đâđš âJ'accuseâ : la lanceuse d'alerte dâUBS s'en prend Ă l'Etat français
Stéphanie Gibaud, figure de proue de la bataille fiscale contre UBS, se retourne désormais contre son propre gouvernement. Selon elle, elle a été manipulée par les autorités.
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Par Albert Steck, le 11 novembre 2023
âMon engagement m'a tout fait perdre : ma santĂ©, mon emploi bien rĂ©munĂ©rĂ© et mĂȘme la garde de mes enfants. Entre-temps, je vis de l'aide sociale - j'ai mĂȘme dĂ» vendre ma maisonâ, dĂ©clare. StĂ©phanie Gibaud.
Lorsque la plus haute juridiction française rendra son verdict dans le litige fiscal UBS le 15 novembre, la plus grande perdante est dĂ©jĂ connue : il s'agit de la lanceuse d'alerte StĂ©phanie Gibaud, 58 ans. Cette ancienne employĂ©e du service marketing d'UBS a servi de figure de proue aux autoritĂ©s - elle est dĂ©sormais un visage Ă©minent de la lutte contre l'Ă©vasion fiscale. Ce qui devrait ĂȘtre financiĂšrement avantageux pour l'Etat : lors du dernier round devant les tribunaux, UBS s'est vu infliger une amende salĂ©e de 1,8 milliard d'euros.
Dans le conflit qui l'oppose Ă la puissante UBS, Gibaud peut faire figure de gagnante. Mais pour elle, le plus grand ennemi est aujourd'hui l'Etat français, explique la lanceuse d'alerte pleine d'amertume dans un entretien avec NZZ am Sonntag. âAvec le recul, je dois constater que j'ai Ă©tĂ© manipulĂ©e par les fonctionnaires du ministĂšre des Financesâ. Contrainte par les autoritĂ©s de coopĂ©rer, elle a dĂ» livrer des donnĂ©es clients hautement confidentielles.
Elle avait alors confiance en l'Ătat, dit Gibaud, car il s'agissait d'agents assermentĂ©s. De plus, elle espĂ©rait ĂȘtre protĂ©gĂ©e grĂące Ă cette coopĂ©ration, car le conflit avec UBS l'a plongĂ©e en dĂ©pression. Mais aujourd'hui, son point de vue a fondamentalement changĂ© : âIl m'a fallu des annĂ©es pour comprendre comment l'Ătat français avait orchestrĂ© ses attaques contre UBS pour dĂ©stabiliser la banqueâ.
Comment se fait-il qu'aprÚs avoir dénoncé UBS, Stéphanie Gibaud se lance maintenant dans une bataille contre les autorités françaises ? Selon elle, il n'y a pas de contradiction : "J'ai toujours agi par devoir et je tiens à souligner que je n'ai jamais enfreint les rÚgles ni violé les rÚglements".
Suppression douteuse de données
Une chose est sûre : Gibaud n'a jamais cherché à tenir un rÎle au milieu d'une gigantesque bataille juridique portant sur des milliards. Tout a commencé un mercredi matin de juin 2008, quand sa directrice a soudainement fait irruption dans son bureau du boulevard Haussmann et a déclaré qu'elle devait détruire immédiatement toutes les listes de clients. En tant que directrice adjointe du marketing, Mme Gibaud était responsable de l'organisation d'événements exclusifs pour les clients. Pour chaque événement, elle possédait une liste des participants et des conseillers concernés.
C'est l'affaire Bradley Birkenfeld qui a dĂ©clenchĂ© cette effervescence chez UBS. Quelques jours plus tĂŽt, le banquier avait Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© aux Etats-Unis. Birkenfeld a rĂ©vĂ©lĂ© les donnĂ©es de clients et a reçu en contrepartie une rĂ©compense de 104 millions de dollars.
Gibaud a refusĂ© d'effacer les listes - d'autant plus que l'ordre, tout comme les avertissements qui ont suivi, n'ont jamais Ă©tĂ© formulĂ©s par Ă©crit, mais toujours oralement : âJe ne voulais rien faire de rĂ©prĂ©hensible. Car les autoritĂ©s auraient pu me sanctionner pour avoir supprimĂ© des documents importantsâ. Effectivement, cinq anciens collĂšgues de travail, y compris le chef de pays, ont Ă©tĂ© condamnĂ©s plus tard en justice.
Ce qui s'ensuivit fut un long conflit avec UBS. En effet, lorsque Gibaud a remarqué que quelqu'un avait accédé à son ordinateur sans autorisation pour supprimer des documents, elle l'a signalé à l'inspection du travail. En 2012, elle a perdu son emploi à la banque. Elle a obtenu des prud'hommes qu'UBS lui verse une indemnité de 30 000 euros.
Mais pourquoi les enquĂȘteurs fiscaux français se sont-ils soudain intĂ©ressĂ©s aux donnĂ©es des clients qui n'avaient pas Ă©tĂ© effacĂ©es ? StĂ©phanie Gibaud dit qu'elle ne le sait pas. âJe n'ai toujours pas d'explication sur la maniĂšre dont les informations sur mon cas sont parvenues au ministĂšre des financesâ. Pour elle, cela a Ă©tĂ© une surprise totale lorsque des policiers l'ont convoquĂ©e pour l'interroger. Elle garde un mauvais souvenir de cette journĂ©e, car l'interrogatoire a durĂ© neuf heures.
Gibaud a reçu 4500 euros de l'Ătat
âPendant plus d'un an, j'ai Ă©tĂ© contrainte de coopĂ©rer. Bien que les autoritĂ©s aient pu se servir de moi dans le cadre de l'enquĂȘte sur UBS, elles ne m'ont accordĂ© ni la protection ni l'indemnisation nĂ©cessairesâ.
Gibaud a finalement portĂ© l'affaire devant le tribunal administratif de Paris afin d'obtenir le statut de âcollaboratrice du service publicâ. Elle y a certes obtenu gain de cause, mais sa rĂ©munĂ©ration s'est limitĂ©e Ă un maigre 4 500 euros.
StĂ©phanie Gibaud est convaincue que, dans des circonstances normales, son cas aurait Ă©tĂ© classĂ© sans suite. Si cette affaire a tout de mĂȘme fait l'effet d'une bombe auprĂšs de l'opinion publique, c'est Ă cause du scandale impliquant le ministre socialiste du Budget JĂ©rĂŽme Cahuzac. C'est justement le premier responsable du TrĂ©sor, chargĂ© de lutter contre la fraude fiscale, qui a Ă©tĂ© dĂ©masquĂ© en mars 2013 pour avoir dĂ©tenu un compte occulte chez UBS Ă GenĂšve.
L'indignation en France a été immense. Surtout, il fallait désormais que le gouvernement de François Hollande présente d'urgence des succÚs contre l'évasion fiscale. La liste des clients offshore de Gibaud (des Français qui avaient un compte UBS en Suisse) tombait donc à pic. Et soudain, l'ancienne employée de banque devenait un témoin de poids trÚs convoité : elle ne racontait pas seulement ses expériences dans les talk-shows télévisés, mais aussi devant l'Assemblée nationale française, le Bundestag allemand ou le Parlement européen. De son cÎté, UBS a été contrainte de payer une lourde amende de 1,1 milliard d'euros pour blanchiment d'argent et évasion fiscale.
Aujourd'hui, en revanche, Gibaud parle de âfarceâ et dââhypocrisieâ : âLa lutte des autoritĂ©s contre l'Ă©vasion fiscale n'Ă©tait qu'une mascarade. Le gouvernement a mis en scĂšne une attaque spectaculaire contre l'UBS, pour laquelle il m'a instrumentalisĂ© en tant que lanceur d'alerte. Mais il a tentĂ© de garder sous le coude les vĂ©ritables dysfonctionnementsâ.
âEn menant une campagne contre l'UBS, le gouvernement voulait se soustraire de ses propres scandales liĂ©s au financement illĂ©gal du partiâ.
Ce que l'opinion publique Ă©chauffĂ©e ne savait pas Ă l'Ă©poque, c'est que le trĂ©sorier Cahuzac n'avait pas utilisĂ© le compte secret d'UBS en tant que personne privĂ©e, mais en tant que responsable politique. Ce n'est que des annĂ©es plus tard, devant le tribunal, que le ministre dĂ©chu a rĂ©vĂ©lĂ© qu'il avait cachĂ© sur ce compte d'importants versements du groupe pharmaceutique Pfizer. Les pots-de-vin servaient Ă la campagne Ă©lectorale politique. Pour dissimuler cela, Cahuzac a dĂ» servir de bouc Ă©missaire. âEn menant une campagne contre UBS, le gouvernement voulait se soustraire Ă ses propres scandales de financement illĂ©gal du partiâ, affirme Gibaud avec conviction.
Dans le cadre du litige fiscal, UBS a dĂ» dĂ©voiler les noms de 40 000 comptes au fisc français. Mais jusqu'Ă prĂ©sent, l'Etat n'a rĂ©vĂ©lĂ© aucun fraudeur du fisc. La raison, selon la lanceuse d'alerte, est que parmi eux se trouvaient des fonctionnaires de haut niveau. âCahuzac Ă©tait loin d'ĂȘtre le seul - UBS comptait de nombreux hommes politiques parmi ses clientsâ.
StĂ©phanie Gibaud a Ă©galement fait l'expĂ©rience personnelle du rapide essoufflement de l'engagement de l'Ătat contre la fraude fiscale. Elle a certes Ă©tĂ© la premiĂšre Française Ă obtenir le statut officiel de lanceuse d'alerte, sur la base d'une loi rĂ©cemment adoptĂ©e. Cette reconnaissance tient compte par exemple du fait que son nom a Ă©tĂ© citĂ© pas moins de 50 fois dans l'arrĂȘt de la cour d'appel contre UBS. La loi sur les lanceurs d'alerte prĂ©voit en outre que les personnes concernĂ©es devront ĂȘtre rĂ©munĂ©rĂ©es pour leur engagement - ce que le tribunal administratif a confirmĂ© en Ă©tĂ© 2022.
Le ministre bloque l'indemnisation
Pourtant, Bruno Le Maire, le ministre des Finances en personne, a opposé son veto. En septembre, la cour d'appel a donc accepté le recours, car la loi ne s'applique qu'aux cas postérieurs à 2017. La décision est scandaleuse, elle se sent trahie par les autorités, proteste Gibaud.
âLes tribunaux ont soutenu ma dĂ©marche sans exception - mĂȘme la plainte pour diffamation dĂ©posĂ©e par UBS contre moi a Ă©tĂ© rejetĂ©e. Et pourtant, l'Etat me traite comme une lĂ©preuseâ.
La Suissesse romande Yasmine Motarjemi estime que les épreuves vécues par Stéphanie Gibaud sont typiques d'un grand nombre de lanceurs d'alerte.
âLe pire pour les personnes concernĂ©es est l'isolement et l'exclusion du monde du travail. Cela entraĂźne une Ă©norme pression psychologique, qui peut facilement briser quelqu'unâ.
Motarjemi elle-mĂȘme a luttĂ© 17 ans contre la direction de NestlĂ© pour avoir dĂ©noncĂ© des abus en tant que responsable de la sĂ©curitĂ© alimentaire et avoir ensuite Ă©tĂ© harcelĂ©e et licenciĂ©e. Au dĂ©but de l'annĂ©e, le tribunal cantonal vaudois a accordĂ© Ă Motarjemi une indemnitĂ© qui couvre en partie la perte de gain subie et les frais de justice - elle ne repart donc pas les mains vides, contrairement Ă Gibaud.
âQue l'Ătat français lĂąche complĂštement sa premiĂšre lanceuse d'alerte officielle est un signal dĂ©sastreuxâ, critique Motarjemi. âTous ceux qui pourraient prĂ©venir les dĂ©rives, apportant ainsi une contribution utile Ă la sociĂ©tĂ©, seront Ă l'avenir dĂ©couragĂ©s par une telle dĂ©marcheâ.
Stéphanie Gibaud dit certes vouloir mettre à profit son expérience pour conseiller d'autres lanceurs d'alerte. Mais elle doit d'abord surmonter sa propre affaire, qui prendra fin la semaine prochaine avec le jugement contre UBS.
âBien que je sois en apparence une personne libre, je me sens comme prisonniĂšre - sans vie sociale, sans argent et ni emploiâ.
Un article de la NZZ am Sonntag.