : “Mais ce n'est pas le plus important. Nous le devons avant tout au peuple de Palestine. C'est pour eux que nous devons prouver que l'esprit humain reste vivant et que la capacité commune de l'humanité à éprouver de la joie n'est pas perdue”.
Elle a acquiescé. Je l'avais apparemment convaincue.
Son fils, un trentenaire à l'esprit percutant et à l'intelligence vive et acérée, a mûrement réfléchi à la question. Il s'appelle Stephen. Au bout d'un moment, Stephen a déclaré : “Oui, mais un “Joyeux” et un “Heureux” en toute conscience. Un “Joyeux” et un “Heureux” avertis, qui refusent de regarder ailleurs, de perdre de vue quoi que ce soit.”
C'est la meilleure chose que qui que ce soit ait dite ce soir-là. Nous avons décoré le sapin comme il se doit : Mettez cette ampoule argentée ici. Non, un peu plus haut. Maintenant, à gauche. Les pommes de pin doivent être devant. La grosse rouge va de ce côté....
Je n’ai jamais oublié la réflexion de Stephen. D'une certaine manière, je l'ai vécue.
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En 1934, Dorothy Day a commencé à tenir un journal. À cette époque, elle s'était engagée dans le catholicisme et l'action sociale, un engagement désormais célèbre, et ne manquait aucune manifestation de rue, aucun piquet de grève, aucune grève de la faim ni même de cellule de prison. Elle était également une journaliste accomplie. Un an plus tôt, elle avait fondé The Catholic Worker- un journal qui paraît toujours tous les deux mois. Mme Day a tenu son journal jusqu'à sa mort en 1980. Elle l'a intitulé The Duty of Delight (Le devoir de la joie). Marquette University Press a publié une édition reliée en 2008.
Dorothy Day n'ignorait rien de la violence, du désordre et de la souffrance toujours présents dans la vie moderne. Elle a passé sa vie à lutter contre les injustices en tout genre, et on se souvient aujourd'hui de son dévouement exemplaire. Son journal est, sans indûment simplifiert, l'histoire de sa lutte pour ne jamais êtrer vaincu par la laideur et la souffrance. Permettez-moi d’insister : ne jamais oublier tout ce qui est beau ou d'une beauté durable. Peut-être dirait-elle : ne jamais faillir à la grâce. Dorothy Day tenait un journal parce qu'il s'agissait de luttes quotidiennes et que, comme elle l'avait bien compris, elle était essentielle à la plus grande des luttes, la lutte pour la cause humaine.
Craig Murray a publié un article dans Consortium News en août dernier intitulé “Nous sommes les méchants”. Il y raconte sa prise de conscience progressive, amorcée alors qu'il était ambassadeur britannique en Asie centrale, du monde tel qu'il est. Après quelques années, Murray expliquait : “J'ai enfin perdu mes dernières illusions”.
Il a ensuite ajouté :
“Je dois reconnaître que le système dont je fais partie - appelez-le ‘Occident’, ‘démocratie libérale’, ‘capitalisme’, ‘néolibéralisme’, ‘néoconservatisme’, ‘impérialisme’, ‘Nouvel ordre mondial’ - appelez-le comme vous voulez, est en fait une force du mal”.
Se défaire de ses illusions, pour quiconque en a, et c'est le cas de la plupart d'entre nous, est le premier pas essentiel sur la voie d'une vie responsable. C'est lorsque nous sommes “désillusionnés”, me semble-t-il, que nous devenons capables de donner un sens à nos actes. Agir est essentiel si nous voulons garder notre âme en vie - et si nous voulons nous réjouir consciemment, comme l'a dit mon ami Stephen, ou remplir notre devoir de réjouissance, comme l'a dit Mme Day.
Bien de gens, pour résumer une évidence, ne veulent pas perdre leurs illusions. Ils en sont même très dépendants. Et en cela, ils sont sans cesse encouragés, abreuvés quotidiennement d'illusions par ceux qui se font passer pour nos dirigeants et par les greffiers et secrétaires des médias au service de ces illuminés. Ces personnes, les illusionnés, sont plutôt doués pour faire la fête. Mais on ne peut ni les honorer ni les respecter. On ne peut prétendre que leurs âmes soient encore en vie.
“Nous résistons à nos propres systèmes de gouvernance, ou nous sommes complices”, a écrit l'ambassadeur Murray dans cet article dans Consortium News relatant sa prise de conscience. En bref : je ne pense pas que notre situation commune puisse être décrite plus clairement que cela. Et comme s'il avait anticipé la question que cette pensée soulève instantanément, celle du “comment”, Murray a posé cette question à ses lecteurs à la fin de ce qui s'apparente à un essai confessionnel :
“Les chemins de la Résistance sont divers, selon l'endroit où l'on se trouve. Mais trouvez-en un et prenez-le”.
Je ne suis pas plus enclin que Craig Murray à rédiger une liste des chemins que chacun d'entre nous pourrait choisir. Trouver le sien fait partie du processus. Cela peut se traduire par la confection de pancartes revendicatives avec des bouts de carton et une présence sur la place du village. J'ai lu qu'il y avait un regain d'intérêt pour la résistance à l'impôt de guerre, du type de celle que nous avons connue pendant la guerre du Viêt Nam. Donnons notre avis d'une manière ou d'une autre. Il me semble que c'est le début de tout chemin. Témoigner était une part importante du travail de Dorothy Day, si l'on pense au temps et aux efforts considérables qu'elle a consacrés au Catholic Worker même lorsqu'elle avait bien d'autres choses à accomplir.
Une de mes proches se trouve actuellement en Cisjordanie. Parmi les nombreuses choses qu'elle me raconte, les plus remarquables sont les activités des Palestiniens en dépit des attaques sadiques des soldats et des colons israéliens - les raids nocturnes, les bombes, les brutalités infligées aux enfants, le vol des terres, et bien d'autres méfaits encore. Dans leurs villages et leurs villes, les Palestiniens construisent des jardins d'enfants, réalisent des films et confectionnent des bijoux. Ils tissent des étoffes colorées, ils soufflent du verre, ils étudient pour avoir des diplômes, ils s'occupent des oliveraies, ils gèrent des musées.
En écoutant ces histoires, je réalise que ces chemins sont ceux de la résistance. Ce sont des actes de refus. Et finalement, la résistance est la plus belle des célébrations qui soit.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, vient de paraître chez Clarity Press. Son site web est Patrick Lawrence. Soutenez son travail via son site Patreon.
https://scheerpost.com/2024/12/02/patrick-lawrence-shall-we-celebrate-the-world-being-as-it-is/