đ© Fidel NarvĂĄez: Julian Assange, chronique d'une persĂ©cution
âAssange a sacrifiĂ© sa libertĂ©, dit le diplomate, parce qu'il veut que nous puissions tous vivre dans un monde diffĂ©rent. Par consĂ©quent, la libertĂ© de Julian est la libertĂ© de tousâ.
đ© Julian Assange, chronique d'une persĂ©cution
đ° Par Fidel NarvĂĄez - 13 octobre 2022
Le rĂ©cit de l'ancien consul de l'Ăquateur Ă Londres qui a ouvert la porte de l'ambassade au fondateur de WikiLeaks. âAssange a sacrifiĂ© sa libertĂ©, dit le diplomate, parce qu'il veut que nous puissions tous vivre dans un monde diffĂ©rent. Par consĂ©quent, la libertĂ© de Julian est la libertĂ© de tousâ.
Au cours de l'Ă©tĂ© 2012, j'ai ouvert la porte de l'ambassade d'Ăquateur Ă Londres pour protĂ©ger Julian Assange des persĂ©cutions du plus grand empire Ă©conomique et militaire de l'histoire. Les Ătats-Unis et, plus prĂ©cisĂ©ment, le "complexe militaro-industriel" qui constitue le vĂ©ritable pouvoir, veulent la tĂȘte de Julian comme un trophĂ©e de guerre. Ils le veulent parce qu'il est la personne qui les a le plus embarrassĂ©s en rĂ©vĂ©lant leurs crimes de guerre, la torture systĂ©matique comme pratique d'Ătat et le linge sale de leur diplomatie dans le monde. On ne peut pas avoir d'ennemi plus puissant ou plus vindicatif. C'est pourquoi, depuis que Julian Assange, par l'intermĂ©diaire de WikiLeaks, a osĂ© publier ce que la presse d'entreprise a peur de diffuser, son destin Ă©tait scellĂ©. Les criminels de guerre que Julian a dĂ©masquĂ©s le hanteront jusqu'Ă la fin de ses jours.
Quand Julian a frappĂ© Ă la porte de l'ambassade d'Ăquateur, toutes les autres portes lui avaient dĂ©jĂ Ă©tĂ© fermĂ©es. Son propre pays, l'Australie, l'avait abandonnĂ©. Et le Royaume-Uni, l'alliĂ© le plus docile des AmĂ©ricains, a clairement agi pour plaire Ă la grande puissance. Quel est le devoir des hommes de bonne volontĂ© lorsqu'un journaliste est menacĂ© de prison Ă vie et de mort, torturĂ© psychologiquement, diffamĂ© et persĂ©cutĂ© pour avoir publiĂ© la vĂ©ritĂ© ? Quel est le devoir des nations qui prĂ©tendent dĂ©fendre les droits de l'homme et la justice lorsqu'une personne innocente a dĂ©sespĂ©rĂ©ment besoin de protection ? Pourquoi aucun autre pays n'a osĂ© protĂ©ger Julian Assange ?
Julian n'a pas choisi la porte de l'ambassade de l'Ăquateur au hasard. En 2012, mon pays a eu le gouvernement le plus progressiste de son histoire. Notre politique internationale avait montrĂ© des signes forts de souverainetĂ©. Le gouvernement du prĂ©sident Rafael Correa avait dĂ©jĂ supprimĂ© la plus grande base militaire amĂ©ricaine en AmĂ©rique du Sud; il avait expulsĂ© plusieurs diplomates amĂ©ricains pour leur implication directe dans nos services de police et de renseignement; nous nous Ă©tions fermement opposĂ©s aux sociĂ©tĂ©s transnationales. L'Ăquateur avait expulsĂ© l'ambassadeur amĂ©ricain du pays, Ă la suite des rĂ©vĂ©lations de WikiLeaks qui ont rĂ©vĂ©lĂ© son manque de respect pour notre pays.
Ă l'Ă©poque, mon pays jouissait d'une solide stabilitĂ© politique, et son prĂ©sident jouissait d'une grande popularitĂ© et d'une lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique. L'Ăquateur a Ă©tĂ© le seul pays Ă demander Ă Wikileaks de publier tous les cĂąbles diplomatiques le concernant, sans exception, dans une dĂ©monstration de transparence qui a certainement contribuĂ© Ă ce que Julian considĂšre l'Ăquateur comme un alliĂ© de confiance.
Lorsque les systĂšmes judiciaires ne parviennent pas Ă protĂ©ger les droits, le dernier recours est de demander l'asile politique, un droit inscrit dans la DĂ©claration universelle des droits de l'homme. DĂšs le dĂ©but, l'Ăquateur a cherchĂ© Ă obtenir de la SuĂšde et du Royaume-Uni l'assurance que Julian ne serait pas extradĂ© vers les Ătats-Unis. Aucun des efforts dĂ©ployĂ©s par l'Ăquateur et les avocats de Julian au cours des sept annĂ©es suivantes n'a eu d'effet positif, car aucun de ces pays n'avait le moindre intĂ©rĂȘt Ă agir avec justice.
L'ancien rapporteur des Nations unies contre la torture, Nils Melzer, aprĂšs avoir analysĂ© rigoureusement le cas de Julian Assange, a dĂ©clarĂ©: "En 20 ans de travail avec des victimes de la guerre, de la violence et de la persĂ©cution politique, je n'ai jamais vu un groupe d'Ătats dĂ©mocratiques organisĂ© pour isoler, diaboliser et maltraiter dĂ©libĂ©rĂ©ment une seule personne pendant si longtemps et avec si peu de respect pour la dignitĂ© humaine et l'Ătat de droitâ.
Permettez-moi de parler en mon nom du rĂŽle de mon pays, qui est finalement aussi devenu le pays de Julian, qui a vĂ©cu dans notre ambassade pendant prĂšs de sept ans. L'ambassade est un petit appartement qui n'a pas Ă©tĂ© conçu pour ĂȘtre habitĂ©. Il ne fait pas plus de 200 mĂštres carrĂ©s au total, dont Julian ne s'est vu attribuer que quelques espaces pour son usage exclusif: une piĂšce qui servait de chambre Ă coucher, une salle de bain Ă©quipĂ©e d'une douche et un espace de travail qu'il partageait avec d'autres diplomates. En outre, Julian a partagĂ© avec tout le personnel de l'ambassade un petit espace amĂ©nagĂ© en cuisine et une salle de bain Ă usage commun. Il n'y avait pas de cour intĂ©rieure ni d'endroit pour prendre l'air. L'ensoleillement dĂ©jĂ faible de Londres Ă©tait pratiquement inexistant. Toujours soumis Ă la lumiĂšre artificielle, Julian comparait son sĂ©jour dans cet appartement Ă la vie dans un vaisseau spatial. Il est difficile d'imaginer un enfermement aussi long dans de telles conditions.
Pendant les trois premiÚres années, l'ambassade était cernée par la police à l'extérieur et dans le hall du bùtiment. Pendant les quatre années suivantes, la surveillance a été secrÚte, mais non moins envahissante. Les Britanniques avaient toujours des caméras et des microphones à haute puissance postés dans les bùtiments environnants, essayant de capter le moindre de nos chuchotements. Nos téléphones étaient toujours sur écoute. Notre ambassade était, sans aucun doute, l'endroit le plus surveillé au monde. Au début, nous étions surveillés par les Britanniques et d'autres agences de renseignement, mais au cours de la derniÚre année d'asile, lorsque le gouvernement équatorien a changé, également par les services secrets équatoriens, qui, en plus de nous protéger, ont fini par devenir un mécanisme d'espionnage contre Julian.
Au fil du temps, Julian a commencĂ© Ă avoir des problĂšmes de santĂ©. Le manque de soleil et des vitamines qu'il apporte a affectĂ© la couleur dĂ©jĂ pĂąle de sa peau. Une de ses Ă©paules devait ĂȘtre examinĂ©e avec du matĂ©riel mĂ©dical impossible Ă obtenir Ă l'ambassade. Il n'a pas non plus Ă©tĂ© possible de rĂ©soudre tous ses problĂšmes dentaires. En raison de son emprisonnement, Julian a rapidement prĂ©sentĂ© des problĂšmes de vue, car il ne pouvait plus distinguer facilement les couleurs. Les Britanniques ne nous ont jamais permis de l'emmener dans un centre de santĂ© pour un contrĂŽle correct. L'un des mĂ©decins qui l'ont examinĂ©, Sondra Crosby, a envoyĂ© un diagnostic au Conseil des droits de l'homme des Nations unies, indiquant qu'en termes de soins de santĂ©, la situation de Julian Ă l'ambassade Ă©tait pire que celle d'une prison conventionnelle, et que son enfermement indĂ©fini et incertain augmentait le risque de stress chronique ainsi que les risques physiques et psychologiques, y compris le suicide. Le mĂ©decin a dĂ©clarĂ© qu'Ă la fin de son asile, Julian prĂ©sentait "un traumatisme psychologique aigu, comparable Ă celui des rĂ©fugiĂ©s fuyant les zones de guerre... Il prĂ©sente un risque trĂšs Ă©levĂ© de suicide s'il Ă©tait extradĂ©... Il est dans le mĂȘme Ă©tat psychologique que quelqu'un qui a Ă©tĂ© poursuivi par un homme armĂ© d'un couteau et qui s'enferme dans une piĂšce sans en sortir".
Dans ces conditions, le niveau de rĂ©sistance de Julian, tant physique que psychologique, est inouĂŻ, tout comme sa volontĂ© de ne pas abandonner et de ne pas se rendre aux griffes de la police britannique. Pendant les six premiĂšres annĂ©es, lorsque l'Ăquateur le protĂ©geait rĂ©ellement, ses relations avec le personnel diplomatique et les autres fonctionnaires ont toujours Ă©tĂ© empreintes de respect mutuel. Ensemble, nous avons partagĂ© d'innombrables fĂȘtes, anniversaires, adieux, repas ou simplement un cafĂ© pour discuter de la politique et des injustices de ce monde. Julian a toujours Ă©tĂ© reconnaissant envers l'Ăquateur.
Pendant toutes les annĂ©es oĂč l'Ăquateur l'a protĂ©gĂ©, avec les restrictions de l'emprisonnement, Julian a pu exercer son droit de travailler et de s'exprimer librement. Je ne me souviens pas d'une seule occasion oĂč j'ai vu Julian s'ennuyer ou ne pas savoir quoi faire. Il Ă©tait toujours occupĂ©, toujours au travail. Pendant son sĂ©jour, il a Ă©ditĂ© plusieurs livres et WikiLeaks a continuĂ© Ă publier avec autant de dĂ©termination. Il a reçu prĂšs d'un millier de visiteurs du monde entier, de tous les profils imaginables: intellectuels, artistes, dissidents, journalistes, politiciens, militants... Il a donnĂ© des centaines d'interviews et des dizaines de confĂ©rences sur Internet.
En 2015, le Groupe de travail des Nations unies sur la dĂ©tention arbitraire s'est prononcĂ© contre le Royaume-Uni et la SuĂšde, dĂ©finissant la situation de Julian comme une dĂ©tention arbitraire, demandant Ă ces deux pays de permettre sa libĂ©ration et mĂȘme de l'indemniser pour les dommages causĂ©s.
En dĂ©cembre 2017, l'Ăquateur lui a accordĂ© la citoyennetĂ© Ă©quatorienne, Ă laquelle il avait droit aprĂšs avoir vĂ©cu dans notre juridiction pendant plus de cinq ans en tant que personne sous protection internationale. En mai 2018, la Cour interamĂ©ricaine des droits de l'homme (l'Ă©quivalent de la Cour europĂ©enne des droits de l'homme) a instruit l'Ăquateur sur ses obligations en matiĂšre d'asile diplomatique, statuant que mon pays ne peut pas autoriser l'extradition d'un rĂ©fugiĂ© politique.
Mais l'Ăquateur souverain et progressiste sous la prĂ©sidence de Rafael Correa a changĂ© radicalement lorsqu'il a Ă©tĂ© trahi par le nouveau prĂ©sident, Lenin Moreno. Petit Ă petit, Moreno a commencĂ© Ă dĂ©truire tout ce qui avait Ă©tĂ© construit par son prĂ©dĂ©cesseur et a opĂ©rĂ© un changement de politique internationale Ă 180 degrĂ©s, en se soumettant complĂštement aux Ătats-Unis. Julian est ainsi devenu le "caillou dans la chaussure", et sa tĂȘte l'objet d'un marchandage sordide.
La stratégie de Moreno était aussi grossiÚre que cruelle. Pendant huit mois, à partir de mars 2018, Julian a vécu en isolement total. Pas d'internet, pas de téléphone et pas de visites à part celles de ses avocats. Lenin Moreno a transformé l'ambassade en prison. Nous, les diplomates, avons été progressivement remplacés, en commençant par ceux d'entre nous qui étaient incompatibles avec la nouvelle politique du gouvernement, et par de nouveaux fonctionnaires chargés de harceler et de provoquer Julian, afin de générer des incidents qui serviraient de prétexte au gouvernement pour l'expulser de l'ambassade.
La derniÚre année de Julian à l'ambassade, sous le gouvernement de Lenin Moreno, a été un enfer. La seule nation qui l'avait protégé jusqu'alors est devenue son persécuteur. La stratégie consistant à briser Julian pour le forcer à partir de son plein gré ayant manifestement échoué, le gouvernement a secrÚtement entamé des négociations avec les Américains et les Britanniques pour leur remettre le demandeur d'asile. Dans l'un des chapitres les plus honteux de l'histoire de mon pays, le 11 avril 2019, Lenin Moreno a permis à une force étrangÚre de pénétrer dans mon ambassade pour appréhender, par la force, le plus grand réfugié politique du monde, et le livrer à ses persécuteurs.
S'il est extradĂ©, Julian sera jugĂ© en vertu de la loi sur l'espionnage et deviendra le premier journaliste de l'histoire Ă ĂȘtre jugĂ© selon cette loi. Le bureau du procureur gĂ©nĂ©ral des Ătats-Unis a Ă©galement prĂ©venu que, en tant que ressortissant Ă©tranger, Julian Assange ne peut pas invoquer le Premier Amendement amĂ©ricain. En d'autres termes, aux Ătats-Unis, les sanctions, mais pas les protections de la loi, s'appliquent Ă un Ă©tranger. Le procĂšs aura lieu devant la "Cour d'espionnage", qui s'occupe des affaires de "sĂ©curitĂ© nationale". C'est ce mĂȘme tribunal qui a ouvert l'enquĂȘte "secrĂšte" contre Julian en 2010, pour laquelle il a demandĂ© l'asile politique en Ăquateur. Le tribunal est situĂ© dans le district Est de la Virginie, oĂč sont basĂ©s la CIA et les principaux prestataires de services de sĂ©curitĂ© nationale. Le jury vient donc de l'endroit oĂč se trouve la plus forte concentration de la "communautĂ© du renseignement" amĂ©ricaine, oĂč Julian n'aura aucune chance d'avoir un procĂšs Ă©quitable. En effet, aucun accusĂ© d'espionnage n'a jamais Ă©tĂ© acquittĂ© par ce tribunal.
S'il est accusĂ© d'espionnage, Julian Assange sera emprisonnĂ© Ă l'isolement, dans le cadre de "mesures administratives spĂ©ciales", ce qui signifie qu'il n'aura pratiquement aucun contact humain. Ces conditions sont une condamnation Ă ĂȘtre enterrĂ© vivant. Les Ătats-Unis exigent une peine de 175 ans de prison, non pas pour un criminel, mais pour ceux qui ont dĂ©noncĂ© des criminels.
Le cĂ©lĂšbre professeur Noam Chomsky, dans son tĂ©moignage Ă©crit, a dĂ©clarĂ© Ă la cour de Londres: "Julian Assange ... a rendu un Ă©norme service Ă tous les peuples du monde qui chĂ©rissent les valeurs de la libertĂ© et de la dĂ©mocratie, et qui exigent donc un droit de savoir ce que font leurs reprĂ©sentants Ă©lus. Ses actions, Ă leur tour, lui ont valu d'ĂȘtre cruellement et intolĂ©rablement persĂ©cutĂ©".
Un monde dans lequel les criminels restent impunis, et oĂč les courageux qui dĂ©noncent les crimes sont punis est un monde qu'il faut combattre. Et Julian a sacrifiĂ© sa libertĂ© pour que nous puissions tous vivre dans un monde diffĂ©rent. Alors, la libertĂ© de Julian est la libertĂ© de tous.
Alors qu'aucune nation ne protÚge plus Julian Assange, il ne peut plus compter que sur notre solidarité.
Traduction de l'espagnol par Thomas Schmid, Pressenza
L'auteur: Fidel NarvĂĄez est l'ancien consul de l'Ăquateur Ă Londres.
https://left.it/2022/10/13/julian-assange-cronaca-di-una-persecuzione/