👁🗨 Fuir Rafah
“J'en ai assez de cette vie, essayer d'échapper à la mort sans cesse. Toute ma vie j'ai vécu des guerres continuelles, l’une après l'autre. Mais je n'ai jamais rien vécu de tel ma vie durant.”
👁🗨 Fuir Rafah
Par Tareq S. Hajjaj, le 18 février 2024
De nombreux Palestiniens fuient Rafah en prévision de l'invasion imminente d'Israël, mais lorsqu'ils retournent dans leurs quartiers détruits, ils sont toujours confrontés aux bombardements. “Nous avons échappé à la mort pour entrer dans un autre type de mort”.
Jamila Eleywa, 66 ans, a rassemblé le peu d'affaires qui lui restaient, à elle et à ses deux petites-filles survivantes, et les a mises dans plusieurs sacs. Cette femme âgée a décidé de retourner au camp de réfugiés de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza, après avoir appris que l'invasion israélienne imminente de Rafah était pratiquement garantie. Elle s'est résolue à quitter son refuge actuel pour éviter le massacre qui, elle le savait, s'ensuivrait.
Jamila a perdu 90 membres de sa famille depuis le début de la guerre, tous des parents au premier et au deuxième degré. La plupart d'entre eux sont morts quand leurs maisons ont été bombardées par des frappes aériennes israéliennes à Nusierat et dans le village de Zuwayda, bien avant que ces zones aient été évacuées vers Rafah au début du mois de décembre de l'année dernière.
Comme tant d'autres, Jamila a été déplacée d'un endroit à l'autre. Elle s'est souvent arrêtée dans des abris invivables, tels que des entrepôts et des locaux commerciaux, et a souffert de la faim, de la soif et de l'absence d'accès aux soins médicaux.
La principale préoccupation de Jamila a toujours été Yara et Lara, ses deux petites-filles qui ont perdu leur mère et leur petite sœur après que leur maison de Nuseirat a été prise pour cible.
Lorsque leur grand-mère leur a dit de se préparer à quitter Rafah, les deux filles ont pensé que la guerre était terminée, sans se rendre compte qu'elles passaient d'un enfer à un autre.
Lorsque Jamila a fini de faire ses valises, elle a essayé d'appeler une voiture pour les ramener à Nuseirat. Après de nombreuses tentatives, elle a réussi à obtenir le numéro d'un chauffeur de camion en raison de la grande quantité d'affaires qu'elle transportait. Lorsqu'ils ont fui Nusierat pour la première fois, ils s'attendaient déjà à une longue période de déplacement, emportant avec eux des panneaux solaires portables, des batteries, des vêtements, des matelas et des oreillers.
Jamila a convenu avec le chauffeur du camion qu'il viendrait les chercher le lendemain et les emmènerait à Nusierat. Il leur a demandé 500 dollars pour le voyage. En temps normal, ce même voyage n'aurait coûté que 70 dollars, mais la guerre a tout changé.
La nuit précédant le départ a été difficile pour Jamila, car les forces israéliennes ont attaqué de nombreuses maisons à Rafah et tué 150 Palestiniens, ce qui en a fait l'une des nuits les plus horribles pour les filles depuis le début de la guerre.
Accompagnées des perpétuelles déclarations israéliennes promettant que l'armée allait bientôt envahir Rafah, les dernières semaines ont terrorisé la population civile de la ville. Des milliers de personnes ont commencé à fuir vers le nord, en direction des villes et des camps de réfugiés du centre de Gaza. La campagne de déplacement forcé s’est répétée à maintes reprises tout au long de la guerre. Mais la différence de cette dernière campagne est qu'il n'y a plus nulle part où fuir. De larges pans du centre de la bande de Gaza ont été rasés et transformés en terrains vagues pour les opérations de l'armée israélienne.
“Nous avons passé une nuit terrifiante à Rafah avant de décider de retourner dans le centre de Gaza”, a déclaré Jamila à Mondoweiss. “Mes petites-filles criaient lorsque les bombes tombaient près de nous. Mes deux filles ont passé une journée entière piégées sous les décombres en octobre dernier lorsque leur sœur et leur mère ont été tuées alors qu'elles étaient toutes endormies.”
“Lorsque nous avons entendu le même son familier que celui qu'elles avaient entendu le jour où leur mère a été tuée, aucune d'entre nous ne pouvait plus le supporter”, poursuit Jamila. “Elles n'arrêtaient pas de pleurer, disant que cette fois-ci, elles allaient mourir comme leur maman et leur sœur Judy.”
Dans un précédent article de Mondoweiss, nous avons raconté l'histoire de Wa'd Abu Shouq, la mère de Lara, Yara et Judy, morte aux côtés de Judy lors de la frappe aérienne. Lorsque leurs corps ont été retrouvés, ils n'ont pas pu retirer Judy des bras de Wa'd. Ils les ont donc enveloppées dans le même linceul et les ont enterrées ensemble.
Jamila a déclaré que la décision de retourner dans le centre de Gaza était principalement motivée par la nécessité de calmer Lara et Yara, terrorisées à l'idée de revivre le jour où leur mère leur a été enlevée. Les camps de réfugiés du centre de la bande de Gaza ne sont pas pour autant plus sûrs, car les menaces d'invasion de l'armée s'étendent également à ces zones.
“La route côtière de Rafah à Nusierat était terrifiante, même si des milliers de personnes y circulaient”, a raconté Jamila à Mondoweiss. “Nous marchions sous le regard des navires de guerre israéliens, qui n'étaient pas loin. Et les drones de surveillance israéliens nous ont survolées.
“Nous sommes passés par Khan Younis en chemin”, a-t-elle poursuivi. “Nous entendions le bruit des balles et des obus d'artillerie. Nous pensions ne pas pouvoir passer de l'autre côté”.
Il n’y a plus aucune maison
Jamila a comparé son quartier à Nuseirat à celui d’une ville fantôme.
“Les blocs d'habitations n'ont pas seulement été détruits, ils ont été rasés au bulldozer et déblayés”, explique-t-elle. “Le quartier dans lequel je vivais a été transformé en un champ vide où il ne reste que du sable. Il ne restait plus aucune maison. Toutes les maisons de nos voisins et des membres de notre famille ont été rasées.
“Et à perte de vue, il n'y avait que des bâtiments bombardés”, poursuit-elle. “Certains étaient encore debout, avec seulement quelques étages touchés, d'autres s'étaient complètement effondrés, et d'autres encore n'étaient que partiellement détruits. C'était comme une ville fantôme, et la nuit, on avait l'impression qu'il n'y avait plus aucun signe de vie.
“Pas de supermarchés, pas de boulangeries, rien n'indiquait que des gens pouvaient survivre dans cet endroit”, souligne-t-elle.
Après avoir atteint Nuseirat, elless se sont dirigées vers la maison de la sœur de Jamila, qui avait échappé aux bombardements. Cependant, l'accès à la nourriture et à l'eau était bien pire qu'à Rafah, où les produits de première nécessité étaient un peu plus disponibles.
Jamila raconte que son fils passait la plupart de ses journées à errer dans la région avec un gallon vide, à la recherche d'eau pour leur famille de treize personnes. Pourtant, Jamila considère que la lutte quotidienne pour assurer leurs besoins est préférable à la perspective d'attendre la mort à Rafah et d'entendre la terreur dans la voix de ses petites-filles.
Jamila a admis que la décision de quitter Rafah n'était pas nécessairement rationnelle, mais le prix à payer pour ses petites-filles était insupportable. Elle pense en effet qu'elles ont besoin d'un soutien psychologique, mais au lieu de cela, elles ont continué à être déplacées et à être exposées à ces conditions de vie.
“En fin de compte, nous avons échappé à la mort pour entrer dans un autre type de mort”, observe Jamila.
Je ne peux pas supporter la vie sans eux
Na'ima al-Hurk, 55 ans, une autre personne déplacée qui vivait dans une tente à al-Mawasi, la partie ouest de Rafah près de la côte, a pris ses affaires en compagnie de sa famille et s'est rendue à Nuseirat après avoir entendu parler de l'imminence de l'opération.
Na'ima a déclaré qu'elle voulait fuir tout endroit où l'armée était proche, ayant entendu d'innombrables histoires de soldats exécutant de sang-froid de jeunes hommes devant leurs familles.
“J'ai vu de mes propres yeux sur les réseaux sociaux un père parler à un journaliste de la façon dont le soldat lui avait dit : ‘Je vais tuer ton fils, sans donner de raison’”, a expliqué Na'ima à Mondoweiss. “Il pleurait et disait qu'ils avaient tué son fils de sang-froid.”
Na'ima est la mère de cinq jeunes gens âgés de 17 à 25 ans. “Je ne veux pas perdre mes fils. Pour qui vivrais-je s'ils n'étaient plus là ?”.
“Je ne peux pas supporter la vie sans eux”, a déclaré Na'ima.
Après avoir atteint Nuseirat et installé une nouvelle tente, ils ont reçu un avertissement de l'armée israélienne leur enjoignant de quitter la zone.
“L'armée israélienne a donné l'ordre d'évacuer tout un quartier de plus de cinquante maisons”, raconte Na'ima. “Ils ont ensuite continué à pilonner la zone toute la nuit et le lendemain.”
Elle explique que ce scenario est devenu familier dans le camp de réfugiés de Nuseirat. L'armée ordonne à un bloc d'habitations de quitter les lieux, puis elle bombarde la zone jusqu'à ce qu'elle soit complètement rasée. Elle passe ensuite au bloc d'habitations suivant et ainsi de suite.
“Ils veulent détruire tout le camp”, explique Na'ima.
“J'en ai assez de cette vie, d'essayer d'échapper à la mort à tout bout de champ”, soupire-t-elle. “Toute ma vie, j'ai vécu des guerres continuelles, une guerre après l'autre. Mais je n'ai jamais rien vécu de tel ma vie durant.”