đâđš FrĂ©dĂ©ric Lordon : Sont-ils fous ?
Savoir qui est Macron permet de ne pas se jeter dans les absurdes stratĂ©gies de la «dĂ©cence dĂ©mocratique» - oĂč lâon escompte ĂȘtre entendu aprĂšs sâĂȘtre rassemblĂ©s nombreux pour demander.
đâđš Sont-ils fous ?
Par Frédéric Lordon, 4 avril 2023
Contrairement Ă ce quâon pourrait croire, il ne sâagira pas de rĂ©pondre Ă cette question elle-mĂȘme â plus exactement Ă une question de ce genre. Mais de rĂ©pondre Ă lâobjection que son genre, prĂ©cisĂ©ment, suscite dans certains secteurs : insister sur lâidiosyncrasie psychique de Macron, rĂ©pĂ©ter quâil est un « forcené », câest trop concĂ©der aux choses de la « psychologie ». Ăa nâest pas que lâobjection soit tout Ă fait inattendue, mais dans les circonstances prĂ©sentes, ça nâen fait pas moins un dĂ©bat intĂ©ressant, sâil est en soi un peu abstrait (et, surtout, loin du front de lâaction pratique).
Je pense que, sans autre forme de procĂšs, lâobjection de la « psychologie » ou de la « psychologisation » (1) se trompe, quâelle se trompe mĂȘme trois fois â et Ă chaque fois dans la forme de lâoubli.
1. Lâoubli de la concentration
Ătre matĂ©rialiste, câest tenir que « la psychologie » nâest ni une force autonome, ni une « explication » de quoi que ce soit, et quâen derniĂšre analyse ça nâest pas elle qui fait la politique : ce sont les structures. Cependant la psychologie retrouve sa part quand, parmi les structures, il en est qui concentrent au plus haut point le pouvoir dans les mains dâun seul. Alors lâidiosyncrasie de celui-lĂ compte de nouveau.
Lire aussi Benoßt Bréville, « Un peuple debout, un pouvoir obstiné », Le Monde diplomatique, avril 2023.
Il ne sera pas nĂ©cessaire dâargumenter trĂšs longtemps pour tomber dâaccord sur ceci que les institutions de la Ve RĂ©publique sont Ă cet Ă©gard une sorte de monstruositĂ©, ni de beaucoup reparcourir le lieu commun de lâinvariant monarchique français â dâĂȘtre commun, pour un lieu, est le plus souvent un indice dâindigence, mais pas toujours. Les institutions de la Ve permettent, Ă qui en a lâinclination, de faire Ă peu prĂšs tout ce quâil veut, en tout cas de pouvoir aller trĂšs loin sans rencontrer dâobstacle formel. Celui-lĂ peut ignorer, voire abattre, toutes les mĂ©diations et gouverner dans un face-Ă -face quasi-direct avec le peuple, câest-Ă -dire dans un rapport dâimposition unilatĂ©ral, sans que rien ne vienne se mettre en travers de ses coups de force successifs â de lâISF 2017 jusquâaux retraites 2023.
Les mĂȘmes institutions produisent donc des effets diffĂ©rents selon le typedans les mains duquel elles tombent. Câest que les institutions ont aussi une part informelle. Un Ă©thos les fait vivre concrĂštement, ensemble de normes non Ă©crites, le plus souvent inconscientes, qui rĂšglent leur « bon usage », en tout cas leur pratique. La plupart du temps, la construction dâune institution supposait implicitement cet Ă©thos, sans mĂȘme sâen rendre compte ni avoir Ă le formuler, parce quâil Ă©tait une sorte dâĂ©vidence morale du moment.
Mais les Ă©vidences morales dâun moment finissent par passer, et lâinstitution se retrouve aux mains de personnages nouveaux, Ă qui ces Ă©vidences sont devenues Ă©trangĂšres. Câest une Ă©vidence de cette sorte, une de ces rĂšgles non-Ă©crites qui, par exemple, conduit de Gaulle au rĂ©fĂ©rendum puis au dĂ©part. Qui peut imaginer un seul instant Macron suivre une voie semblable ? Ă part en un parfait simulacre de grandeur, en fait dans le misĂ©rable petit calcul dâaussitĂŽt revenir candidat en 2027.
La Ve RĂ©publique est une concentration folle de pouvoir, qui supposait âimprudemment â la rĂ©gulation informelle dâun robuste Ă©thos dĂ©mocratique. Imprudemment parce que, dans un systĂšme constitutionnel, la vĂ©ritĂ© « dure » de lâinstitution nâest nulle part ailleurs que dans ses dispositions formelles. Qui se saisit dâun pouvoir pareil et quel Ă©thos, quelle moralitĂ©, donc quelle idiosyncrasie, y compris psychique, il y engage, nâest plus une question secondaire.
2. Lâoubli de la combinaison
Mais les Ă©thos, tombent-ils du ciel ? Se modifient-ils par lâopĂ©ration du Saint-Esprit ? Pas exactement, non. Pour se faire une idĂ©e et des processus qui les gouvernent et des effets quâils produisent, il est cependant prĂ©fĂ©rable de lĂącher lâantinomie entre psychĂ©s et structures, sur laquelle se jette immanquablement le demi-habile, tout imprĂ©gnĂ© de sa leçon prĂȘte Ă lâemploi : « psychologiser, câest dĂ©politiser » . Ăa nâest malheureusement pas comme ça quâon comprendra ce qui se passe entre les unes et les autres, ni ce quâil y a de politique dans leur jeu combinĂ©.
Lire aussi Sophie BĂ©roud & Martin Thibault, « Du dialogue social Ă lâĂ©preuve de force », Le Monde diplomatique, avril 2023.
Les structures et les institutions nâignorent pas les psychĂ©s, pour cette simple raison quâelles opĂšrent Ă travers elles â comment, sans quelque relais dans les individus, pourraient-elles agir sur les individus, et leur faire faire quoi que ce soit ? Ou alors il faudra considĂ©rer que les « nĂ©cessitĂ©s de lâordre capitaliste », par exemple, sâaccomplissent toutes seules, que les individus sont mus Ă leur service par une opĂ©ration miraculeuse, qui restera un mystĂšre. En rĂ©alitĂ©, les institutions Ćuvrent par les psychĂ©s. Mais elles font davantage encore : elles sĂ©lectionnent les psychĂ©s, disons plus prĂ©cisĂ©ment : les complexions psychiques, les plus adĂ©quates Ă leurs propres rĂ©quisits. LâĂglise sĂ©lectionne ses psychĂ©s adĂ©quates (dans Autobiographie dâun paranoĂŻaque, Jacques MaĂźtre montre le SĂ©minaire criblant ses candidats Ă la prĂȘtrise, Ă©cartant les exaltĂ©s ou les mĂ©galomanes selon ses critĂšres de lâ« idonĂ©ité » ). La police sĂ©lectionne ses psychĂ©s adĂ©quates â adĂ©quates Ă ses finalitĂ©s dâinstitution de la violence. Lâentreprise nĂ©olibĂ©rale sĂ©lectionne ses psychĂ©s adĂ©quates â des pervers, au sens clinique du dĂ©ni de lâaltĂ©ritĂ©, condition de lâinstrumentation des humains comme des choses.
Et de mĂȘme la tĂȘte de lâĂtat nĂ©olibĂ©ral Ă lâĂ©poque du capitalisme tardif entrĂ© en crise organique. Que le pouvoir gouvernemental nâappartienne plus Ă des Chirac ou Ă des Mitterrand (dont on ne fera pas des enfants de chĆur pour autant), mais tombe dans les mains dâun Ă©nergumĂšne comme Sarkozy ou dâun forcenĂ© comme Macron, nâa rien dâun hasard : il est lâexpression dâune nĂ©cessitĂ© de structure dans un moment historique particulier de la structure. Dans le triangle Ătat-police-entreprise, câest la mĂȘme nĂ©cessitĂ© globale qui est Ă lâĆuvre, si elle est rĂ©fractĂ©e dans des institutions diffĂ©rentes : la nĂ©cessitĂ© dâun capitalisme qui a transformĂ© ses propres structures et donnĂ© au capital les moyens de ne plus transiger. Dans cette nouvelle donne structurelle du capitalisme (connue sous le nom de « mondialisation »), lâethos de la nĂ©gociation et du compromis sâest dissous, il a fait place Ă celui de lâimposition unilatĂ©rale. Les psychĂ©s des dominants qui occupent les positions de pouvoir reflĂštent ce mouvement. Quand le capital ne nĂ©gocie plus rien et brutalise tout, les personnages adĂ©quats de lâĂtat du capital ne nĂ©gocient plus rien et brutalisent tout.
Il sâagit plutĂŽt de voir comment une nĂ©cessitĂ© de structure sâaccomplit par la sĂ©lection et lâopĂ©ration des psychĂ©s qui lui conviennent. Et comment, en retour, ces psychĂ©s sont les indicatrices dâun Ă©tat des structures.
La crise organique nâest que la fuite en avant de ce processus dâimposition et de brutalisation dans des conditions de rĂ©calcitrance croissante des corps sociaux et dâeffondrement de la lĂ©gitimitĂ© des pouvoirs politiques. Aussi les psychĂ©s sĂ©lectionnĂ©es pour tenir lâordre sâinflĂ©chissent-elles en consĂ©quence, dans le sens de lâinsensibilitĂ© Ă la violence exercĂ©e, Ă mesure que davantage de violence est requise. Des tĂ©moignages biographiques avaient rapportĂ© que Pasqua, quâon aurait difficilement rangĂ© dans la catĂ©gorie des poĂštes, avait Ă©tĂ© lui-mĂȘme affectĂ© par la mort de Malik Oussekine â Ă©thos ancien. De Cazeneuve Ă Macron, en passant par des pitres comme Castaner, ou des personnages comme Lallement, Nuñez et Darmanin, on parierait volontiers que pas une heure de sommeil nâa Ă©tĂ© dĂ©rangĂ©e. Les commentaires moraux nâont pas leur place ici, en tout cas pas la premiĂšre : il sâagit plutĂŽt de voir comment une nĂ©cessitĂ© de structure sâaccomplit par la sĂ©lection et lâopĂ©ration des psychĂ©s qui lui conviennent. Et comment, en retour, ces psychĂ©s sont les indicatrices dâun Ă©tat des structures.
Les psychĂ©s des dominants ne cessent donc dâenregistrer, et dâexprimer, lâĂ©volution des structures de la domination. Câest pourquoi lâidĂ©e quâen dire quelque chose reviendrait à « psychologiser » est particuliĂšrement faible. Outre que lâĂ©noncĂ© « Macron est un forcené » est aisĂ©ment comprĂ©hensible (pour ne pas parler de ses capacitĂ©s de « traction » dans lâopinion), les prĂ©cepteurs structuralistes devraient y regarder Ă deux fois avant de prĂ©supposer que les individus sont incapables dâaller de lĂ Ă Â : « les dominants sont devenus fous », et pour finir Ă Â : « le capitalisme est fou », sĂ©rie dâĂ©tapes qui partant dâun Ă©noncĂ© en apparence Ă caractĂšre « psychologique », conduit Ă un autre qui ne lâest plus du tout.
Câest pourquoi, Ă©galement, lâobjection « ils ne sont pas fous, ils calculent stratĂ©giquement » nâest pas plus robuste que le reste. En particulier de ne pas voir que « Ils calculent » est encore un Ă©noncĂ© « psychologique », doublement mĂȘme. Dâabord parce que « calculer » est une disposition, donc lâeffet dâun Ă©tat mental. Ensuite (surtout) parce il nây a de calcul quâaux services de finalitĂ©s, qui, elles, nâont pas Ă©tĂ© posĂ©es par calcul. Alors interrogeons : quelles sont-elles donc en lâoccurrence ? Maintenir un ordre quoi quâil en coĂ»te (le vrai « quoi quâil en coĂ»te »). Provoquer, intimider, terroriser, si ce ne sont pas des inclinations immĂ©diates chez certains (Lallement, Nuñez), ne sont que des moyens. Or il revient Ă des dispositions psychiques dâĂȘtre capables dâenvisager tel moyen ou de se lâinterdire.
En tout cas, la classe dominante, dans la diversitĂ© de ses composantes, en y incluant ceux des dominĂ©s qui lui servent de garde, est en Ă©tat de sĂ©cession morale dâavec le reste de la sociĂ©tĂ©, et vit autour de nouvelles normes que nul ne partage en dehors de son cercle Ă©troit. Mais lâĂ©tat moral dâun groupe est nĂ©cessairement exprimĂ© dans lâĂ©tat psychique de chacun des individus qui le composent. La sĂ©cession morale a donc nĂ©cessairement pour corrĂ©lat une reconfiguration psychique collective.
Quitte Ă prendre un exemple amĂ©ricain (mais il est parlant), il faut des dĂ©placements considĂ©rables, insĂ©parablement moraux et psychiques, pour faire, comme Larry Summers, une vidĂ©o en chemisette Ă fleurs, sous les palmiers, afin dâexpliquer aux salariĂ©s que la hausse du chĂŽmage sera nĂ©cessaire pour contenir lâinflation et quâils doivent y consentir. Lâappel mĂ©canique aux structures ne donnera pas le fin mot ni ne permettra de saisir vraiment de quoi il y va dans la kyrielle des faits Ă©quivalents qui font lâĂ©poque.
Lire aussi Serge Halimi, « Un homme contre un peuple », Le Monde diplomatique, février 2023.
« Les structures », par exemple, ne suffiront pas Ă parler du rapport (de dĂ©molition) de Macron aux mots et au langage. Elles ne suffiront pas Ă qualifier le degrĂ© de mensonge et lâinversion systĂ©matique de toute rĂ©alitĂ© dans les Ă©noncĂ©s gouvernementaux. Orwell nâest pas devenu pour rien une rĂ©fĂ©rence obsĂ©dante pour parler de lâĂ©poque, et se contenter de dire « structures » ne fera pas le compte. Elles nâĂ©claireront pas Ă elles seules le degrĂ© dâobscĂ©nitĂ© sans prĂ©cĂ©dent, lâeffondrement de toute dĂ©cence, la perte de toute limite auxquels, mĂ©dusĂ©s, nous assistons.
Les structures ne diront pas la dĂ©rive du corps prĂ©fectoral, dĂ©sormais dominĂ©s par des brutes, Lallement et Nuñez bien sĂ»r, mais Ă©galement Stzroda, alias « M. Flashball », ex Ă©borgneur de la rĂ©gion Bretagne pendant la loi Travail, dĂ©sormais directeur de cabinet de Macron ; dâHarcourt, brute managĂ©riale dans de nombreuses agences rĂ©gionales de santĂ©, responsable de la mort de Steve Maia Caniço ; et aujourdâhui DubĂ©e, prĂ©fĂšte des Deux-SĂšvres qui aura sur la conscience (non, rien ne pĂšsera sur sa conscience) la mort ou la vie vĂ©gĂ©tative de deux manifestants auxquelles elle aura refusĂ© lâĂ©lĂ©mentaire humanitĂ© de lâassistance Ă personne en danger.
On ne comprendra pas avec les structures seulement le dĂ©chaĂźnement pulsionnel de la police. Quand la BRAV-M se vautre en commentaires sexuels contre des interpellĂ©s, « Je peux dormir avec toi si tu veux ; le premier qui bande encule lâautre » (extraits prudemment « oubliĂ©s » dans toutes les reprises audiovisuelles), quand, Ă Lyon, un policier Ă©prouve le besoin de dĂ©nuder complĂštement un interpellĂ© dans la rue, quand les forums de messagerie regroupant plusieurs milliers de policiers sont un Ă©gout Ă ciel ouvert, dĂ©bordant de commentaires sexuels, masculinistes et orduriers, ce ne sont pas juste « les structures » qui parlent : ce sont les psychĂ©s, et la pulsion y est dĂ©gondĂ©e.
Un structuralisme bornĂ© ne saisira rien de ces caractĂšres de lâĂ©poque, sinon par affirmations tautologiques. Quant Ă une politique qui sâen tiendrait lĂ , elle risque pour sa part de sĂ©rieuses dĂ©convenues, mais pratiques cette fois â donc promises Ă ĂȘtre plus douloureuses. Car « les structures » ne disent pas avec une trĂšs grande prĂ©cision Ă qui on a affaire. Câest pourtant une information utile. Savoir qui est Macron permet de ne pas se jeter dans les absurdes stratĂ©gies de la « dĂ©cence dĂ©mocratique » â oĂč lâon escompte ĂȘtre entendu aprĂšs sâĂȘtre rassemblĂ©s nombreux pour demander. Savoir oĂč en est le corps prĂ©fectoral Ă©pargne de se raconter des salades quant aux ancrages de lâ« Ătat de droit ». Savoir ce qui meut la police, mesurer la force pulsionnelle qui tient les policiers Ă leur matraque, envers et contre leurs propres intĂ©rĂȘts matĂ©riels, Ă©vite de se perdre Ă les appeler « avec nous ». Etc.
3. Lâoubli de la transformation
En 1997, il nây a donc pas si longtemps, Judith Butler Ă©crit La vie psychique du pouvoir. Au prix dâun certain malentendu. Car on croit entendre une mĂ©tonymie dans le titre : la vie psychique du pouvoir, ce doit ĂȘtre la vie psychique des gens de pouvoir. Or, pas du tout : il sâagit de celle des sujets du pouvoir. Bien sĂ»r, le malentendu nâĂŽte rien de son intĂ©rĂȘt Ă la question. Il reste juste Ă la faire pivoter, davantage en conformitĂ© avec ce quâannonce le titre, pour la retourner contre ceux dont la pulsionnalitĂ© dĂ©sormais entiĂšrement dĂ©bridĂ©e nous met Ă mal.
Mais lâon pourrait faire rĂ©fĂ©rence Ă Pierre Bourdieu Ă©galement, dont tout le travail a visĂ© Ă sortir de lâantinomie navrante entre « les individus » et « les structures », et dont le concept dâhabitus a Ă©tĂ© expressĂ©ment pensĂ© pour faire passer les unes dans les autres. On dira quâil ne parle ni de psychĂ© ni de pulsion. Mais tout y conduit, et lui-mĂȘme dâailleurs est trĂšs tentĂ© dây venir, comme dans lâavant-propos dialoguĂ© qui ouvre le livre de Jacques MaĂźtre prĂ©cĂ©demment citĂ©.
Sous une forme ou sous une autre, la raison de rĂ©tablir le jeu des individus est la mĂȘme â de lâignorer est la derniĂšre erreur du « psychologiser, câest dĂ©politiser ». Dans les deux cas en effet, il sâagit de se donner les moyens de comprendre que les individus nâeffectuent pas mĂ©caniquement la structure : ils y mettent de leur idiosyncrasie et, par-lĂ , font « varier » les opĂ©rations de la structure. Parfois trĂšs marginalement â entre Nuñez et Lallement, par exemple, la variation est infinitĂ©simale. Parfois plus significativement : qui ne voit que, dans la structure de la Ve RĂ©publique capitaliste, le style de Macron, sa propension Ă la provocation par ignorance de lâaltĂ©ritĂ©, lâautocentrage radical qui le laisse au comble de la satisfaction de soi quelle que soit lâidĂ©e qui lui traverse lâesprit, la sĂ©rie des actes et des propos incendiaires qui en rĂ©sulte sont des donnĂ©es stratĂ©giques de la situation ? Que le cours du mouvement social, sa dynamique, ses rebonds en ont Ă©tĂ© puissamment affectĂ©s, jusquâau point de paradoxe oĂč Macron en a parfois Ă©tĂ© objectivement lâalliĂ©.
Pour nĂ©cessaire quâil soit, lâavertissement structuraliste â les structures : ce quâil ne faut pas perdre de vue â, sâil en reste lĂ , passe Ă cĂŽtĂ© de donnĂ©es dâimportance dans la situation. Ne pas vouloir prĂȘter attention Ă son idiosyncrasie, câest ne pas voir quâil est impossible dâattendre de Macron les rĂ©actions quâon escompte usuellement de quelquâun qui a inscrit convenablement lâaltĂ©ritĂ© â les altĂ©ritĂ©s, Macron les ignore, et leur roule dessus. Il est tout de mĂȘme utile dâen ĂȘtre prĂ©venu. Dâautant plus quâon ne voit pas par quelle Ă©trange logique, ayant dit cela, il deviendrait impossible dâajouter que Macron seul nâest pas le problĂšme, que le remplacer par un individu un peu plus sain dâesprit ne rĂ©glerait rien â faudrait-il encore quâil sâen trouve, or, on lâa vu, la « crĂšme » que retient la structure pour en faire ses fonctionnaires est dĂ©sormais faite de dĂ©traquĂ©s. Si dâaventure, le capital tirait la prise, considĂ©rant que Macron nâest plus « son homme » parce quâil a enlisĂ© lâagenda pour les quatre ans qui viennent, il en trouverait un Ă©quivalent ou pire, Darmanin par exemple (et puis Ă terme Le Pen), pour prendre sa place.
En tout cas il y a bien une particularitĂ© Macron, soit : la structure sâexprimant dâune certaine maniĂšre. Mais, si câest plus rare, lâeffet de modulation peut parfois aller jusquâĂ lâinversion pure et simple, câest-Ă -dire jusquâĂ dĂ©terminer des mouvements, non plus dâeffectuation, mais de contestation, voire de renversement de la structure. Le paradoxe du structuraliste qui dĂ©nonce la « psychologisation » sans y regarder davantage, câest quâil ne rĂ©alise pas que, ce faisant, il se prive des moyens de penser les processus historiques de transformation des structures. Si les idiosyncrasies, habitus, psychĂ©s ne comptent pas, si seules rĂšgnent la structure et son implacable nĂ©cessitĂ©, par quel miracle la structure viendrait-elle Ă changer, comment Ă©chapperait-on Ă sa reproduction ad aeternam ? Câest cet angle mort ni plus ni moins de lâhistoire quâon avait reprochĂ© Ă Althusser, et on avait raison â « Althusser Ă rien » lisait-on sur les murs de la Sorbonne en Mai 68, au moment prĂ©cisĂ©ment oĂč lâĂ©vĂ©nement venait bousculer ensemble la structure et le structuralisme des structures mĂ©caniques. Câest pour fermer lâangle mort que Bourdieu introduit lâhabitus, opĂ©ration quâon peut trĂšs bien envisager du point de vue dâune psychanalyse matĂ©rialiste (donc structurale) (2). Il est heureux quâil y ait des pĂŽles individuels de puissance dans les structures et quâils nâeffectuent pas mĂ©caniquement les structures. Il faut bien tout de mĂȘme que lâHistoire ait une chanceâŠ
Il faut donc ĂȘtre restĂ© vissĂ© Ă LĂ©vi-Strauss et Althusser, ou bien Ă quelque catĂ©chisme matĂ©rialiste, pour ne vouloir jamais prĂȘter attention Ă ce qui se passe dans les tĂȘtes, ou refuser de voir quâon peut en parler sans le moins du monde « psychologiser ».
Câest assez dommage car, ici, les prĂ©occupations propres de la thĂ©orie ne sont pas Ă©trangĂšres Ă celle de la politique. Des structures aux psychĂ©s, il se passe quelque chose, et, aussi bien dans la rĂ©sistance Ă un pouvoir forcenĂ© que dans la politique affirmative dâun monde Ă faire surgir, nous avons intĂ©rĂȘt Ă savoir quoi.
(1) On pourra se référer par exemple à ceci, ceci, ceci, ceci, et cela
(2) Un ouvrage en cours de prĂ©paration avec Sandra Lucbert ambitionne dâen faire la dĂ©monstration. Bon nombre des idĂ©es qui sont exposĂ©es ici doivent Ă ce travail commun.