👁🗨 Gaza, ou la confrontation avec le pouvoir
L'État américain est en bonne voie d'adopter une forme d' absolutisme pur et dur, imposant des significations déformées non seulement à trois administrateurs d'université, mais à chacun d'entre nous.
👁🗨 Gaza, ou la confrontation avec le pouvoir
Par Patrick Lawrence, Spécial Consortium News, le 12 décembre 2023
Les événements des sept derniers jours donnent à réfléchir, où qu'on regarde. Les attaques quotidiennes des Israéliens dans le sud de la bande de Gaza, après avoir ordonné aux habitants du nord de s'y réfugier, dévoile l'intention de l'État d'apartheid de nettoyer ethniquement la bande de Gaza, et de disperser aux quatre vents les habitants qui survivent.
Existe-t-il un autre terme que “génocide” pour qualifier cette horreur, cette tache sur la conscience de tous ceux qui n'élèvent pas la voix ?
Il est également clair, depuis la semaine dernière, que le soutien immoral du régime Biden à la soif de sang des Israéliens à Gaza déstabilise l'Amérique et accélère l'effondrement interne que cette nation redoute depuis qu'elle s'est déclarée États-Unis.
Pensez à ces auditions délirantes à la Chambre des représentants la semaine dernière, lorsque trois présidents d'université ont été cyniquement piégés afin que leurs inquisiteurs puissent les accuser de faire l'apologie d'un génocide imaginaire des juifs.
Pensez à ces définitions illégales d'antisémitisme que les apologistes d'Israël veulent voir adoptées en tant que loi fédérale et appliquées dans les universités et un grand nombre d'institutions publiques. Pensez à la course à l'antisémitisme, comme l'appelle Ajamu Baraka - ces affirmations aussi ridicules qu'omniprésentes selon lesquelles l'antisémitisme est soudain partout.
Pensez aux arrestations de ceux qui manifestent pour la cause palestinienne, au licenciement de professeurs et d'administrateurs, de médecins et d'autres professionnels, et à la suppression totale des droits du Premier Amendement. Pensez à l'annonce faite vendredi dernier par le régime Biden d'expédier des armes à Israël sans la moindre consultation du Congrès.
Repensons aux distances impériales que prend le régime en place, et à la dégradation de la Constitution américaine, de sa Déclaration des droits, de son Congrès, de ses tribunaux, de ses établissements d'enseignement, de son discours public, et de ses idéaux, de son langage commun. Comment comprendre ce qui arrive à l'Amérique et à son peuple ?
On ne parle que de cela dans tous les rassemblements de citoyens partageant les mêmes idées. Ces questions pèsent comme un fardeau accablant . Que devons-nous faire, demandent les gens. Quoi que l'on fasse, cela semble insuffisant. Nous sommes à la dérive dans un océan d'indécence et d'irrationalité imposées.
Rudolf Rocker
En me débattant avec tout cela, j'ai repensé la semaine dernière à Rudolf Rocker, l'anarchiste allemand dont le grand ouvrage, Nationalisme et culture, est aujourd'hui difficile à trouver, mais constitue une belle trouvaille si vous parvenez à en dénicher un exemplaire sur les sites de vente de livres d'occasion. L'érudit Rocker y réfléchit à la relation entre l'État moderne, en l'occurrence l'Espagne de Ferdinand et d'Isabelle, et ce qu'il appelle, de manière très générale, la culture :
“L'État national unifié a donc été établi sous la domination d'une monarchie absolue. L'Espagne devint la première des grandes puissances du monde... Mais avec le triomphe de l'État espagnol et la suppression brutale de tous les droits et libertés locaux, les sources de toute culture matérielle et intellectuellese tarirent, et le pays sombra dans un état de barbarie sans issue. Même les flux inépuisables d'or et d'argent en provenance des jeunes colonies espagnoles d'Amérique n'ont pu enrayer le déclin culturel : ils n'ont fait que l'accélérer”.
Rocker développe ici l'un des arguments qui font de Nationalisme et culture un ouvrage intemporel. Le pouvoir de l'État et la culture - qui, pour simplifier la définition de Rocker, désigne tout ce qui fait de l'homme un être humain et permet à l'humanité de survivre et de progresser - sont incompatibles. L'État, affirme-t-il, ne peut finalement pas supporter les formes de culture spontanée issues des communautés humaines.
Les régimes absolutistes sont particulièrement intolérants à l'égard de la culture autochtone. L'histoire montre qu’ils sont enclins à détruire toutes les formes de culture au nom de l'une ou l'autre forme d'unité nationale. Cette pratique est nécessaire à la poursuite de l'exercice du pouvoir.
Les grands empires, souligne Rocker, sont souvent des lieux fertiles de haute culture. “Mais ne nous leurrons pas”, écrit Rocker :
“Le grand art que nous pouvons associer aux empires est typiquement le résidu d'époques antérieures. Les autocraties et les régimes impériaux ont pour mission de détruire la culture, et non de la cultiver”.
Cela signifie, si j'ai bien lu Rocker, que dans les phases impériales tardives, toutes les institutions culturelles doivent être mises au service de l'État. Les universités, les musées, les médias, les secteurs industriels importants - tous ces éléments sont des entités culturelles, qui doivent refléter l'idéologie de l'État et se conformer à ses diktats.
La langue, un important artefact culturel, devient une question controversée dans ce contexte. Si la langue naît de la communauté qui la parle, l'État décide de la contrôler et la manipuler afin d'enrôler les communautés à la cause de l'État, la cause du nationalisme et du pouvoir.
Rocker, ne l'oublions pas, était un anarchiste et avait donc une dent contre l'État et toutes les formes d'idéologie nationalistes qu'un État peut développer et mettre en œuvre. Même si l'on ne s'intéresse guère à l'anarchisme (ce qui n'est pas mon cas), je ne vois pas en quoi cela dévalorise d'un iota tout ce que Rocker a à nous dire sur nous-mêmes, en particulier, et pas seulement aujourd'hui, par le biais de la confrontation fondamentale entre le pouvoir de l'État et la culture que Rocker met en évidence tout au long de l'histoire.
Considérer le projet libéral autoritaire comme la manifestation d'un pouvoir étatique s'exerçant sur ceux qu'il gouverne - ou qu'il dirige, selon le cas - n'a rien de sorcier. Tout y est ou presque : l'application de la version officielle de n’importe quel événement, l'interdiction de toute autre version, la sanction ou le bannissement de ceux qui s'écartent, même légèrement, de l'orthodoxie, la soumission des médias à l'État, la mutilation du langage pour servir les objectifs de l'État.
Corinna Barnard, une confrère à Consortium News, a publié dimanche un article superbement pertinent sur les auditions du Congrès de la semaine dernière, au cours desquelles les présidents de Harvard, du Massachusetts Institute of Technology et de l'Université de Pennsylvanie ont été soumis à quatre heures d'interrogatoires abusifs visant à montrer au reste d'entre nous les conséquences de notre incapacité à rester sains d'esprit au milieu d'une grotesque opération psychologique visant à nous convaincre que les droits du Premier Amendement doivent être balayés comme l’unique moyen de nous débarrasser de l'antisémitisme rampant qui nous assaille actuellement.
La déformation du langage pour servir les objectifs de l'État a atteint un degré d'irrationalité tout à fait aberrant au cours de ces auditions. Aucun cas n'a été rapporté où quelqu'un, sur un campus universitaire, aurait appelé au “génocide des Juifs”, mais qu'importe.
Voici ce que dit Barnard :
“Les États-Unis sont actuellement pris dans l'étau d'un effort monstrueux visant à focaliser la nation sur les craintes d'un génocide tout à fait hypothétique alors qu'un génocide réel est en train de se produire.
“La semaine dernière, une commission de la Chambre des représentants, qui rappelle l'époque maccarthyste du célèbre House Un-American Activities Committee, a interrogé trois présidents d'université sur leur tolérance à l'égard de termes tels que “intifada”, que le New York Times a décrit comme “un mot arabe qui signifie soulèvement et que de nombreux juifs entendent comme un appel à la violence à leur égard....
La réunion a fait voler en éclats le principe de la liberté d'expression, transformant des mots utilisés pour exprimer la cause de la résistance palestinienne en une intention malveillante à l'égard des Juifs, au moment même où l'armée israélienne perpètre un génocide...”
C'est l'État américain, au sens large et en bonne voie vers une forme d'absolutisme pur et dur, qui impose des significations déformées non seulement à trois administrateurs universitaires, mais à chacun d'entre nous.
De la parole à la pensée
Nous apprenons à cette occasion que le régime de censure avec lequel nous devons désormais vivre va au-delà de l'élimination ou de l'interdiction de la parole. Le silence n'est qu'un de ses objectifs. Il s'agit avant tout de contrôler ce qu'il est permis de dire, et ce que la langue que nous parlons doit signifier.
C'est une façon de nous dire ce que nous avons le droit de penser.
Que ce soit bien clair : le fait de haïr quelqu'un, quelle qu'en soit la raison, ou d'annoncer sa haine en public ne peut pas être considéré comme un crime. Ce sont nos droits, qu'ils soient exercés de manière révoltante ou non. Si l'ACLU ne s'était pas transformée en un nid de larbins identitaires, elle le dirait clairement et votre chroniqueur n'aurait pas à le faire.
Depuis quand, dans ce contexte, est-il du ressort du Congrès de voter des résolutions comme celle qu'il a adoptée la semaine dernière, la résolution 311-14, dans laquelle il “affirme clairement et fermement que l'antisionisme est de l'antisémitisme” ? Elle condamne également le slogan palestinien “Du fleuve à la mer” (que je trouve d'une poésie touchante), le qualifiant de “cri de ralliement pour l'éradication de l'État d'Israël et du peuple juif”.
Depuis jamais. Cette conduite irresponsable au sein du corps législatif national est à double tranchant.
D'une part, elle témoigne des difficultés rencontrées par l'Amérique dans l'accomplissement d'un autre de ses rituels de purification. Depuis les pendaisons de Boston au XVIIe siècle, en passant par les diverses peurs rouges, le Russiagate et tout le reste, c'est toujours la même histoire : nous devons éliminer de nos rangs les éléments impurs.
Pour ce faire, chacun doit dénoncer ou désavouer ce qu'on lui demande de dénoncer ou de désavouer, et le faire avec le degré de véhémence et d'illogisme prescrit. Sinon, on est exclu, d'une manière ou d'une autre, du cercle des élus.
Deuxièmement, la résolution imbécile de la Chambre est une indication de la façon dont la campagne meurtrière, et donc condamnable, de l'Israël de l'apartheid à Gaza a catalysé l'exercice du pouvoir de l'État américain sur la culture américaine, au sens où Rudolf Rocker aurait employé ce terme.
“Ce n'est pas un crime de haïr quelqu'un, pour quelque raison que ce soit, ou d'annoncer sa haine en public. Ce sont nos droits, qu'ils soient exercés de manière révoltante ou non”.
Dans ce contexte, nous voyons aujourd'hui de riches investisseurs de Wall Street, des dirigeants de sociétés de capital-investissement et d'autres personnages dont la principale préoccupation est le capital, suspendre ou menacer de suspendre des sommes considérables engagées dans des fonds de dotation universitaires si ces institutions ne se conforment pas à leurs opinions sur Israël et la cause palestinienne.
Réfléchissez-y. Les établissements d'enseignement supérieur sont censés être la source, ou l'une des sources, du dynamisme d'une société saine. Et aujourd'hui, ce sont les financiers qui dictent à ces institutions comment fonctionner ? Voilà à quoi ressemble le déclin. Voilà comment le soutien officiel de l'Amérique à l'Israël de l'apartheid y contribue.
Nous sommes tous attaqués, et pas seulement ceux qui sont censurés ou mis à l'index pour être sanctionnés ou bannis. Nous sommes tous confrontés au pouvoir. Et la lecture de Rocker nous aide à comprendre l'ampleur de cette confrontation.
“J'en reviens toujours à l'idée qu'aucun d'entre nous n'a été élevé ou préparé à vivre dans un monde de fous”, a écrit un lecteur qui se fait appeler Roundball Shaman dans le fil de commentaires d'un récent article. “Il n'y a qu'une seule façon de faire face à la folie. Rester sains d'esprit nous-mêmes”.
C'est un bon début, compte tenu des circonstances.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, conférencier et auteur, plus récemment de Journalists and Their Shadows, disponible auprès de Clarity Press. Parmi ses autres ouvrages, citons Time No Longer : Americans After the American Century. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré.
https://consortiumnews.com/2023/12/12/patrick-lawrence-gaza-confronting-power/