👁🗨 Gaza nous a tous changés
Créer cette colonie fut la plus grande erreur géopolitique de notre temps, menaçant d'entraîner le monde entier vers un enfer - que vivent déja les Palestiniens, brûlant, mourant & appelant à l'aide.
👁🗨 Gaza nous a tous changés
Par Susan Abulhawa* pour The Electronic Intifada, le 25 juin 2024
Chaque jour, je scrolle sur mon écran les nouvelles, les photos et les vidéos.
Dès le matin, je consulte Whatsapp à la recherche de messages d'amis de Gaza, et j'en envoie quelques-uns pour leur demander s'ils vont bien.
Ils pardonnent ma question idiote. Je ne leur demande pas vraiment, car je sais qu'ils vont mal.
Je veux juste m'assurer qu'ils sont en vie.
Leur envoyer de l'amour. Leur dire que je pense à eux.
Je me demande si c'est pour eux ou pour moi. Ils m'aiment et me manquent, et j'aimerais n'avoir jamais quitté Gaza, car je ne peux plus y retourner depuis qu'Israël contrôle la frontière égyptienne.
Je consulte aussi chaque jour les canaux Telegram de la résistance pour voir s'ils ont publié de nouvelles vidéos. Leur bravoure exceptionnelle ravive mon optimisme et ma détermination révolutionnaire.
La plupart des scènes qui défilent sur mon écran sont d'une violence inouïe. La nuit, mes rêves sont peuplés des atrocités diffusées en direct que je découvre dans la journée.
Gaza ne me quitte pas.
Je ne suis pas la seule. Presque tous mes amis disent la même chose, et je vois sur les réseaux sociaux des gens qui deviennent fous avec ce qu'ils découvrent.
La plupart d'entre eux sont des citoyens ordinaires qui n'ont jamais fait de politique. Leur initiation aux règles de la géopolitique est un génocide - des bébés et des enfants palestiniens sans tête, sans membres et sans visage, sous le regard des soldats et des civils israéliens qui les encouragent.
Jour après jour.
J'ai vu aujourd'hui un soldat britannique hurler à la face du monde sur les médias sociaux, incapable de contenir sa douleur et son incrédulité face à cette indicible cruauté.
La séquence a duré plusieurs minutes. Le visage du soldat est devenu rouge, ses veines se sont gonflées et ses yeux se sont voilés.
Combien de temps encore ?
Gaza nous a tous changés.
Combien de temps cela va-t-il durer ?
Aucune protestation, aucune démission, aucune plainte auprès de la Cour internationale de justice, aucune pression ne semble pouvoir mettre un frein à l'insatiable soif de sang et à la machine de guerre criminelle d'Israël.
Aujourd'hui, les Israéliens veulent bombarder le Liban, menaçant de transformer Beyrouth en Gaza.
Si Israël était un homme, il devrait être enfermé dans une prison de haute sécurité réservée aux pires criminels de la planète.
La création de cette colonie de peuplement a été la plus grande erreur géopolitique de l'histoire moderne, menaçant d'entraîner le monde entier vers un enfer. Les Palestiniens sont déjà sur place, dans l'abîme de la dépravation israélienne, brûlant, mourant et appelant à l'aide.
Lors de mon dernier voyage à Gaza, j'ai apporté plus de 30 kilos de nourriture pour une seule famille.
La mère d'un ami connaissait une femme qui connaissait elle-même une autre femme dont les trois enfants étaient atteints de phénylcétonurie (PCU), une maladie héréditaire qui empêche les enfants de métaboliser la phénylalanine, un acide aminé présent dans la plupart des aliments. Sans un régime spécial pauvre en phénylalanine, la PCU entraîne des handicaps mentaux, des crises d'épilepsie et d'autres troubles neurologiques.
Le blocus alimentaire imposé par Israël à la bande de Gaza a empêché cette mère de trouver les aliments dont elle avait besoin, et donner du pain ordinaire à ses enfants revenait à les empoisonner à petit feu. Mes amis en Égypte n'ayant pas réussi à trouver des pâtes et de la farine spéciales, je les ai commandées auprès d'une entreprise américaine et les ai transportées dans une valise très lourde à travers le monde, puis à la frontière de la bande de Gaza.
Là, j'ai livré les produits par l'intermédiaire d'un ami qui se rendait à Nuseirat, la région du centre de Gaza où se trouvait la famille à l'époque. Plus tard dans la journée, la mère a envoyé des photos et des vidéos de ses enfants mangeant les pâtes, souriants, reconnaissants et réjouis.
Elle leur avait également préparé des petits gâteaux avec cette même farine.
Je pense souvent à eux, car la réserve que j'ai apportée est certainement épuisée aujourd'hui.
Je me demande aussi s'ils ont survécu au massacre de Nuseirat le 8 juin. Ou ont-ils fait partie des 274 vies sacrifiées pour délivrer quatre prisonniers israéliens ?
Je me demande combien d'autres personnes atteintes de PCU ont été contraintes de choisir chaque jour entre la faim et le poison neurologique.
Je pense à la jeune Zeina, dont je me suis fait une amie.
Je suis tombée amoureuse d'elle et de sa famille - un frère et des parents aimants. Ils sont tous très gentils, intelligents et très unis.
Mais quand il a fallu que je parte, Zeina m'a gentiment emmenée à l'écart, sans que personne ne le remarque. Elle tremblait légèrement.
“Est-ce que je peux venir avec toi quand tu partiras ?”, m'a-t-elle demandé.
Je ne crois pas qu'il faille mentir aux enfants, même si la vérité est difficile à dire. Le mieux que j'ai pu faire a été de lui promettre de revenir et de lui certifier que cette horreur prendrait fin.
Cela finira bien par s'arrêter.
Je ne sais pas combien de temps elle avait guetté le bon moment pour me prendre à part, ni si elle s'était entraînée à me poser la question. Je pense qu'elle a cru qu'elle avait une chance, même si elle avait le sentiment de trahir sa famille, parce qu'elle m'a ensuite suppliée de ne pas en parler à sa mère.
Il y a des centaines de milliers d'enfants comme Zeina, traumatisés d'une manière qu'aucun d'entre nous ne peut vraiment concevoir. Leur cerveau est en train de se réorganiser et leur enfance ne ressemble plus à de l'enfance.
Seuls les ignorants consentants et les gens sans morale, ce qui pourrait ne faire qu'un, ne sont pas affectés par cet holocauste en temps réel.
Les autres sont éveillés, enragés et mobilisés.
Gaza a modifié notre ADN collectif. Nous sommes unis dans notre amour, notre souffrance et notre détermination à résister et intensifier notre action jusqu'à ce que la Palestine soit libérée et que ces sionistes génocidaires aient à répondre de leurs actes, comme l'ont fait les nazis.
* Susan Abulhawa est écrivain et militante. Son dernier roman s'intitule “Against the Loveless World” [Contre un monde sans amour].
https://electronicintifada.net/content/gaza-changing-all-us/47316