đâđš FrĂ©dĂ©ric Lordon: Les demeurĂ©s de la «lĂ©gitimité»
Nous en avons soupĂ© de notre propre bĂȘtise, nous en avons soupĂ© dâĂȘtre « rien » et dâĂȘtre « esclaves ». Cette fois-ci nous allons faire un autre usage de la libertĂ©.
đâđš Les demeurĂ©s de la « lĂ©gitimité »
Par Frédéric Lordon, le 7 février 2023
Ce texte, dĂ©veloppement dâune intervention faite Ă lâoccasion dâun meeting de RĂ©volution Permanente, revient en longueur sur une question sans doute dĂ©cisive dans la pĂ©riode, la question de la lĂ©gitimitĂ©, ou plutĂŽt des lĂ©gitimitĂ©s : celle de lâĂ©lection, celle du mouvement social.
Ăa se passe sur France 5, chaĂźne de lâexigence du service public, a fortiori en fin de soirĂ©e, dans une Ă©mission de dĂ©bats distinguĂ©e et policĂ©e. On parle du mouvement social. Nicolas Framont tente dâexpliquer que le vote nâest pas la source unique de toute lĂ©gitimitĂ© politique. Ăvidemment câest peine perdue. Enfin pas complĂštement : il y a au moins du spectacle. Car câest une fĂȘte de lâesprit. Ă part le vote, « il nây a pas dâautre possibilité », et dâailleurs « câest comme ça » : dâun coup dâun seul, Laure Adler a lĂąchĂ© tout ce quâelle avait. Et ça a donnĂ© ça.
Cependant Framont persiste. Le vote nâest quâune des voies de dĂ©volution de la lĂ©gitimitĂ©, il y en a dâautres, et la contestation sur les retraites peut, elle aussi, en revendiquer une. Un plan de coupe assassin nous montre Laure Adler superposant sentiment de lâĂ©vidence offensĂ©e et grommellement dâincomprĂ©hension. En fait câest trop pour elle, sa pensĂ©e commence Ă partir en bĂ©chamel. On lui propose un autre monde mais au prix de lâerreur-systĂšme ; on zoomerait sur ses yeux, on verrait les sabliers bloquĂ©s.
Lâisoloir sinon rien
Il nâest pas un lieu de lâĂ©ditocratie oĂč cette pensĂ©e ne soit vĂ©ritĂ© dâĂ©vangile : le vote Ă lâisoloir comme horizon indĂ©passable de la « dĂ©mocratie ». On comprend assez bien pourquoi : le vote, prĂ©tendument moyen de la participation, est en fait lâinstrument de la dĂ©possession, et rien nâest plus important que de prĂ©server le magistĂšre des dĂ©possesseurs â les Ă©ditorialistes notamment qui, se croyant gouvernants des opinions, sâidentifient imaginairement aux gouvernants tout court. Et puis le vote, câest la compĂ©tition Ă©lectorale, la tambouille partidaire, les sondages, les alliances, les trahisons, les combinaisons, « les Ă©gos », les coulisses pour « informĂ©s », les sources et les confidences, le paradis du journalisme dinatoire â le vide et lâinsignifiance. Il y a peu de mĂ©dias oĂč le « service politique », lieu supposĂ© de lâĂ©lite locale, gĂ©nĂ©ralement vivier Ă futurs Ă©ditorialistes, ne soit un concentrĂąt hors pair dâindigence intellectuelle.
Logiquement, depuis lâĂ©ditocratie, Macron est pleinement lĂ©gitime puisquâil a Ă©tĂ© Ă©lu (peu importe comment). Il a donc titre Ă faire tout ce quâil veut â et notamment Ă massacrer les retraites â pourvu que ce soit dans les formes. Mais ici les formes lui donnent Ă peu prĂšs toute latitude. Tout ce qui sây opposera par des voies autres que procĂ©durales tombera de fait dans le barbarisme politique.
FĂ©tiche de la procĂ©dure. Il nây a quâune source de lĂ©gitimitĂ©Â : la procĂ©dure Ă©lectorale. Framont tente de rĂ©expliquer lâidĂ©e de fragilitĂ© du mandat. Laure Adler : « Mais câest un vote quand mĂȘme ! ». Karim Risouli : « Il est arrivĂ© en tĂȘte au premier tour ! ». Ruffin, mĂȘme tentative sur France Inter, SalamĂ©, mĂȘmes mots exactement, harmonie des esprits, cette fois cependant Ă la limite de lâaboiement : « Qui est arrivĂ© en tĂȘte au premier tour ? Qui est arrivĂ© en tĂȘte ? Câest Jean-Luc MĂ©lenchon, qui est arrivĂ© en tĂȘte ? ». Sondages contre Ă 75 %, manifestations Ă millions : aucune importance. Rien ne compte que le suffrage, et seul le suffrage fait titre.
Dire « lĂ©gitimité » â et ne pas savoir ce quâon dit
En politique, le formalisme juridique est lâasile de la bĂȘtise. Sâobstiner Ă penser la lĂ©gitimitĂ© par la seule dĂ©volution procĂ©durale (du suffrage), câest la certitude de ne rien comprendre Ă tout ce qui fait la politique en son sens le plus haut : les surgissements. Les faces ahuries devant les « gilets jaunes » sont encore vives dans les mĂ©moires, et câest toujours un exercice rĂ©jouissant que dâimaginer Apolline de Malherbes ou Nathalie Saint-Criq commentant un live depuis la Bastille le 14 juillet 1789.
LâĂ©ditorialiste du Monde et Thomas Legrand Ă©galement auraient renĂąclĂ© Ă tant de dĂ©sordre et dâirrĂ©gularitĂ©  : aprĂšs tout, le Roi nâĂ©tait-il pas entiĂšrement lĂ©gitime ? Sa procĂ©dure de dĂ©volution Ă lui nâĂ©tait certes pas le suffrage mais le lignage, ça nâen est pas moins une procĂ©dure, en tout cas une rĂšgle. Et sâil diffĂšre en Ă peu prĂšs tout du droit constitutionnel, le droit divin est bien un droit de son genre â une forme, non un pur arbitraire.
« En Ă peu prĂšs tout », donc, tout de mĂȘme : avec un Ă©lĂ©ment commun. Un Ă©lĂ©ment quasi-auraĂŻque, celui, prĂ©cisĂ©ment, qui fait dire dans les deux cas « lĂ©gitimité » â sans savoir ce quâon dit. DerriĂšre les auras, suggĂšrent les sciences sociales, on trouve toujours la mĂȘme chose : les croyances. La nature sociale de la lĂ©gitimitĂ© est dâĂȘtre de lâordre de la croyance. Les onctions de la lĂ©gitimitĂ© ne sont pas autre chose que celles de la croyance. La mise en forme dans une procĂ©dure lĂ©gale nây change rien : câest la procĂ©dure elle-mĂȘme, son pouvoir de dĂ©volution, qui devient lâobjet « intermĂ©diaire » de la croyance. Lâ« élu », au double sens du terme, nâest tel que soutenu, en derniĂšre analyse, par de la croyance : croyance en la validitĂ© de la forme qui a fait son Ă©lection.
Ce pourrait ĂȘtre une dĂ©finition plus gĂ©nĂ©rale de la crise organique : quand le cadre formel des rĂšgles et des procĂ©dures ne suffit plus Ă contenir ce quâil avait Ă rĂ©guler. Tautologiquement, ça dĂ©borde.
On comprend quâil soit de la plus haute importance de reproduire la croyance : tout lâordre politique y est suspendu. Câest dire la fragilitĂ© de lâĂ©difice. Car toute croyance admet son point de ruine. Qui sâatteint toujours pour la mĂȘme raison : parce que les bĂ©nĂ©ficiaires de la croyance ont abusĂ©, parce quâils sont allĂ©s trop loin. En 1789, la croyance dont se soutenait la lĂ©gitimitĂ© du droit divin sâeffondre. Dans la crise organique du capitalisme contemporain, la croyance en la dĂ©volution Ă©lectorale de la lĂ©gitimitĂ© est en cours dâĂ©boulement. Comme la pensĂ©e de ceux qui ne connaissent aucun autre principe politique. Alors on les voit hagards et stupĂ©fiĂ©s, lâesprit qui patine, sans plus la moindre prise sur les Ă©vĂ©nements en cours. Dans une rĂ©volution, les dominants finissent hĂ©bĂ©tĂ©s dâavoir Ă©tĂ© renversĂ©s, mais surtout sans avoir rien compris. Jâai juste suggĂ©rĂ© quâils mangent de la brioche, quâest-ce qui leur a pris ? Je leur ai proposĂ© des exosquelettes ou bien de traverser la rue, quelle mouche les a piquĂ©s ?
Ce pourrait ĂȘtre une dĂ©finition plus gĂ©nĂ©rale de la crise organique : quand le cadre formel des rĂšgles et des procĂ©dures ne suffit plus Ă contenir ce quâil avait Ă rĂ©guler. Tautologiquement, ça dĂ©borde. De lĂ lâinanitĂ© des rappels au cadre â « Mais câest un vote quand mĂȘme ! », « Qui est arrivĂ© en tĂȘte au premier tour ? Qui ? ». PrĂ©cisĂ©ment parce que le cadre â la croyance en la validitĂ© du cadre â est en train de partir en sucette.
La faillite des institutions
Il nây a en rĂ©alitĂ© aucun mystĂšre : la croyance en les institutions sâeffondre parce que les institutions ont fait faillite â et quâil nâest simplement plus possible dây croire. Promesse formelle de mĂ©diation entre les gouvernants et les gouvernĂ©s, il y a belle lurette quâelles ne mĂ©diatisent plus rien, font mĂȘme le contraire de ce quâelles Ă©taient supposĂ©es faire : elles bĂ©tonnent la sĂ©paration. VoilĂ dâailleurs oĂč en sont, inconscients et aveugles Ă tout, les fanatiques du pouvoir lĂ©gal-seul-lĂ©gitime, Ă©ditorialistes embarquĂ©s compris : Ă scruter les marchandages avec Les RĂ©publicains pour pouvoir cĂ©lĂ©brer comme une conclusion « incontestablement dĂ©mocratique » que le 49.3 aura Ă©tĂ© Ă©vité⊠Le niveau de « la dĂ©mocratie » nâen finit plus de sâeffondrer.
En haut, plus rien ne parvient, et symĂ©triquement plus rien nâĂ©coute, plus rien nâentend, surtout plus rien ne rĂ©pond â autrement quâĂ la maniĂšre de ce que les Anglais appellent dĂ©licieusement paying lip service : sâacquitter du devoir de dire quelque chose en faisant juste le mouvement avec les lĂšvres â et en ne disant rien. Enfin rien de consistant, sinon un mĂ©lange de dĂ©nĂ©gations et dâantiphrases : « La rĂ©forme est juste », « Nous sommes Ă lâĂ©coute », « Nous entendons les inquiĂ©tudes », « Nous sommes attentifs Ă lâemploi des seniors ».
La pathologie politique de la sĂ©paration prend un tour critique dans la Ve RĂ©publique quand des institutions, au naturel dĂ©rĂ©glĂ©es, tombent aux mains dâun individu spĂ©cialement dĂ©rĂ©glĂ©. Toutes les tendances du rĂ©gime, pourtant observables dĂšs sa naissance, sây trouvent portĂ©es Ă un point dâaggravation inouĂŻ â le point dâabus qui prĂ©pare les ruines.
Destruction du langage, destruction du débat
Câest que lâindividu en question a passĂ© le cap du lip service ordinaire, et fait entrer la parole politique dans un registre absolument inĂ©dit. Par exemple, il a dâabord dit : « Est-ce quâil faut faire reculer lâĂąge lĂ©gal qui est aujourdâhui Ă 62 ans ? Je ne crois pas. Tant quâon nâa pas rĂ©glĂ© le problĂšme du chĂŽmage dans notre pays, franchement ça serait hypocrite ». Puis il a dit : « La rĂ©forme des retraites est indispensable, elle est vitale ». Il a dâabord dit : « Nombre de nos compatriotes ont votĂ© pour moi, non pour soutenir les idĂ©es que je porte mais pour faire barrage Ă lâextrĂȘme-droite. Jâai conscience que ce vote mâoblige Ă lâavenir ». Puis il a dit : « On ne peut pas faire comme sâil nây avait pas eu dâĂ©lections il y a quelques mois. Câest une rĂ©forme qui a Ă©tĂ© dĂ©mocratiquement validĂ©e ».
Câest sans rapport direct avec les retraites mais utile Ă cerner ce dont il sâagit : faisant sans cesse Ă©crire par des journalistes de service sa dĂ©termination à « contrer le Rassemblement national » (RN) et sa candidate, il organise un sĂ©minaire gouvernemental quâil conclut en ces termes : « Câest moi qui lâai affrontĂ©e deux fois. En 2027, je ne serai pas candidat, je ne serai donc pas comptable de ce qui arrivera ». On nâest donc pas plus Ă©tonnĂ© de lâentendre dire : « Câest ma marque de fabrique, jâai toujours dit la vĂ©ritĂ© aux gens ». Dans quel monde entiĂšrement psychique, sĂ©parĂ© de toute rĂ©alitĂ©, cet homme vit-il ? Comment peut-on continuer Ă envisager ce qui sort de sa bouche autrement que comme de purs et simples phĂ©nomĂšnes sonores ?
Il est assez Ă©vident quâon nâa plus affaire au mensonge politique ordinaire, le mensonge pittoresque et bonasse Ă la Pasqua pour qui les promesses nâengagent que ceux qui les reçoivent, ou pĂ©tant de santĂ© Ă la Chirac dĂ©clarant sitĂŽt Ă©lu en 1995 « Vous allez ĂȘtre Ă©tonnĂ©s de ce que je vais mentir ». Le menteur sait parfaitement quâil ment. Macron, lui, est possĂ©dĂ© par ses vĂ©ritĂ©s du moment. Nous avons affaire Ă un individu pour qui les mots nâont aucune signification stable ni aucune valeur, sinon une valeur de plaisir quand il les fait sortir de sa bouche. Nous avons affaire Ă un individu qui a dĂ©truit le sens des mots, donc la condition de possibilitĂ© de toute discussion. Sâil est vrai que la politique « dĂ©mocratique » câest dâabord de la parole ou, comme on dit, « du dĂ©bat », que reste-t-il du « dĂ©bat », et en dĂ©finitive que reste-t-il de cette politique, quand la parole a Ă©tĂ© Ă ce point Ă©viscĂ©rĂ©e ?
Ce que le psychisme de Macron comprend du mot « dĂ©bat » est devenu Ă©vident Ă lâoccasion des « gilets jaunes » avec, prĂ©cisĂ©ment, le « Grand dĂ©bat », instantanĂ©ment transformĂ© en Gros monologue. Ou bien avec la Convention citoyenne pour le climat, assurĂ©e (avant) que toutes ses propositions seraient inconditionnellement retenues, invitĂ©e (aprĂšs) Ă aller se faire cuire le fondement.
On mesure combien lâĂ©ditocratie est le dernier bastion de la croyance au « dĂ©bat dĂ©mocratique », dont elle voit pourtant la condition essentielle mĂ©thodiquement dĂ©truite sous ses yeux, mais sans en tirer la moindre leçon. Il est vrai que dans son cas, le « dĂ©bat dĂ©mocratique » nâa rĂ©ellement de valeur que sâil parvient toujours aux mĂȘmes conclusions. Il lui suffit donc que les conclusions soient maintenues pour que le dĂ©bat soit rĂ©putĂ© avoir eu lieu.
Un forcené est retranché
Par un argument a fortiori, on comprend que le hors-dĂ©bat, Ă quoi se rĂ©solvent nĂ©cessairement tous ceux qui ont fait depuis si longtemps lâexpĂ©rience de la destruction du dĂ©bat, on comprend que ce hors-dĂ©bat inspire Ă lâĂ©ditocratie de tels mouvements dâhorreur. Quelle autre possibilitĂ© reste-t-il pourtant quand, trĂŽnant sur les ruines du langage, le forcenĂ© est au surplus retranchĂ© dans les institutions de la Ve, depuis lesquelles il peut faire ce quâil veut. Comment imaginer que des manifestations RĂ©publique-Nation pourraient lui tirer le moindre battement de cil ? Serions-nous 5 millions dans les rues, il continuerait droit devant lui, le regard hallucinĂ©.
Ă la jointure du dĂ©bat et du hors-dĂ©bat, la manifestation pourtant est un signe. Mais son efficacitĂ© ne peut ĂȘtre que symbolique. Câest dire quâelle suppose « en face » un dirigeant qui possĂšde encore quelque moralitĂ© commune avec les dirigĂ©s â et soit capable de recevoir le signe. Par exemple, dans les annĂ©es 1970, les salariĂ©s japonais faisaient grĂšve en continuant de travailler, mais avec un brassard signalant leur Ă©tat de grĂ©viste. Les brassards faisaient de lâeffet parce que le patron en reconnaissait le signe, et ouvrait immĂ©diatement les nĂ©gociations dĂšs quâil les voyait apparaĂźtre. Imaginons la scĂšne « à la française » : « Je vous ai entendu, je suis Ă lâĂ©coute, continuez bien de travailler â bande de cons ». Dans le macronisme, câest-Ă -dire Ă lâĂ©tage supĂ©rieur de cette porcherie morale quâest devenu le capitalisme finissant, la manifestation (pacifique) est devenue littĂ©ralement insignifiante â et il nâest plus Ă la portĂ©e dâaucun nombre de manifestants de la tirer de ce nĂ©ant.
Il nây a quâune conclusion Ă en tirer : puisque, jusquâau signe « manifestation », le langage a Ă©tĂ© annulĂ©, et avec lui la force du dialogique, il nây a plus que la force matĂ©rielle Ă faire connaĂźtre au forcenĂ© pour lui faire lĂącher prise. Au reste, les professionnels de ces situations le savent bien : un forcenĂ©, ça se dĂ©loge. Au minimum ça se dĂ©branche.
Tirer la prise
Il nâest aucune objection rationnelle qui viendra Ă bout de ceci que, le dĂ©bat dĂ©moli, il sâensuit quâil ne peut plus survenir quoi que ce soit en politique quâen passant par le hors-dĂ©bat. Câest ce que les « gilets jaunes » avaient parfaitement compris. Si admirable ait il Ă©tĂ©, lâune des faiblesses de leur mouvement tenait cependant Ă son Ă©loignement de la production et du salariat. Tel nâest pas le cas dans la situation prĂ©sente, qui offre une occasion sans pareille de se souvenir que le pouvoir logistique, le pouvoir sur les flux vitaux du capitalisme, lâĂ©nergie, les transports, les docks, est dans la main des travailleurs. Pour qui le dĂ©tient concrĂštement, le pouvoir logistique est aussi un pouvoir dâembolie : pouvoir de tout mettre Ă lâarrĂȘt.
Que lâĂ©conomie soit Ă genoux dâĂȘtre embolisĂ©e, dâune certaine maniĂšre le forcenĂ© sâen fout. Un qui ne sâen fout pas, câest le capital. En temps ordinaire, le capital laisse faire son fondĂ© de pouvoir qui se prend pour le pouvoir mais, quand ça devient nĂ©cessaire, sait lui rappeler le sens des hiĂ©rarchies, entre le pouvoir qui fonde et le pouvoir qui est fondĂ©. En 2019, pendant les « gilets jaunes », ce sont les patrons, terrorisĂ©s, qui appellent lâĂlysĂ©e pour quâon lĂąche du lest et que ça sâarrĂȘte. Il nâen ira pas diffĂ©remment cette fois-ci au moment oĂč le capital exigera quâon cesse de sacrifier son roulement au point dâhonneur du forcenĂ©. Sâil sâagit de le dĂ©brancher, voilĂ donc tout le sel de la situation prĂ©sente, qui ajouterait Ă lâagrĂ©ment gĂ©nĂ©ral : on peut faire tirer la prise par un « autre », et pas nâimporte lequel : par le Medef.
Pour quâon en arrive lĂ , il faudra que le coĂ»t du blocage lui ait Ă©tĂ© rendu intolĂ©rable, ce qui suppose : 1) la grĂšve reconductible, et mĂȘme la GDI, la grĂšve Ă durĂ©e indĂ©terminĂ©e ; 2) concentrĂ©e et simultanĂ©e dans tous les secteurs nĂ©vralgiques. Donc 3) des caisses de grĂšve surarmĂ©es auxquelles contribueraient tous ceux qui, un peu plus loin du front, nâont pas besoin dâabandonner du salaire Ă lâemployeur en « grĂšvant » pour rien, mais pourraient reverser aux caisses lâĂ©quivalent de leurs journĂ©es « auto-grĂšvĂ©es ».
La presse bourgeoise
Il ne faut pas sây tromper : du moment oĂč cette ligne sera perçue comme telle, du moment oĂč lâaffrontement commencera vraiment, avec les moyens que lâaffrontement requerra, toute la presse bourgeoise se dĂ©chaĂźnera Ă nouveau. Pour lâheure, elle tolĂšre Ă peu prĂšs que nous marchions Ă 2 millions dans les rues, pourvu que ce soit bien gentiment et quâil nâen soit tenu aucun compte. Mais voilĂ ce quâelle ne tolĂ©rera pas : une dĂ©duction logique â celle qui conduit Ă la conclusion quâil nây a pas dâautre voie pour faire plier le forcenĂ© que de sortir du cadre et de mettre Ă mal lâĂ©conomie.
Il nâest pas de lutte sociale qui ne soit une lutte contre la bourgeoisie, et, Ă peu de choses prĂšs, la presse nâest pas autre chose que lâorgane, pour partie inconscient, de la bourgeoisie. Par consĂ©quent une lutte sociale prend nĂ©cessairement le caractĂšre secondaire dâune lutte contre la presse bourgeoise. DĂšs quâune lutte de cette sorte produit le moindre inconfort pour la bourgeoisie, la presse bourgeoise se jette de toutes ses forces dans le conflit. Nous savons dâavance ce quâelle dira â elle est dâune stĂ©rĂ©otypie navrante â, nous y sommes tout Ă fait prĂȘts, et cette fois-ci câest nous qui nâen tiendrons aucun compte.
Comme en 1995, comme en 2005 avec le TraitĂ© constitutionnel europĂ©en (TCE), comme en 2016 avec la loi Travail, comme depuis 2018 avec la suite continue des agressions Macron, comme dans toutes les grandes occasions oĂč son pouvoir est contestĂ©, la bourgeoisie resserre les rangs autour de sa presse. Câest quâil ne faut pas laisser croĂźtre lâidĂ©e que de la lĂ©gitimitĂ© et du pouvoir informel pourraient exister hors des institutions et de leurs procĂ©dures puisque les institutions et les procĂ©dures lui garantissent le pouvoir formel.
Comme lâhistoire lâa abondamment montrĂ©, la bourgeoisie est prĂȘte Ă maintenir lâexclusivitĂ© du procĂ©duralisme lĂ©gal jusquâau bout du bout pourvu que ses intĂ©rĂȘts sây retrouvent. Hitler est Ă©lu « dĂ©mocratiquement » et PĂ©tain reçoit les pleins pouvoirs « dans les formes ». Ătant lĂ©gal, tout ce qui sâen est suivi ne devait-il pas ĂȘtre considĂ©rĂ© comme lĂ©gitime ? VoilĂ oĂč conduit immanquablement le fanatisme de lâordre lĂ©gal livrĂ© Ă lui-mĂȘme sans aucun principe rĂ©gulateur externe. En 1940, De Gaulle est un hooligan, un Black Bloc Ă kĂ©pi â un terroriste.
Un autre usage de la liberté
Il nâest pas besoin dâen arriver Ă ces cas maximaux pour voir de quoi il y va vraiment dans le suffrage, plus encore dans les conditions de son organisation bourgeoise, câest-Ă -dire sous la conduite de la presse bourgeoise, par excellence machine dâabrutissement et dâannulation de toute politique rĂ©elle. Preuve en a encore Ă©tĂ© donnĂ©e avec les scrutins de 2022, dont il nâaura Ă©chappĂ© Ă personne quâils ont mĂ©thodiquement effacĂ© les questions les plus urgentes du moment, celles de lâeffondrement des services publics, de la catastrophe climatique⊠et des retraites â dont le resurgissement aujourdâhui a tout dâune nĂ©mĂ©sis (et dâune accusation). La campagne nâa Ă©tĂ© quâun gigantesque faux-semblant, un flot continu dâinanitĂ© mĂ©diatique commentant le vide, ne parlant jamais du plein, ou nâen parlant quâen des termes si superficiels et bĂȘtes quâil ne pouvait rien en sortir que de superficiel et bĂȘte. La derniĂšre fois quâune campagne a donnĂ© lieu Ă de la politique rĂ©elle, câĂ©tait la campagne rĂ©fĂ©rendaire du TCE en 2005. LĂ , la politique Ă©tait partout. Dans une prĂ©sidentielle ou une lĂ©gislative, elle nâest nulle part.
Logiquement, la politique dĂ©niĂ©e ici est vouĂ©e tĂŽt ou tard Ă resurgir lĂ , mais, tout aussi logiquement, dans des formes qui ne seront pas les mĂȘmes « là  » quâ« ici ». Comment, lorsquâelle se rĂ©veille, la politique rĂ©elle ne se dĂ©verserait-elle pas ailleurs que lĂ oĂč elle est barrĂ©e ? Câest-Ă -dire dans la rue, devenue, par dĂ©faut, le lieu rĂ©el de la politique rĂ©elle. Nous y sommes. A plus forte raison en un moment oĂč le passif des gouvernants sĂ©parĂ©s est devenu astronomique, et quâil va bien falloir lâapurer dâune maniĂšre ou dâune autre.
Et puisque nous voilĂ rendus en ce point oĂč les comptes sont Ă rĂ©gler, il nâest pas jusquâĂ lâidĂ©e de renvoyer Macron au Touquet qui ne puisse entrer dans le pĂ©rimĂštre de la lĂ©gitimitĂ© en cours de redĂ©finition â au grand scandale du parti des « institutions ». Câest quâen faisant outrageusement la politique de sa clientĂšle fortunĂ©e ultra-minoritaire, Macron sâest assis â pour la deuxiĂšme fois ! â sur les circonstances exceptionnelles de son Ă©lection. De ces circonstances avait Ă©mergĂ© un contrat de lĂ©gitimitĂ© particulier, implicite, mais parfaitement clair. Un contrat que lui-mĂȘme avait reconnu en admettant quâil lâ« obligeait ». Comme dâhabitude, lâ« obligation » nâĂ©tait quâun mot en lâair, en attente dâĂȘtre remplacĂ© par un autre. Les faits nâen sont pas moins lĂ Â : câest Macron lui-mĂȘme qui, Ă deux reprises, aura feint de croire que son mandat Ă©tait complet et dĂ©chirĂ© le contrat imposĂ© par ses Ă©lections boiteuses. Pourquoi, dans ces conditions, nous tiendrions-nous Ă un contrat que lâautre partie a foulĂ© aux pieds, et quel principe pourrait nous interdire de le dĂ©noncer Ă notre tour ? Nous nâavons aucunement Ă attendre 2027. Il nâest en rien contraire Ă la lĂ©gitimitĂ© de revendiquer que Macron accompagne dĂšs maintenant son projet de rĂ©forme aux poubelles de lâhistoire.
Mais plus profondĂ©ment encore, il se joue autre chose dans ces moments merveilleux qui font lâabomination de la bourgeoisie et de sa presse, quelque chose de plus essentiel, qui est de lâordre de la redĂ©couverte de la libertĂ©. Dans le Contrat social, Rousseau, il y a deux siĂšcles et demi, a dĂ©jĂ tout vu, tout compris : «Le peuple anglais pense ĂȘtre libre ; il se trompe fort. Il ne lâest que durant lâĂ©lection des membres du parlement ; sitĂŽt quâils sont Ă©lus, il est esclave, il nâest rien. Dans les courts moments de sa libertĂ©, lâusage quâil en fait mĂ©rite bien quâil la perde » (1). Nous en avons soupĂ© de notre propre bĂȘtise, nous en avons soupĂ© dâĂȘtre «rien» et dâĂȘtre «esclaves». Cette fois-ci nous allons faire un autre usage de la libertĂ©.
(1) Livre III, chapitre XV : "Des députés ou représentants.