đ© FrĂ©dĂ©ric Lordon: Une bonne fois
Un ensemble, quâon appelle «nĂ©olibĂ©ralisme», qui nâa pas commencĂ© avec Macron mais que Macron a poussĂ© Ă des sommets sans prĂ©cĂ©dent, dĂ©truit tout. Il faut sortir, câest une Ă©vidence criante.
đ© Une bonne fois
đ° Par FrĂ©dĂ©ric Lordon, 15 octobre 2022
On ne sort pas tous les quatre matins. Donc, quand on sort, autant que ce soit une bonne fois. Un petit stratĂšge macroniste verrait sans doute lâavantage pour son maĂźtre de lâagitation prĂ©sente: ils sortent maintenant, ils ne ressortiront pas de sitĂŽt â par exemple dans trois mois pour les retraites.
Dâun certain point de vue, la grĂšve salariale, en tant que telle, est la plus fade des grĂšves â trade-unioniste dirait LĂ©nine. On se met en grĂšve, on obtient tant de pourcents, on retourne Ă la mine. La grĂšve salariale est le point de confort suprĂȘme du syndicalo-syndicalisme, exercice institutionnel revendicatif type qui, par dĂ©finition, ne touche Ă rienpuisque, revendiquant dans le cadre, il reconnaĂźt de fait le cadre â donc ne charrie aucun projet de le renverser.
Mais il faudrait une singuliĂšre arrogance de clerc marxiste-lĂ©niniste pour sâen tenir-lĂ quand tant de gens sont en train de tomber dans la misĂšre, la pĂ©nurie, le froid, et que le pouvoir dâachat, avant mĂȘme dâĂȘtre une «revendication», est une urgence quasi vitale. On se souvient des «gilets jaunes» et de cette lumiĂšre crue qui Ă©tait tombĂ©e (enfin) sur les conditions dâexistence dâune partie considĂ©rable de la population, hors dâĂ©tat parfois de faire plus dâun repas tous les deux jours. CâĂ©tait en 2018 et on imagine les mĂȘmes aujourdâhui. On est bien contents quâil y ait des syndicalistes pour sâoccuper des salaires.
Il faut pourtant peut-ĂȘtre garder quelque chose du point de vue du clerc, fut-ce simplement pour que le petit stratĂšge macroniste lâait bien profond, mais aussi, en fait surtout, parce que tout se tient. Et quâil nây a aucune difficultĂ©, tirant sur le fil du pouvoir dâachat, Ă faire venir tout le reste avec.
Hormis la frange supĂ©rieure des porcs façon PouyannĂ© Arnault, et la classe nuisible qui les soutient, classe des wannabes, startupers, chaussures pointues du privĂ© comme du public, entrepreneurs rĂ©els ou imaginaires, bourgeois vieux, Ă©ditorialistes surpayĂ©s, admis Ă la grande table mais juste au bord pour ouvrir le bec et attraper quelques bas morceaux quâon leur jette, hormis ces 10 % qui tiennent symboliquement et Ă©lectoralement le pays, le reste de la population nâen peut plus, ni monĂ©tairement, ni â câest ça le point important â dâaucune autre maniĂšre. Car le macronisme dĂ©truit la vie des gens de toutes les maniĂšres.
Avec le concours mouillĂ© de tout ce que le systĂšme mĂ©diatique compte de porte-coton, Macron sâest longuement Ă©panchĂ© et fait connaĂźtre ses mĂ©ditations : suis-je vraiment Jupiter ? Ne suis-je pas plutĂŽt Vulcain ? On verrait pareilles scĂšnes Ă la tĂ©lĂ© nord-corĂ©enne, on nâen croirait pas ses yeux. Mais câest en France, et câest la journaliste intransigeante Caroline Roux qui donne la rĂ©plique. La vĂ©ritĂ© est, quâĂ laisser le choix des affiliations latines, il aurait plutĂŽt fallu proposer : NĂ©ron ou Caligula ? La vĂ©ritĂ© est que la ruine est partout et, quâayant vendu de la startup nation aux Ă©lecteurs, il a tiers-mondisĂ© le pays.
On a beaucoup discutĂ© ces derniĂšres annĂ©es de la «France pĂ©riphĂ©rique». Lâappellation est tout Ă fait pertinente, mais elle a fait lâobjet dâun terrible malentendu. Il fallait lâentendre, non pas au sens du «pĂ©riurbain», mais de lâĂ©conomie politique internationale. PĂ©riphĂ©rique: pays occupant des positions intermĂ©diaires dans la division internationale du travail, cultivant un avantage compĂ©titif par la compression des coĂ»ts, aux infrastructures sociales peu dĂ©veloppĂ©es. Encore cette dĂ©finition sâapplique-t-elle le plus souvent Ă des pays quâon dit aussi « émergents », alors que dans le cas de la pĂ©riphĂ©risation macroniste il faut inverser la direction du mouvement.
PlutĂŽt NĂ©ron donc:
à Strasbourg, le CROUS ouvre un concours aux étudiants : deux mois de repas gratuits pour les gagnants.
Ă Strasbourg, lâuniversitĂ© va prolonger de deux semaines les vacances de fin dâannĂ©e. Il fait froid Ă Strasbourg. LâuniversitĂ© nâa plus les moyens de chauffer.
Remontée significative du taux de mortalité infantile en France.
Le systĂšme de santĂ© au bord de lâĂ©croulement. La fermeture des lits continue pendant et aprĂšs le covid. Le ministre Braun rĂ©pond: on ferme des lits parce quâil nây a plus assez de personnel. Ministre, le personnel sâen va parce quâon a fermĂ© les lits â et que câest intenable.
LâĂ©ducation nationale au bord de lâĂ©croulement. Les profs Ă©cĆurĂ©s quittent le mĂ©tier parce que tout a Ă©tĂ© fait pour le leur rendre odieux et le leur faire quitter. Job dating.
Les instits, ceux des Ă©coles primaires, qui, comme les soignants, tiennent leur mĂ©tier pour «le plus beau des mĂ©tiers», quittent « le plus beau des mĂ©tiers » (1), vocations dĂ©vastĂ©es par la destruction de leurs conditions de travail. Une directrice se suicide. Lâinstitution nĂ©omanagĂ©rialisĂ©e jusquâau trognon, aux mains des would-be chaussures pointues, devenue inhumaine.
Attention, primaires et maternelles, on vous enviait dans le monde entier, comme le systĂšme de santĂ©. Attention, mĂȘme chemin...
Les Ehpads â ah les Ehpads... La promesse dâOrpĂ©a: Ouverture, Respect, PrĂ©sence, Ăcoute, Accueil.
Les nouveau-nés, les malades, les écoliers, les lycéens, une classe qui se tient sage, les étudiants, les vieux. Néron: «Nous avons accompagné les plus fragiles».
Les chĂŽmeurs aussi : bien accompagnĂ©s. Avec une rĂ©forme de lâUnedic qualifiĂ©e de «tuerie» jusque par lâhomme dont on dit parfois que, si lâesclavage Ă©tait rĂ©tabli, il nĂ©gocierait la longueur des chaĂźnes.
Les conducteurs â de cars, de trains, de mĂ©tro â envolĂ©s: conditions de travail insupportables.
La compĂ©tence technologique nuclĂ©aire de lâĂ©lectricien français: dĂ©truite.
Les SDIS, effectifs de pompiers sacrifiés, réduction des moyens financiers, Canadairs en voie de déglingue. Bonne idée pendant le changement climatique.
LâOffice national des forĂȘts: dĂ©truit. Bonne idĂ©e pendant le changement climatique. La directrice de la destruction: nommĂ©e par NĂ©ron.
La BibliothĂšque nationale de France: en cours de destruction. La directrice de la destruction: reconduite par NĂ©ron.
Le Centre National du Cinéma: en cours de destruction. Le directeur de la destruction: nommé par Néron.
Si les salles de cinĂ©ma sont vides, reconvertissons-les en salles dâe-sport. NĂ©ron, visiblement trĂšs excitĂ© le jour oĂč il a cette idĂ©e de gĂ©nie.
Les piscines tournent glaciales. De toutes façons il nây a plus de maĂźtres-nageurs â partis, plus recrutĂ©s. Remises au privĂ©. (Anecdotiques les piscines ? Mais les âpetites chosesâ comptent: elles mesurent la profondeur de la destruction.)
On meurt au voisinage des vignes. Pesticides. Glyphosate maintenu.
On jure la planĂšte great again, quâon a lâĂ©cologie au cĆur, quâon va planifier mĂȘme. Un dĂ©cret dĂ©fait les «zones de protection fortes»: feu vert pour la destruction des fonds marins. Bonne idĂ©e pendant lâĂ©cocide.
Un sous-ministre de NĂ©ron sâoppose Ă Bruxelles Ă lâinterdiction des mĂ©thodes de pĂȘche les plus agressives (la senne demersale) (2) : feu vert pour la destruction des fonds marins. Bonne idĂ©e pendant lâĂ©cocide.
Etc., on nâen finirait pas.
Et pendant ce temps: les porcs, les jets.
Et la police.
Bourdieu lui-mĂȘme avoue s'ĂȘtre demandĂ© s'il n'a pas poussĂ© le bouchon un peu loin.
En 1995 Ă la Gare de Lyon, Bourdieu prend la parole, explique que dans la rĂ©forme JuppĂ© des rĂ©gimes spĂ©ciaux, il y va dâun enjeu de civilisation. Joffrin, Minc, Colombani, Plenel, Julliard, Rosanvallon lui rient au nez. Bourdieu lui-mĂȘme avoue sâĂȘtre demandĂ© sâil nâa pas poussĂ© le bouchon un peu loin. Trente ans plus tard, pourtant, tout est confirmĂ©. Un ensemble, quâon appelle «nĂ©olibĂ©ralisme», qui nâa pas commencĂ© avec Macron mais que Macron a poussĂ© Ă des sommets sans prĂ©cĂ©dent, dĂ©truit tout. Les salariĂ©s, les fonctionnaires, les vocations, les services publics, lâamour du service public, lâamour des mĂ©tiers, les structures sociales, toutes les formes dâorganisation collective qui nâont pas Ă©tĂ© jetĂ©es au capital et au marchĂ©, les mers, lâespace, la terre, lâair Ă respirer, lâeau Ă boire, la planĂšte. NĂ©ron, fier de son incendie, contemple son Ćuvre. Envisage la suite : les retraites. « Ce qui se joue, câest mon autorité ».
Il faut sortir pour le pouvoir dâachat, câest une Ă©vidence criante. Mais il faut sortir aussi pour tout ça. Une bonne fois.