👁🗨 Histoires inconcevables des enfants de Gaza
“Il faut savoir qu'en moyenne, tous les dix jours, des enfants perdent une jambe, ou les deux. Cela vous donne une idée du type d'enfance que vivent les petits à Gaza”.
👁🗨 Histoire inconcevables des enfants de Gaza
Par Vijay Prasad*, le 5 juillet 2024
L'histoire ne devrait pas être réelle. Nous sommes au matin du 29 janvier 2004. L'armée israélienne vient de bombarder une grande partie du quartier prospère de Tel al-Hawa dans la ville de Gaza, y compris - en octobre 2023 - la totalité du campus de l'Université islamique de Gaza dans la ville de Gaza. À la suite d'un avertissement de l'armée israélienne, sept membres d'une famille sont montés dans une Kia Picanto pour fuir vers le sud. Mais les bombardements israéliens ont rasé une tour voisine, de sorte que la voiture a dû aller vers le nord avant de pouvoir rejoindre le sud.
Non loin de là, la voiture essuie des tirs de véhicules militaires israéliens, dont des chars Merkava. Selon une enquête remarquable menée par l'agence de recherche britannique Forensic Architecture, 355 balles ont été tirées sur la voiture.
L'une des personnes présentes dans la voiture, une enfant de six ans nommée Hind Rajab, a appelé les services d'urgence.
“Ils sont tous morts”, dit-elle en parlant des membres de sa famille. “Le tank est à côté de moi. Il fait presque nuit. J'ai peur. Venez me chercher, s'il vous plaît”.
Le Croissant-Rouge palestinien a envoyé une ambulance pour la secourir.
Deux semaines plus tard, le 10 février, le cadavre de Hind Rajab a été retrouvé près des corps de sa famille, ainsi que ceux des ambulanciers (Ahmed al-Madhoun et Yusuf al-Zeino) envoyés pour la sauver. “Le char est à côté de moi”, a dit la fillette sur un enregistrement sauvegardé par le Croissant-Rouge palestinien, mais le Département d'État américain et l'armée israélienne affirment qu'aucun char n'opérait dans la zone à ce moment-là. C'est la parole d'une enfant assassinée contre les gouvernements les plus dangereux et les plus hypocrites du monde.
Le meurtre de Hind Rajab et de sa famille a choqué le monde entier (le père de Hind Rajab a été tué lors d'une autre attaque fin juin). Lorsque les étudiants de l'université de Columbia ont occupé leur bâtiment administratif, ils l'ont baptisé Hind Rajab Hall. Le chanteur Macklemore a sorti en mai une chanson intitulée “Hind's Hall”.
Violence quotidienne
14 juin : un enfant est tué par des frappes aériennes israéliennes à Zeitoun (ville de Gaza).
22 juin : Deux enfants sont tués par des frappes aériennes israéliennes à Shujaiya (ville de Gaza).
25 juin : Deux enfants sont tués par des tirs israéliens dans la rue al-Wahda, près de l'hôpital Al-Shifa (ville de Gaza).
25 juin : Trois enfants sont tués par des frappes aériennes israéliennes dans le camp de réfugiés de Maghazi.
Chacune de ces histoires concerne de petits êtres chers, dont la plupart n'ont même pas atteint l'âge de 10 ans. Certains de ces enfants ont vécu la barbarie des bombardements israéliens de 2014, au cours desquels plus de 3 000 enfants ont été tués. Assis chez des familles de Gaza City et de Khan Younis au lendemain de cette guerre, j'ai entendu des histoires sur des enfants tués ou mutilés (Maha, paralysée. Ahmed, aveugle - mon carnet de notes n'est qu'un fouillis de pertes et de chagrin). Alors que les bombes continuaient de tomber en 2014, Pernille Ironside, alors responsable du bureau de Gaza du Fonds des Nations unies pour l'enfance (UNICEF), a déclaré que 373 000 enfants avaient besoin de “premiers soins psycho-sociaux immédiats”. Il n'y avait tout simplement pas assez de thérapeutes pour aider les enfants, dont la plupart sont maintenant endurcis par la laideur de l'occupation et de la guerre.
La violence qu'ils subissent est devenue une affaire quotidienne. Mais ce type de violence ne peut jamais être banal. “J'ai peur”, a dit Hind Rajab. Je me souviens avoir rencontré un petit garçon qui jouait avec un ballon de foot dans les rues d'al-Mughraqa. Son père, qui me faisait visiter les lieux, m'a dit que l'enfant n'arrivait pas à dormir, qu'il ne dormait pas de la nuit, et qu'il ne cessait de pleurer. C'était en 2014. Ce garçon doit aujourd'hui avoir une vingtaine d'années. Il n'est peut-être plus en vie.
Une ou deux jambes
Un site web interactif d'Al Jazeera présente les noms des enfants tués depuis octobre 2023, soit un toutes les quinze minutes. En faisant défiler les noms, je me suis senti si mal, puis j'ai trouvé ceci à la toute fin : “Ce ne sont que les noms de la moitié des enfants tués”. Début mai, Catherine Russell, directrice de l'UNICEF, a déclaré :
“Presque tous les enfants de Gaza ont été exposés aux traumatismes de la guerre, dont les conséquences se feront sentir toute leur vie.”
Dans sa déclaration, où elle indique que 14 000 enfants ont été tués, elle précise qu'“on estime à 17 000 le nombre d'enfants isolés ou séparés de leur famille”. Ces chiffres sont des estimations et il est probable qu'ils soient inférieurs à la réalité.
Un nouveau bilan de Save the Children suggère que plus de 20 000 enfants sont portés disparus à Gaza. Ils sont soit enfouis sous les décombres, soit détenus par l'armée israélienne, soit enterrés dans des fosses communes. Lors d'une réunion d'information détaillée le 25 juin, le commissaire général de l'Agence des Nations unies pour la Palestine (UNRWA), Philippe Lazzarini, a tenu des propos stupéfiants :
“Et il faut savoir qu'en moyenne, tous les dix jours, des enfants perdent une jambe ou les deux. Cela vous donne une idée du type d'enfance qu'un enfant peut vivre à Gaza”.
L'histoire ne devrait pas être réelle. Nous sommes au matin du 19 décembre 2023. Les chars israéliens traversent le quartier de Rimal, dans la ville de Gaza. Ahed Bseiso, 17 ans, se trouvait au dernier étage d'un immeuble de six étages et essayait d'appeler son père en Belgique pour lui dire qu'elle était toujours en vie. Elle a entendu un grand bruit, est tombée et a appelé au secours sa sœur Mona et sa mère. Sa famille s'est précipitée, l'a transportée et allongée sur la table de la cuisine où sa mère était en train de faire du pain. L'oncle d'Ahed, Hani Bseiso, médecin orthopédiste, a regardé sa jambe et s'est rendu compte qu'il devrait l'amputer, ou bien elle en mourrait. Il a pris tout le matériel qu'il a pu trouver et a procédé à l'amputation sans anesthésie. Ahed a récité des versets du Coran pour tenter de se calmer. Hani a pleuré pendant l'opération, que la famille a filmée et postée plus tard sur YouTube, et qui a été partagée de très nombreuses fois.
Telles sont les histoires de Gaza.
* Le dernier livre de Vijay Prashad (avec Noam Chomsky) s'intitule The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of US Power (New Press, août 2022).
https://www.counterpunch.org/2024/07/05/the-unbelievable-stories-about-the-children-of-gaza/