👁🗨 Ðiên Biên Phú a 70 ans
Comment les Vietnamiens ont-ils réussi à s'imposer à ce moment de l'histoire mondiale ? Les réponses éclairent le monde dont nous sommes aujourd'hui les témoins. Agissons en conséquence.
👁🗨 Ðiên Biên Phú a 70 ans
Par Patrick Lawrence, spécial Consortium News, le 15 mai 2024
L'autre jour, j'ai reçu le mail le plus salvateur qui soit, une bouffée d'oxygène au milieu des jours les plus sombres de l'humanité, sans doute de mémoire d'homme. Il m'a été envoyé par George Burchett, un peintre australien qui réside à Hanoï, sa ville natale.
George est né à Hanoï parce qu'il est le fils de Wilfred Burchett, l'un des plus grands correspondants du XXe siècle. Wilfred est célèbre pour de nombreuses choses, dont sa couverture des guerres anti-impérialistes du Viêt Nam, au nombre de deux, depuis le Nord.
George voulait rappeler à ceux qui reçoivent sa lettre d'information privée, People's Information Bureau, qu'il est temps de célébrer le 70e anniversaire de la victoire du Viêt Minh, le mouvement révolutionnaire de Ho Chi Minh, sur les Français à Ðiên Biên Phú, une vallée située dans les hautes terres lointaines à la frontière laotienne, dans le nord-ouest du Viêt Nam.
La bataille de Ðiên Biên Phú a duré 55 jours, du 13 mars au 7 mai 1954. Deux mois après leur défaite catastrophique, les Français signaient les accords de Genève, dans lesquels ils acceptaient de retirer toutes leurs forces non seulement du Viêt Nam, mais aussi du Cambodge et du Laos, les autres possessions coloniales de la France en Indochine.
La victoire du Viêt Minh à Ðiên Biên Phú est à elle seule une histoire passionnante. John Prados, un ami récemment disparu, a écrit mon livre préféré parmi les nombreux ouvrages sur le sujet. Alors que les Français commençaient à désespérer, raconte-t-il dans The Sky Would Fall (Dial, 1983), l'administration Eisenhower a élaboré des plans d'intervention contre le Viêt Minh - plans qui incluaient la deuxième utilisation de bombes atomiques par l'Amérique.
Le président Eisenhower, les frères Dulles (John Foster au Département d'État, Allen à la C.I.A.) et d'autres ne sont jamais allés au-delà la mise en place d'une opération secrète de grande envergure, avant que les forces françaises dirigées par Christian de Castries ne tombent au combat. Mais le livre de Prados laisse entrevoir la folie et les illusions qui ont déclenché la deuxième guerre d'Indochine, et l'ont prolongée de 21 ans.
Les cliques politiques de Washington, sans parler des paranoïaques invétérés tels que les frères Dulles, sont incapables d'apprendre quoi que ce soit de quelque manière que ce soit, tant elles sont prisonnières de l'idéologie exceptionnaliste de notre république. Le bilan de la politique étrangère américaine post-Vietnam ne le démontre que trop bien.
Mais il est des leçons que le reste d'entre nous peut tirer de la victoire vietnamienne à Ðiên Biên Phú et de sa défaite face aux Américains au cours des deux décennies et de l'année de guerre qui ont suivi. Ne les négligeons pas pour leur éclairage sur le monde dont nous sommes aujourd’hui les témoins, et sur la manière dont nous devons agir en conséquence.
Génie stratégique
Le général Võ Nguyên Giáp s'est avéré être un génie stratégique en menant les forces du Viêt Minh à la victoire à Ðiên Biên Phú. Il a encerclé les Français du haut des collines qui entouraient la garnison de Castries, et a pleinement utilisé les tactiques de guérilla en déployant de l'artillerie lourde, soigneusement disposée pour un impact maximal, dans un système élaboré de galeries destinées à échapper aux bombardements français.
Comme le relatent les récits, les hommes et les femmes du mouvement révolutionnaire de Ho ont dû démonter les canons massifs de Giáp pour les transporter, à pied et à vélo, pièce par pièce, jusqu'aux sommets surplombant les Français, où ils ont été remontés et mis en service. Giáp a détruit la piste d'atterrissage de Castries et, au prix de violents combats terrestres, a progressivement réduit le périmètre français jusqu'à ce que les combats s’achèvent dans un bain de sang.
En moins de deux mois, les Viêt Minh ont vaincu et capturé 12 000 soldats français survivants. Giáp n'a pas perdu une seule pièce d'artillerie. Les Français étaient à la table des négociations à Genève le 8 mai un jour après la reddition de Castries. Un mois plus tard, le gouvernement français est tombé.
Thomas Meaney, dans un bref mais très bon article publié dans la section Sidecar de la New Left Review, a décrit Ðiên Biên Phú comme étant “le Stalingrad de la décolonisation”. Pour ce qui est de la perspective historique, il n'y a pas mieux : Ðiên Biên Phú figure en bonne place parmi les premiers triomphes décisifs des pays non occidentaux face aux agressions des puissances impériales pendant ce que nous appelons “l'ère de l'indépendance”.
Comment les Vietnamiens ont-ils réussi à s'imposer à ce moment de l'histoire mondiale ? C'est là une leçon digne d'être retenue.
Meaney, membre de la Max Planck Society à Göttingen, en Allemagne, souligne que les célébrations de l'anniversaire de la victoire du Viêt Nam, la semaine dernière, comprenaient une reconstitution en costume de la bataille, où les paysans et les soldats qui ont transporté toute l'artillerie dans les montagnes ont été mis à l'honneur. Pourquoi ? Que saluaient les Vietnamiens ?
Comme l'explique Meaney à juste titre, les voies d'approvisionnement vers le général Giáp n’ont été possibles que parce que Ho avait, en 1954, créé une identité collective parmi les Vietnamiens, une reconnaissance et un objectif communs, qui ont rendu possible une mobilisation nationale contre les Français. C'était la condition sine qua non de Ho.
“Comment réaliser un Ðiên Biên Phú ?”, s'interrogeait Frantz Fanon en publiant sept ans plus tard Les Damnés de la terre. La réponse, qui devrait intéresser tous ceux qui veulent tirer des leçons de l'histoire et de l'expérience, vient des paysans et des porteurs. Ils avaient une vision collective, une conscience de ce qu'ils étaient, de leur situation et de ce qu'ils devaient faire pour y remédier. C'est ce qui leur a permis d'agir.
Et c'est ce que j'entends par une leçon qui vaut la peine d'être comprise.
L'indifférence générale face aux génocides
Lorsqu'on parle aux gens, jour après jour, du génocide israélo-américain à Gaza, on se rend compte que cette attaque obscène a jeté la réalité la plus crue au visage de ceux qui s'y opposent, une réalité devant laquelle la plupart d'entre nous ont eu tendance à reculer.
Toutes les institutions auprès desquelles les citoyens de l'Occident sont censés exprimer leurs préoccupations et leurs exigences sont défaillantes. Parmi ceux qui prétendent diriger les démocraties occidentales, on constate une indifférence générale à l'égard de ceux qui s'opposent à un génocide dont ils sont les témoins quotidiens en temps réel.
C'est là une situation que nous partageons tous. Si nous ne vivons pas dans des démocraties effectives, comme le montre brutalement le soutien de l'Occident à l'apartheid israélien, ce n'est que lorsque nous cultiverons une conscience collective de cette réalité - sans faillir - que nous saurons quels obstacles nous devrons franchir et quels fardeaux nous devrons assumer.
George Burchett, qui a consacré un temps considérable durant plusieurs années à l'archivage du travail de son père, a envoyé les plus belles photos de Wilfred au People's Information Bureau qui a commémoré l'anniversaire de Ðiên Biên Phú.
On peut y voir Wilfred, en sandales et casque de protection, travaillant sur un article au quartier général de Ho dans la jungle de la province de Thai Nguyen. Dans un article publié dans Vietnam+, un site web de Hanoi, on voit Wilfred discuter avec Ho autour d'un thé dans ce qui me semble être - mais je peux me tromper - la modeste maison que Ho avait construite derrière le palais grandiose où vivait le gouverneur des colonies.
[Lire aussi : Trois journalistes australiens hors du commun : Burchett, Pilger et Assange].
Les deux journalistes qui ont interviewé George, Phan Hong Nhung et Pham Thu Huong, ont noté “l'esprit de solidarité, l'autosuffisance, le grand leadership” dans le Vietnam de 1954. Les Américains semblent aujourd'hui dépourvus de ces trois qualités.
Mais George a envoyé quelque chose d'autre dans sa missive du PIB dont il faut tirer un autre enseignement.
Il s'agit d'une copie numérisée d'un article que Wilfred a publié le 30 mars 1954, intitulé “Un grand désastre pour l'armée française”. À cette époque, Wilfred en avait fini avec la presse traditionnelle. Il s'agit de son premier dossier en provenance du Vietnam pour le Daily Worker, le quotidien britannique, et qui marque, si j'ai bien compris, son arrivée dans les médias indépendants.
“L'action qui se déroule actuellement à Ðiên Biên Phú est pour l’armée française l'échec le plus tragique de l'ensemble du fiasco calamiteux du plan Navarre visant à écraser le peuple vietnamien”,
peut-on lire en tête de son article. Aux lourdes pertes en hommes s'ajoute la destruction de la puissance aérienne française, qui fait de cette bataille l'une des plus coûteuses de toute la “sale guerre” pour les Français.
Vous ne liriez rien de tel dans le Times of London ou le Daily Express, pour lesquels Burchett a déjà travaillé, à la fin du mois de mars 1954.
La bataille de Ðiên Biên Phú avait commencé deux semaines plus tôt. Burchett fait référence à Henri Navarre, un soldat professionnel envoyé de Paris un an plus tôt pour mater le mouvement de libération vietnamien.
Travailler de “l'autre côté”
Les dossiers de Wilfred Burchett sur le Nord-Vietnam, qui commencent en 1954 et se poursuivent jusqu'à la victoire de 1975, m'enseignent encore autre chose : la valeur et de la fierté de travailler de “l'autre côté”, et du rôle que cela joue dans le développement de cette conscience mobilisatrice mentionnée précédemment parmi ceux qui, autrement, auraient été formatés par la propagande pour garder un silence complaisant.
Les reportages de Burchett sur le Nord en sont précisément un exemple. Comme le savent tous ceux qui ont vécu les années du Viêt Nam, le travail de Wilfred s'est avéré essentiel pour la cohérence et la détermination du mouvement anti-guerre, en particulier mais pas seulement aux États-Unis. Il en ressort que les médias indépendants - presse écrite, webcast, podcast, vidéo, audio, tout cela - sont tout aussi essentiels pour une compréhension éclairée des événements de notre époque.
( Je précise que j'ai eu la chance de travailler avec Wilfred au milieu des années 1970, en prenant la dictée et en rédigeant certains de ses dossiers, alors que la guerre du Viêt Nam touchait à sa fin. J'ai décrit cette relation en détail dans Journalists and Their Shadows, que Clarity Press a publié l'automne dernier).
Le week-end dernier, The Floutist, la lettre d'information Substack que je publie et coédite, a proposé un article intitulé “Reportage du Donbas”, écrit par un journaliste suisse de renom, Guy Mettan. Cet article est basé sur un voyage que Mettan a effectué le mois dernier dans les deux républiques du Donbas, Donetsk et Lugansk, qui ont voté par référendum il y a deux ans, en septembre, pour rejoindre la Fédération de Russie.
Le reportage de Mettan nous montre un lieu et un peuple que nous ne sommes pas censés voir, tout comme Burchett a commencé à le faire il y a 70 ans ce printemps. L'article de Mettan, encore un reportage de “l'autre côté”, m'a ouvert des yeux stupéfaits au moment même où je l'éditais. Un autre exemple de ce type de reportage.
* Patrick Lawrence, correspondant à l'étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l'International Herald Tribune, est chroniqueur, essayiste, conférencier et auteur, plus récemment de Journalists and Their Shadows, disponible auprès de Clarity Press. Parmi ses autres ouvrages, citons Time No Longer : Americans After the American Century. Son compte Twitter, @thefloutist, a été définitivement censuré.
https://consortiumnews.com/2024/05/15/patrick-lawrence-dien-bien-phu-at-70/