👁🗨 Indlieb Farazi Saber: Leicester, les Asiatiques Ougandais et la naissance de la "minorité modèle".
"Nous savions que des manifestations contre nous auraient lieu, le National Front était actif à cette époque. Nous ne savions pas où nous serions logés & scolarisés, il y avait beaucoup de tensions".
👁🗨 Leicester, les Asiatiques ougandais et la naissance de la "minorité modèle".
📰 Par Indlieb Farazi Saber, le 7 novembre 2022
Les récents troubles communautaires dans la ville anglaise sont le reflet d'une histoire de lutte commune entre hindous, musulmans et autres communautés d'Asie du Sud.
Se souvenant de son enfance passée à Kampala, la capitale ougandaise, Muhammad Amin dit qu'il ne lui reste que des souvenirs.
"J'avais beaucoup d'amis", raconte à Middle East Eye cet électricien de 60 ans, qui vit aujourd'hui à Londres, poursuivant : "Musulmans, sikhs, hindous, nous allions ensemble à l'école et, après l'école, nous jouions ensemble dans la rue et ne rentrions que lorsqu'on nous appelait pour notre dîner”.
"Souvent, nous mangions chez les uns et les autres."
Les grands-parents d'Amin ont quitté leur maison dans le district indien de Bharuch en 1943, dans le cadre d'une vague de migrants sud-asiatiques se déplaçant vers l'Ouganda - également un territoire sous domination britannique.
La migration indienne vers les territoires africains de la Grande-Bretagne se poursuit depuis la fin des années 1800, beaucoup d'entre eux étant des travailleurs sous contrat, d'autres des marchands ou des administrateurs.
La migration de l'Inde vers l'Afrique a commencé bien avant l'occupation britannique des deux régions, bien que la domination britannique ait accéléré le processus.
Dans le Periplus de la mer Érythrée, la présence indienne en Afrique s’amorce dès le premier siècle, les vents de mousson aidant les commerçants transportant des marchandises provenant de plus loin à l'est à traverser les mers.
Les écrits de l'explorateur du 15e siècle Vasco da Gama et les récits de l'amiral Hayreddin Barbarossa, chef de la flotte navale ottomane, font également état de comptoirs indiens le long de la côte est de l'Afrique.
Aujourd'hui, des pays africains comme l'Afrique du Sud et le Kenya abritent toujours d'importantes diasporas asiatiques, notamment des personnes originaires de l'Inde et du Pakistan contemporains.
Parmi eux, l'actuel Premier ministre britannique Rishi Sunak, dont la mère est née en Tanzanie et le père au Kenya.
L'ancienne ministre britannique de l'intérieur Priti Patel est également une enfant de Gujarati-Ougandais.
Les Afro-Asiatiques étaient connus pour leur savoir-faire entrepreneurial et ont souvent créé des magasins, des usines et d'autres entreprises dans leurs nouveaux pays.
La communauté Gujarati, en particulier, tant hindoue que musulmane, était connue pour son sens des affaires et décrite comme ayant un "don pour l'innovation et l'esprit d'entreprise" par l'historien social Gujarati Makrand Mehta.
Au début du XXe siècle, ils se sont installés en tant que dukanwallahs, ce qui signifie "commerçants" dans plusieurs langues d'Asie du Sud.
Les épiceries et cafés asiatiques servaient les clients africains, ainsi que ceux qui venaient du sous-continent.
La propre famille d'Amin possédait une chaîne d'entreprises à Kampala, dont une société de réfrigération, qui lui permettait de mener un style de vie confortable.
Et ce, jusqu'en 1972.
▪️ Expulsion
À 11 ans, Amin se souvient avoir écouté des conversations paniquées entre les anciens de la communauté.
Le dirigeant ougandais Idi Amin avait trouvé un bouc émissaire commode pour les maux économiques du pays en la personne de la communauté asiatique, qu'il accusait ouvertement d'exploiter les Africains autochtones.
Cependant, les Asiatiques d'Ouganda étaient dans une situation précaire depuis des décennies avant la décision d'Amin de les expulser de l'Ouganda.
La domination britannique dans l'ensemble de l'empire s'était affaiblie à la suite de la Seconde Guerre mondiale et, dans les années 1960, les nouveaux États africains indépendants se débarrassaient des vestiges de la domination coloniale dans le cadre d'un processus connu sous le nom d'africanisation.
À cette époque, les communautés asiatiques de pays comme l'Ouganda, le Kenya, la Tanzanie et le Malawi comptaient plusieurs centaines de milliers de personnes.
Elles menaient des vies très différentes de celles de leurs voisins africains et leur réussite économique, ainsi que leur proximité avec leurs anciens suzerains britanniques, les rendaient vulnérables à la colère nationaliste.
Provoquer l'exode des Asiatiques était également un moyen pour Idi Amin d'exercer une pression sur les fonctionnaires britanniques qui avaient pris ombrage de ses abus, et de son approche non conventionnelle de la gouvernance.
La plupart des Asiatiques d'Afrique de l'Est avaient quitté l'Inde et le Pakistan alors que ces pays faisaient encore partie de l'Empire britannique. Par conséquent, ils ont conservé la nationalité britannique, et le Royaume-Uni était leur refuge de prédilection. Le gouvernement indien, pour sa part, ne voulait jouer aucun rôle dans cette affaire.
Amin était conscient de la montée du sentiment anti-immigration au Royaume-Uni, et le fait d'envoyer des Asiatiques ougandais à sa porte contribuerait à attiser les tensions dans ce pays.
En 1972, il joue son va-tout en fixant un délai de 90 jours pour le départ de la communauté sud-asiatique de l'Ouganda, forte de 80 000 personnes, pour avoir "saboté l'économie de ce pays".
Les exilés se retrouvent alors entre trois pays qui ne veulent pas d'eux.
En 1968, le Parlement britannique a adopté la loi sur l'immigration du Commonwealth, explicitement créée pour exclure les Asiatiques d'Afrique de l'Est pour raisons raciales.
C'est également à cette époque que le politicien conservateur Enoch Powell prophétise des "rivières de sang" provoquées par l'immigration.
Parlant des Ougandais-Asiatiques, le héros de la droite britannique anti-immigration a déclaré: "Leurs soi-disant passeports britanniques ne leur donnent pas le droit d'entrer en Grande-Bretagne."
Néanmoins, devant l'embarras de laisser les ressortissants britanniques à leur sort, 27 000 d’entre eux ont été autorisés à entrer grâce à un système de quotas. Le Canada a pris quelques Ougandais-Asiatiques, tout comme les États-Unis et l'Allemagne.
"Je n'ai pas réalisé ce qui se passait jusqu'à ce que moi et mes frères et sœurs prenions l'avion avec nos parents... et atterrissions à Londres".
La famille d'Amin a rejoint des milliers de familles arrivant en Grande-Bretagne avec peu de biens, et faisant face à un destin incertain.
Au cours des décennies suivantes, des Asiatiques d'autres États africains se sont également rendus au Royaume-Uni, craignant une répétition des événements en Ouganda.
▪️ Souvenirs d'Ouganda
Dans un revirement du destin, Jaffer Kapasi est aujourd'hui le consul général honoraire de l'Ouganda au Royaume-Uni, après avoir été nommé par le gouvernement ougandais en 2015. Il est également leader de la communauté gujarati dans la ville de Leicester, dans les Midlands.
Son histoire illustre celle de nombreux autres Ougandais d'origine asiatique ayant quitté leur foyer en Afrique centrale sans rien, et ont reconstruit une nouvelle vie au Royaume-Uni.
"J'avais 18 ans et j'étais à l'université lorsque l'annonce a été faite", se souvient Kapasi dans un entretien téléphonique avec Middle East Eye.
"Au début, nous n'y croyions pas, nous pensions que c'était une blague. Il y avait environ 80 000 Asiatiques qui vivaient là, ils contrôlaient le commerce et les échanges.
Mon père a refusé de partir, jusqu'à ce qu'il voie des amis se faire arrêter, et qu'il réalise qu'Idi Amin était un fou".
Élevé près de Masindi, à la frontière occidentale de l'Ouganda, il se souvient avec émotion d'avoir utilisé des lanternes pour éclairer sa maison qui n'avait pas l'électricité, et d'avoir contemplé la pleine lune au-dessus des rives du lac Albert en Ouganda.
"Debout sur notre véranda, nous pouvions voir les hippopotames se jeter de l'eau les uns sur les autres. C'était la distraction de notre jardin", se souvient-il.
Fils d'un dukanwallah prospère, sa famille vivait confortablement malgré l'absence de commodités dans les premières années, comme l'électricité.
"La qualité de vie là-bas était excellente, et c'est ce qui nous manque le plus".
Son père, Akberali Allibhai Kapasi, a commencé par un petit magasin, qui vendait de tout, des barres de chocolat à l'essence, mais a ensuite développé son activité pour finir par créer une chaîne de magasins.
"Il travaillait dur, avait le sens des affaires, il a réussi à se faire un nom, et il employait de bonnes personnes honnêtes pour travailler pour lui", dit Kapasi en se souvenant de son père.
Liée par les liens communs de la langue et de l'éthique commerciale, la communauté gujarati a travaillé ensemble, en faisant fi des différences de religion ou de caste, pour devenir des chefs d'entreprise et des négociants en contreplaqué, coton, thé et sucre.
L'expulsion a entraîné la perte de ces entreprises et de leurs biens, mais ce qu'ils ont conservé est sans doute tout aussi important.
La famille Kapasi, ainsi que d'autres membres de la communauté asiatique, ont conservé leur éthique commerciale et leur sens de la solidarité communautaire au Royaume-Uni.
En Grande-Bretagne, de nombreux membres de la communauté se sont regroupés dans certaines régions, comme Leicester, qui compte aujourd'hui l'une des plus grandes communautés asiatiques du Royaume-Uni en proportion de la population totale.
Dans leurs nouveaux foyers, les communautés récemment arrivées ont créé des entreprises pour se servir les unes les autres, avec de nouveaux cafés et magasins répondant aux goûts des Sud-Asiatiques, et se sont ensuite développées dans des industries, comme l'industrie textile.
La communauté a également cherché à tirer parti des possibilités d'éducation que leur nouveau foyer avait à offrir.
Dans le cas du jeune Kapasi, cette voie l'a mené à la comptabilité, et il a créé son propre cabinet.
▪️ Le racisme en toile de fond
Mais la vie au Royaume-Uni n'a pas été que rose et pastel. Outre le dénuement, les Ougandais-Asiatiques ont également dû faire face à un accueil hostile de la part de nombreux Britanniques.
Kapasi résume: "Nous savions que des manifestations contre nous auraient lieu, le National Front était actif à cette époque. Nous ne savions pas où nous serions logés, ou scolarisés, il y avait beaucoup de tension, surtout pour mes parents."
Le conseil municipal de Leicester, peu accueillant, craignant l'arrivée de nouveaux étrangers dans une ville qui avait déjà accueilli une communauté indienne après la Seconde Guerre mondiale, s'est donné beaucoup de mal pour limiter un nouvel afflux.
Il a publié une annonce dans l'Argus d'Ouganda déclarant: "Les conditions actuelles dans la ville sont très différentes de celles rencontrées par les premiers colons... des milliers de familles sont inscrites sur la liste des logements... des centaines d'enfants attendent une place dans les écoles... [les services sociaux et de santé] sont sollicités à l'extrême."
Kapasi se souvient de l'annonce et, comble de l'ironie, admet qu'elle a contribué au choix du logement de sa famille.
Le conseil municipal ayant mentionné l'existence d'une communauté asiatique, son père a décidé de se rendre à Leicester, où ils pourraient se nourrir, parler leur langue et pratiquer leur culture et leur foi.
D'autres se sont installés dans les arrondissements londoniens de Harrow et Wembley, comme la famille d'Amin.
▪️ Faire revivre Leicester
L'ancien Premier ministre britannique David Cameron a un jour décrit les Indiens et les Asiatiques d'Ouganda comme "l'un des groupes d'immigrants les plus prospères de toute l'histoire du monde".
Ceux qui quittaient l'Ouganda n'étaient autorisés à emporter avec eux que 55 £ (livre sterling), soit environ 140 $ en 1972.
Dans des villes comme Leicester, certains ont créé de jeunes entreprises à partir des biens qu'ils avaient réussi à conserver, tandis que d'autres ont cherché à trouver un emploi, souvent dans des fonctions manuelles non qualifiées, comme dans les usines textiles, ou dans des entreprises comme Imperial Typewriters.
En économisant suffisamment, ils ont pu créer leurs propres entreprises, contribuant ainsi à transformer la ville et à lui éviter le sort que connaissent d'autres villes post-industrielles, comme celles du nord de l'Angleterre.
Dans le Leicester des années 1970, les industries traditionnelles de la bonneterie et de la chaussure s'effondraient, et la plupart des machines utilisées dans les grandes usines étaient inopérantes. Ceux qui le pouvaient ont repris les usines et ont trouvé des moyens de recycler les machines pour permettre à la fabrication de continuer.
Les succès commerciaux qui ont suivi ont ouvert des opportunités pour d'autres industries, notamment les restaurateurs et les magasins de vêtements.
De grandes parties de la ville, autrefois à l'abandon, comme le quartier de Belgrave au nord, sont devenues des centres commerciaux animés, remplis de bijouteries, de restaurants et de magasins de tissus.
Au cours des 50 années qui ont suivi l'arrivée de milliers d'Ougandais à Leicester, cette ville est également devenue le symbole de la Grande-Bretagne multiculturelle. Elle organise les plus grandes célébrations de Diwali après l'Inde, et abrite également de nombreuses mosquées, temples hindous et gurdwaras sikhs, ainsi que des synagogues et des centres bouddhistes et jaïns.
Bien que les récentes violences dans la ville cosmopolite aient fait les gros titres cet été, empoisonnant les relations communautaires, pour la vieille garde de la communauté asiatique de Leicester, leur lutte commune était un facteur d'unité suffisant pour décourager le communautarisme.
Selon M. Kapasi, une telle discorde religieuse est un anathème pour les habitants de la ville.
"Nous vivons ici depuis près de 50 ans, l'harmonie est totale.
" Nous sommes des Gujaratis chrétiens, des hindous et des musulmans de différentes sectes, et nous vivons dans la paix et l'harmonie. "
https://www.middleeasteye.net/discover/leicester-ugandan-asians-creation-model-minority