đâđš Jacques Baud, ancien analyste de l'OTAN, sur âAl-Aqsa Floodâ : la dĂ©faite du vainqueur
La directive Hannibal est toujours utilisĂ©e, bien sĂ»r sans grande publicitĂ© : âLes diplomates europĂ©ens sont frappĂ©s par le manque d'intĂ©rĂȘt d'IsraĂ«l pour la vie des otages dĂ©tenus Ă Gazaâ.
đâđš Jacques Baud, ancien analyste de l'OTAN, sur âAl-Aqsa Floodâ : la dĂ©faite du vainqueur
Par Jacques Baud / The Postil, le 5 mars 2024
Extrait du magazine The Postil :
âNous avons le plaisir de vous prĂ©senter cet extrait du dernier livre du colonel Jacques Baud, qui traite du gĂ©nocide Ă Gaza actuellement menĂ© par IsraĂ«l. Ce livre s'intitule âOpĂ©ration Al-Aqsa Flood : La dĂ©faite du vainqueurâ. Nous mettrons Ă jour cette page dĂšs que ce livre sera disponible, en attendant, voici l'extrait.
â Le magazine The Postil
Un appareil doctrinal inadapté à un conflit asymétrique
La doctrine BETHLEHEM
Cette doctrine a Ă©tĂ© Ă©laborĂ©e par Daniel Bethlehem, conseiller juridique de Benjamin Netanyahou puis du Premier ministre britannique Tony Blair. Elle postule que les Etats ont le droit de se dĂ©fendre prĂ©ventivement contre une attaque âimminenteâ. La difficultĂ© Ă©tant ici de dĂ©terminer le caractĂšre âimminentâ d'une attaque, ce qui implique que l'action terroriste soit proche dans le temps et qu'il y ait un faisceau de preuves pour la confirmer.
En fĂ©vrier 2013, NBC News a publiĂ© un âlivre blancâ du ministĂšre de la Justice dĂ©finissant le terme âimminentâ : âLa menace imminente d'une attaque violente contre un pays ou une rĂ©gion reprĂ©sente une menace pour la SĂ©curitĂ© nationaleâ.
La menace imminente d'une attaque violente contre les Ătats-Unis n'exige pas que les Ătats-Unis aient la preuve qu'une attaque spĂ©cifique contre des personnes ou des intĂ©rĂȘts amĂ©ricains aura lieu dans un avenir immĂ©diat.
Si le principe paraĂźt lĂ©gitime, c'est l'interprĂ©tation du mot âimminentâ qui pose problĂšme. Dans les milieux du renseignement, l'âimminenceâ d'un attentat est dĂ©finie en fonction de sa proximitĂ© dans le temps et de la probabilitĂ© qu'il se produise. Or, selon Daniel Bethlehem, ce n'est plus le cas ici :
âIl doit ĂȘtre juste que les Ătats puissent agir en lĂ©gitime dĂ©fense dans des circonstances oĂč il existe des preuves d'attaques imminentes par des groupes terroristes, mĂȘme s'il n'y a pas de preuve spĂ©cifique du lieu oĂč une telle attaque aura lieu ou de la nature prĂ©cise de l'attaque.â
Ainsi, une attaque terroriste peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme âimminenteâ, mĂȘme si les dĂ©tails et le moment ne sont pas connus. Ce qui permet, par exemple, de lancer une frappe aĂ©rienne simplement sur la base de soupçons d'une attaque imminente.
En novembre 2008, alors qu'un cessez-le-feu était en vigueur, un commando israélien a tué six personnes à Gaza. L'explication donnée par l'armée israélienne illustre la doctrine BETHLEHEM :
âIl n'y avait pas d'intention de rupture du cessez-le-feu, le but de l'opĂ©ration Ă©tait plutĂŽt d'Ă©liminer une menace immĂ©diate et dangereuse posĂ©e par l'organisation terroriste du Hamas.â
Cette doctrine est similaire Ă celle Ă©noncĂ©e en 2001 par Dick Cheney, alors vice-prĂ©sident des Ătats-Unis, Ă©galement connue sous le nom de âdoctrine Cheneyâ ou âdoctrine du 1 %â :
âS'il y a une probabilitĂ© de 1 % qu'une personne soit tuĂ©e ou blessĂ©e, câest une probabilitĂ© de 1 % qu'elle soit tuĂ©e ou blessĂ©e.â
S'il existe une probabilité de 1 % que des scientifiques pakistanais aident des terroristes à développer ou à fabriquer des armes de destruction massive, nous devons traiter cela comme une certitude, en termes de réponse.
C'est la version stratĂ©gique/opĂ©rationnelle du âtir rapideâ du Far West. C'est symptomatique de la façon dont nous interprĂ©tons le droit et dont nous faisons la guerre : sans valeurs et sans honneur.
Le problÚme de la doctrine BETHLEHEM est qu'elle a systématiquement été utilisée par Israël pour justifier les violations du cessez-le-feu. C'est le cas des exécutions extrajudiciaires, qui ne sont pas considérées comme des violations du cessez-le-feu. Une étude des tirs de roquettes palestiniens montre qu'ils sont toujours effectués en réponse à une attaque israélienne, qui n'apparaßt généralement pas dans nos médias. De là découle notre perception que les organisations palestiniennes - le Jihad islamique palestinien et le Hamas en particulier - attaquent volontiers Israël avec leurs roquettes, et se livrent donc à des pratiques terroristes.
Dans son rapport de fĂ©vrier 2018, le Conseil des droits de l'homme (CDH) rapporte que lors des manifestations Ă la frontiĂšre de Gaza (Marches du retour), l'armĂ©e israĂ©lienne a abattu 183 civils, dont 154 qui n'Ă©taient pas armĂ©s et 35 enfants. En fĂ©vrier 2019, il rapporte que l'armĂ©e israĂ©lienne a âintentionnellementâ tirĂ© sur des enfants, du personnel mĂ©dical (portant des badges et abattu dans le dos !), des journalistes et des personnes handicapĂ©es. Les enfants palestiniens abattus par des tireurs d'Ă©lite israĂ©liens avec des balles Ă fragmentation alors qu'ils se tenaient simplement devant la frontiĂšre Ă Gaza en 2018, ou le jeune Palestinien menottĂ© et aux yeux bandĂ©s abattu dans le dos en avril 2019, sont des crimes de guerre.
Les partisans d'IsraĂ«l invoquent la lĂ©gitime dĂ©fense, mais c'est fallacieux, comme le montrent les vidĂ©os publiĂ©es par les Nations unies. D'abord parce que les victimes se trouvaient dans une bande de sĂ©curitĂ© de 150 m Ă l'intĂ©rieur de Gaza, sĂ©parĂ©e d'IsraĂ«l par une clĂŽture et un large talus, d'oĂč tirent les snipers israĂ©liens. DeuxiĂšmement, parce que les personnes tuĂ©es n'Ă©taient âarmĂ©esâ que de pierres et troisiĂšmement, parce que certaines des personnes touchĂ©es (notamment des enfants) ont reçu une balle dans le dos.
Voilà pour l'armée la plus morale du monde, à qui les Nations unies ont demandé de cesser de tirer sur les enfants.
La doctrine DAHIYA
L'armĂ©e israĂ©lienne ignore dĂ©libĂ©rĂ©ment les principes du droit international humanitaire et applique la âdoctrine Dahiyaâ, Ă©laborĂ©e par le gĂ©nĂ©ral Gadi Eisenkot, aujourd'hui chef d'Ă©tat-major gĂ©nĂ©ral. Elle prĂ©conise l'utilisation d'une âforce disproportionnĂ©eâ pour crĂ©er un maximum de dĂ©gĂąts et de destructions, et considĂšre qu'il n'y a âpas de villages civils, ce ne sont que des bases militaires... Ce n'est pas une recommandation, c'est un planâ.
C'est une doctrine qui se prĂ©sente comme Ă©tant dissuasive, mais contrairement Ă ce qu'affirme WikipĂ©dia, c'est une tactique qui ne peut fonctionner que dans un contexte symĂ©trique, c'est-Ă -dire lorsque l'action a un effet linĂ©aire sur l'affaiblissement de l'adversaire. Dans un contexte asymĂ©trique, oĂč la dĂ©termination des combattants dĂ©pend de la brutalitĂ© de l'adversaire, ces destructions ne font que stimuler la volontĂ© de rĂ©sistance et la dĂ©termination Ă utiliser une approche terroriste. C'est l'essence mĂȘme du djihad.
En fait, l'existence mĂȘme de cette doctrine montre que les IsraĂ©liens n'ont pas compris leurs adversaires et leur logique de fonctionnement. Cela explique qu'IsraĂ«l soit le seul pays au monde Ă ne pas avoir maĂźtrisĂ© la rĂ©sistance en trois quarts de siĂšcle.
En octobre 2023, la mĂȘme logique sera appliquĂ©e. Le journal britannique The Telegraph a citĂ© le contre-amiral Daniel Hagari, porte-parole de l'armĂ©e israĂ©lienne, qui a dĂ©clarĂ© que concernant les frappes, âl'accent est mis sur les dĂ©gĂąts, pas sur la prĂ©cisionâ, l'objectif Ă©tant de rĂ©duire Gaza Ă une âville de tentesâ d'ici la fin de la campagne.
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La directive HANNIBAL
Nos mĂ©dias ne mentionnent jamais la âdirective HANNIBALâ, entrĂ©e en vigueur en 1986 dans l'armĂ©e israĂ©lienne, destinĂ©e Ă Ă©viter que les prisonniers israĂ©liens ne soient utilisĂ©s comme monnaie d'Ă©change par les Palestiniens. Elle stipule que ceux qui dĂ©tiennent le prisonnier doivent ĂȘtre dĂ©truits par tous les moyens nĂ©cessaires (y compris au prix de la vie du prisonnier et de celle des civils de la rĂ©gion). AppliquĂ©e lors de l'opĂ©ration PROTECTIVE EDGE, elle a Ă©tĂ© Ă l'origine de la destruction totale d'un quartier de Rafah le 1er aoĂ»t 2014, Ă©vĂ©nement connu en Palestine sous le nom de Black Friday.
Cette directive semble toujours utilisée, naturellement sans grande publicité. Elle explique pourquoi les Israéliens ne sont pas impressionnés par les otages pris par le Hamas :
âLes diplomates europĂ©ens ont Ă©galement Ă©tĂ© frappĂ©s par le manque d'intĂ©rĂȘt du gouvernement israĂ©lien pour la vie des otages dĂ©tenus Ă Gaza.â
TrÚs rapidement aprÚs le début de l'opération du Hamas, Israël a annoncé la mort de 1 400 civils israéliens. Ce chiffre est devenu un leitmotiv pour refuser tout dialogue avec le Hamas et les autres groupes palestiniens. Mais ce chiffre a été revu à la baisse aprÚs que 200 corps carbonisés ont été reconnus comme étant ceux de combattants du Hamas. Puis, le 2 décembre 2023, il est à nouveau abaissé à 1 000 dans un tweet du gouvernement israélien.
Un colonel de l'armĂ©e de l'air israĂ©lienne confirmera plus tard que le 7 octobre, l'armĂ©e de l'air a ordonnĂ© un âtir libreâ, dĂ©crit comme un âHANNIBAL de masseâ.
La directive HANNIBAL est appliquĂ©e non seulement en cas de prise d'otages, mais aussi lorsque des soldats risquent d'ĂȘtre capturĂ©s. Par exemple, le 24 janvier 2024, prĂšs de Khan YounĂšs, un char est endommagĂ© par un tir de roquette et les militaires israĂ©liens ne peuvent s'en approcher pour rĂ©cupĂ©rer les trois blessĂ©s. L'Ă©tat-major a donc prĂ©fĂ©rĂ© bombarder le char et ses occupants plutĂŽt que de risquer qu'ils tombent aux mains du Hamas.
En tout état de cause, on constate que l'armée israélienne n'applique le principe de précaution ni aux Palestiniens, ni à ses propres hommes. On pourrait dire avec un certain cynisme que, au moins ici, Palestiniens et Israéliens sont traités sur un pied d'égalité.
à la mi-décembre 2023, la découverte de trois corps dans un tunnel à Gaza suscite la controverse. Il s'agit de trois hommes détenus par le Hamas, que le porte-parole de l'armée israélienne a déclaré tués par l'organisation palestinienne. Ils ne présentent aucune blessure apparente et semblent avoir été tués par empoisonnement. Ont-ils été tués par l'utilisation délibérée d'un toxique de combat ou accidentellement par des fumées toxiques provenant d'explosions (comme le monoxyde de carbone) ? Nous ne le savons pas, mais la mÚre de l'un d'entre eux, Ron Sherman, pense qu'il a été délibérément sacrifié par l'armée. En tout état de cause, cela illustre le non-respect du principe de précaution par l'armée israélienne.
Exécutions extrajudiciaires
Les exĂ©cutions extrajudiciaires sont un Ă©lĂ©ment important de la politique israĂ©lienne de dissuasion Ă l'Ă©gard des mouvements palestiniens. Elles consistent Ă Ă©liminer des militants en dehors de toute procĂ©dure judiciaire, en recourant Ă des tueurs ou Ă des frappes âponctuellesâ telles que des attaques aĂ©riennes. Juridiquement contestables, elles sont souvent stratĂ©giquement inefficaces. Trois pays y ont recours rĂ©guliĂšrement : les Etats-Unis, IsraĂ«l et la France. PrĂ©sentĂ©es comme des mesures prĂ©ventives, elles sont gĂ©nĂ©ralement menĂ©es de maniĂšre punitive, Ă la maniĂšre des vendettas siciliennes, sans rĂ©elle Ă©valuation de leurs consĂ©quences stratĂ©giques. En pratique, elles alimentent un processus croissant de violence et constituent une source de lĂ©gitimitĂ© pour le terrorisme. En fait, elles reflĂštent souvent l'absence d'une vĂ©ritable stratĂ©gie antiterroriste.
L'archétype de ce mode d'action est l'opération ColÚre de Dieu (Mivtza Za'am Ha'el), également connue sous le nom d'opération BAYONET, menée par le Mossad pour punir les auteurs de l'attentat contre l'équipe olympique israélienne à Munich en 1972 (opération BERIM & IKRIT). En l'espace d'un an, la quasi-totalité du commando palestinien a été éliminée : Wae Zwaiter (Rome, 16 octobre 1972), Mahmoud Hamchari (Paris, 9 janvier 1973), Abd El-Hir (Nicosie, 24 janvier 1973), Basil Al-Kubaissi (Paris, 6 avril 1973), Ziad Muchassi (AthÚnes, 12 avril 1973), Mohammed Boudia (Paris, 28 juin 1973), Kamal Nasser, Mahmoud Najjer et Kamal Adouan (Beyrouth, 9 avril 1973). Son chef, Ali Hassan Sala-meh, a été tué à Beyrouth le 22 janvier 1979, suivi de son second, Khalil al-Wazir (alias Abou Djihad), le 16 avril 1988 à Tunis. Finalement, seul un membre du groupe, Jamal al-Gasheï, semble avoir échappé à la ColÚre de Dieu, tandis qu'un innocent a été tué par erreur à Lillehammer (NorvÚge).
Ces actions sont des opérations punitives. Ce que nos pays et Israël considÚrent comme faisant partie du jeu est appelé terrorisme quand d'autres le font. En l'acceptant de la part d'Israël, nous créons un environnement permissif qui pourrait bien légitimer l'élimination de certains de nos dirigeants politiques.
Depuis 1988, IsraĂ«l utilise des unitĂ©s spĂ©cialement entraĂźnĂ©es pour opĂ©rer clandestinement dans les territoires occupĂ©s. Connues sous le nom de âmista'aravimâ ou YAMAS, il s'agit de formations ad hoc qui opĂšrent clandestinement (en vĂȘtements arabes - d'oĂč leur nom) dans les territoires occupĂ©s pour des missions de reconnaissance, des actions de commando ou des exĂ©cutions extrajudiciaires. Les actions des Mista'aravim sont principalement menĂ©es en Cisjordanie par la Sayeret Duvdevan (UnitĂ© 217).
La plus connue d'entre elles est la tentative du Mossad d'empoisonner Khaled Mashal, leader politique du Hamas en Jordanie, en 1997. Elle s'est soldĂ©e par un Ă©chec : les deux agents israĂ©liens munis de passeports canadiens ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s, puis IsraĂ«l a dĂ» fournir un antidote et libĂ©rer le cheikh Ahmed Yassine en Ă©change de la libĂ©ration de ses agents. Le rĂ©sultat a Ă©tĂ© la perte de crĂ©dibilitĂ© d'IsraĂ«l auprĂšs de la communautĂ© internationale et la mĂ©fiance de la Jordanie, avec laquelle IsraĂ«l a signĂ© un traitĂ© de paix.
Les Mista'aravim sont l'Ă©quivalent des unitĂ©s du Groupe Antiterroriste de LibĂ©ration (GAL) utilisĂ©es en Espagne dans les annĂ©es 1980, considĂ©rĂ©es comme une forme de terrorisme d'Etat. Ce type d'action prĂ©sente toutefois l'avantage d'Ă©liminer un individu sans raser tout un quartier ni dĂ©truire des familles entiĂšres. Mais elle nĂ©cessite des agents d'autant plus compĂ©tents et courageux que les Palestiniens ont renforcĂ© leurs capacitĂ©s de contre-espionnage et de sĂ©curitĂ© intĂ©rieure. C'est pourquoi ce type d'opĂ©ration est devenu quasiment impossible Ă mener Ă Gaza, mais reste une pratique courante en Cisjordanie. A Gaza, IsraĂ«l prĂ©fĂšre mener ses actions âĂ distanceâ, en utilisant des moyens plus sophistiquĂ©s comme les drones ou les missiles guidĂ©s, qui ont un effet dĂ©vastateur sur la population civile.
Avec quelque 2 300 assassinats connus, IsraĂ«l rivalise avec les Ătats-Unis en tant que pays assassinant rĂ©guliĂšrement des opposants et des terroristes. Lorsqu'elle est rĂ©alisĂ©e en territoire Ă©tranger, une âĂ©liminationâ est une opĂ©ration complexe, qui s'appuie sur un rĂ©seau d'informateurs locaux (âsayanimâ), le plus souvent recrutĂ©s dans la diaspora juive. Mais cela a un effet pervers : la communautĂ© juive, auparavant bien intĂ©grĂ©e, devient un objet de mĂ©fiance, perçue comme une â5Ăšme colonneâ [partisans cachĂ©s au sein d'un Ătat ou d'une organisation d'un autre Ătat ou d'une autre organisation hostile] dans de nombreux pays du Proche et du Moyen-Orient.
Mais les exécutions extrajudiciaires ne comportent pas seulement un risque politique important en cas d'échec, elles tendent à légitimer la violence illégale et le terrorisme, comme le montre le magazine Inspire de l'Arabian Peninsula Jihad Base (APJB) :
[L'assassinat des dirigeants des incroyants civils et militaires] est l'un des arts les plus importants du terrorisme et l'un des types d'opĂ©ration les plus avantageux et les plus dissuasifs. Ces mĂ©thodes sont Ă©galement utilisĂ©es par les ennemis d'Allah. La CIA a l'autorisation du gouvernement amĂ©ricain d'assassiner des prĂ©sidents, si c'est dans l'intĂ©rĂȘt national des Ătats-Unis, et elle y a eu recours plus d'une fois. Ă la CIA, il y a un dĂ©partement spĂ©cial pour cela ! Je ne sais donc pas pourquoi on nous empĂȘche de le faire.
C'est un cas d'asymĂ©trie islamiste : le âremĂšdeâ est pire que les âmauxâ. L'assassinat de dirigeants n'a pas d'effet dissuasif. Il fait du mort un martyr et un exemple Ă suivre. Il ne conduit pratiquement jamais Ă l'arrĂȘt de l'action, mais entretient la flamme de la rĂ©sistance qui prend des formes plus variĂ©es.
Dans le cas de structures trÚs décentralisées, l'élimination des cadres n'affaiblit pas nécessairement le groupe terroriste, mais elle oblige sa hiérarchie à se renouveler plus rapidement, et à appliquer de nouvelles méthodes et politiques d'action. C'est ce qui s'est passé avec le Hamas.
Mais le 21 août 2003, les forces israéliennes ont éliminé Ismaïl Abou Shanab. Considéré à l'époque comme un modéré du Hamas, son assassinat a suscité une large condamnation et une mobilisation sans précédent de la population palestinienne. Les attentats ont repris au fur et à mesure des éliminations effectuées par Israël.
En septembre 2023, sur la chaĂźne LCI, oĂč le journaliste Darius Rochebin vante les assassinats perpĂ©trĂ©s par les services secrets ukrainiens, le gĂ©nĂ©ral Christophe Gomart explique que la France les pratique Ă©galement. Il est l'illustration parfaite du mode de pensĂ©e occidental. Comme les IsraĂ©liens, il pense qu'il est utile d'abattre un chef âparce qu'en fait ce sont les chefs qui dĂ©cident, et qu'il faut plus de temps pour former un chef que pour former un simple soldatâ, donc :
âOn dĂ©stabilise, on dĂ©sorganise, et l'idĂ©e en guerre c'est de dĂ©sorganiser l'adversaire pour l'affaiblir et permettre de gagner, donc de le renverser... c'est ce qu'on a fait au Sahel contre les chefs terroristes : on a cherchĂ© Ă dĂ©sorganiser le terroriste ou le djihadiste Non seulement cela illustre une approche tactique de la lutte contre le terrorisme, mais ce n'est pas valable pour des structures insurrectionnelles trĂšs dĂ©centralisĂ©es, composĂ©es de petits groupes quasi-autonomes. Cela explique en partie l'Ă©chec opĂ©rationnel et stratĂ©gique de l'action française au Sahel.â
Cette vision quelque peu infantile de la guerre peut fonctionner dans un conflit conventionnel, mais pas dans un contexte non conventionnel, et encore moins dans un contexte djihadiste. Elle va Ă l'encontre de ce que m'a dit un officier SAS britannique lors de ma formation Ă la lutte contre le terrorisme en Grande-Bretagne pendant la guerre en Irlande du Nord au milieu des annĂ©es 1980. Les Britanniques disposaient de dossiers et d'informations extrĂȘmement dĂ©taillĂ©s sur les diffĂ©rents commandants de l'ArmĂ©e rĂ©publicaine irlandaise (IRA), allant jusqu'Ă connaĂźtre leurs moindres faits et gestes. Lorsque j'ai demandĂ© pourquoi ils ne les Ă©liminaient pas, l'officier a rĂ©pondu :
âParce que nous les connaissons. Nous connaissons leur psychologie, leurs familles, leurs rĂ©seaux, leur façon de combattre, et nous pouvons mieux anticiper leurs actions, voire les devancer. Si nous les tuons, d'autres arriveront, peut-ĂȘtre plus efficaces, plus agressifs, sans que nous ne sachions rien d'eux.â
Bien sĂ»r, une telle rĂ©ponse n'est possible que si l'on a bien Ă©tudiĂ© son adversaire et qu'on le connaĂźt dans les moindres dĂ©tails. Le fait est qu'aujourd'hui, nous connaissons trĂšs peu nos adversaires. MĂȘme des personnalitĂ©s comme Vladimir Poutine sont si mal connues qu'on lui diagnostique des maladies qu'il n'a pas. C'est la mĂȘme chose en Palestine.
L'expĂ©rience montre que les exĂ©cutions extrajudiciaires n'ont aucun effet opĂ©rationnel. Au contraire, elles incitent Ă l'esprit de vengeance et tendent Ă mobiliser l'esprit de rĂ©sistance. Ce phĂ©nomĂšne est d'autant plus fort que des civils sont tuĂ©s au cours du processus. Ils inspirent le mĂ©pris plutĂŽt que l'admiration, car ils reprĂ©sentent un succĂšs qui n'a pas Ă©tĂ© obtenu lors d'un combat loyal. De plus, comme dans le cas de l'opĂ©ration Al-Aqsa Flood, les militaires israĂ©liens ne mĂšnent pas de combat âcourageuxâ. C'est pourquoi ces exĂ©cutions deviennent un substitut Ă un vĂ©ritable succĂšs contre le terrorisme. Elles apparaissent donc plus comme une preuve de faiblesse et d'impuissance que comme une dĂ©monstration d'efficacitĂ©.
Selon certaines informations (non confirmées), le SHABAK aurait mis en place une unité clandestine, sous le nom de code INDIGO, dont la mission est de traquer les auteurs des crimes du 7 octobre 2023. Mais comme il est de plus en plus évident que la grande majorité de ces crimes sont le résultat d'erreurs de conduite, la question de savoir dans quelle mesure ce groupe punira les véritables auteurs des massacres reste ouverte.
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Opération Al-Aqsa Flood
Objectifs stratégiques
Au-delà des objectifs historiques de la résistance palestinienne, qui visent à créer un Etat palestinien ou à retourner sur les terres qui leur ont été confisquées, les objectifs de l'opération Al-Aqsa Flood concernent essentiellement la situation à Gaza.
L'objectif stratĂ©gique central de l'opĂ©ration est de mettre fin au blocus de la bande de Gaza et de rĂ©tablir des conditions de vie normales pour la population. Cela passe par la fin de la surveillance permanente par les forces israĂ©liennes, les restrictions sur les Ă©changes de marchandises et les mesures qui empĂȘchent le dĂ©veloppement Ă©conomique et social. Cet objectif fait suite aux âMarches du retourâ, menĂ©es par la sociĂ©tĂ© civile, mais accueillies par des tirs de snipers.
La rĂ©alisation de cet objectif passe par des objectifs facilitateurs, dont le plus important est de ramener la question palestinienne sur la scĂšne internationale. En novembre 2012, l'AssemblĂ©e gĂ©nĂ©rale des Nations unies a accordĂ© Ă la Palestine le statut d'âĂtat observateur non membre des Nations uniesâ. Mais depuis, aucun progrĂšs n'a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© dans le traitement de la question palestinienne, et la situation s'est mĂȘme dĂ©gradĂ©e avec l'arrivĂ©e au pouvoir des ultranationalistes israĂ©liens.
Le deuxiĂšme objectif intermĂ©diaire Ă©tait d'interrompre le processus de normalisation entre IsraĂ«l et certains pays arabes. Non pas Ă cause de la normalisation elle-mĂȘme, mais parce qu'elle mettait Ă l'Ă©cart la question palestinienne. Les Palestiniens ont toujours souhaitĂ© que ces questions soient liĂ©es, afin de disposer d'un levier pour contraindre IsraĂ«l Ă appliquer les dĂ©cisions de l'ONU.
Le troisiÚme objectif intermédiaire était de rallier la communauté musulmane autour de la question de l'avenir de l'Esplanade des Mosquées (ou Mont du Temple), étroitement liée à la question palestinienne. Comme l'indique Ihsan Ataya, membre du bureau politique du Jihad islamique palestinien (PID) et chef du département des relations arabes et internationales du PID, l'objectif de l'opération AL-AQSA est d'aider la communauté musulmane à s'approprier la question de l'avenir de l'Esplanade des Mosquées :
L'objectif de l'opĂ©ration AL-AQSA RELIEF a Ă©tĂ© Ă©noncĂ© dĂšs le dĂ©part : empĂȘcher que la mosquĂ©e Al-Aqsa (Ă JĂ©rusalem) soit attaquĂ©e, que les rites religieux musulmans soient insultĂ©s ou diffamĂ©s, que nos femmes soient agressĂ©es, que les efforts visant Ă judaĂŻser la mosquĂ©e Al-Aqsa et Ă normaliser son occupation par IsraĂ«l soient mis en Ćuvre, ou que la mosquĂ©e soit divisĂ©e dans le temps et dans l'espace.
Force est de constater que, si le blocus de Gaza n'a pas été levé, ces trois objectifs stratégiques intermédiaires ont été au moins partiellement atteints. La question de savoir dans quelle mesure ils conduiront à une solution durable et juste de la question palestinienne reste ouverte, mais le Hamas a clairement souligné la responsabilité de la communauté internationale dans l'application des décisions qu'il a prises.
Objectifs opérationnels
Premier objectif : La division de Gaza
Le premier objectif était de détruire les éléments de la division de Gaza et les installations de surveillance encerclant la bande de Gaza. Le 12 octobre, Abu Obeida, porte-parole des Phalanges Al-Qassam, explique :
âL'opĂ©ration AL-Aqsa Flood visait Ă dĂ©truire la division de Gaza, qui a Ă©tĂ© attaquĂ©e en 15 points, puis en 10 autres. Nous avons attaquĂ© le site de Zikim et plusieurs autres colonies Ă l'extĂ©rieur du quartier gĂ©nĂ©ral de la division de Gazaâ.
Cet objectif peut nous sembler dĂ©passĂ©, car il Ă©tait clair dĂšs le dĂ©part que l'opĂ©ration palestinienne ne pourrait pas maintenir son Ă©lan trĂšs longtemps, et que les combats se poursuivraient nĂ©cessairement dans la bande de Gaza elle-mĂȘme. Par consĂ©quent, la destruction des infrastructures ne pouvait ĂȘtre que temporaire, mais hautement symbolique.
Pour comprendre cela, il faut se mettre dans la peau des Palestiniens. La victoire ne s'obtient pas en dĂ©truisant l'adversaire, mais en maintenant la dĂ©termination Ă rĂ©sister. En d'autres termes, quoi que fassent les IsraĂ©liens, quelles que soient les destructions et les morts qu'ils causent, les Palestiniens sont dĂ©jĂ sortis victorieux de cette opĂ©ration. Face Ă un adversaire plus fort numĂ©riquement et matĂ©riellement, la victoire au sens occidental du terme est impossible. En revanche, vaincre la peur et le sentiment d'impuissance est dĂ©jĂ une victoire. C'est l'essence mĂȘme de la notion de djihad.
Par consĂ©quent, tous les outrages faits par les IsraĂ©liens Ă leurs prisonniers ou Ă la population civile ne peuvent que renforcer le moral des Palestiniens et rĂ©duire les vellĂ©itĂ©s de vengeance de l'armĂ©e. C'est d'ailleurs ce qui se passe dans le monde entier : les IsraĂ©liens sont obligĂ©s d'utiliser la censure pour dissimuler les crimes commis par leurs soldats, et l'idĂ©e de âl'armĂ©e la plus morale du mondeâ est aujourd'hui totalement discrĂ©ditĂ©e.
DeuxiĂšme objectif : Faire des prisonniers
Le deuxiĂšme objectif Ă©tait de s'emparer de prisonniers afin de les Ă©changer contre ceux dĂ©tenus par IsraĂ«l. TrĂšs vite, des tĂ©moignages dans la presse israĂ©lienne ont montrĂ© que l'objectif des combattants du Hamas et du Jihad islamique palestinien (PID) n'Ă©tait pas de perpĂ©trer un âpogromâ, mais de s'emparer de soldats pour les Ă©changer contre des Palestiniens dĂ©tenus par IsraĂ«l. L'objectif Ă©tait de disposer d'un levier pour reprendre les nĂ©gociations interrompues par le gouvernement israĂ©lien en novembre 2021. Depuis, on sait que le Hamas mĂšnera une telle opĂ©ration. Le chef d'Ă©tat-major adjoint des Phalanges Al-Qassam, Marwan Issa, avait dĂ©clarĂ© que âle dossier des prisonniers sera la surprise des futures surprises rĂ©servĂ©es Ă l'ennemiâ.
Il est clair que l'objectif n'Ă©tait pas de tuer des civils, mais plutĂŽt d'obtenir une monnaie d'Ă©change pour la libĂ©ration de quelque 5 300 prisonniers dĂ©tenus par IsraĂ«l. Des tĂ©moignages rapportĂ©s par la presse israĂ©lienne suggĂšrent que l'idĂ©e initiale Ă©tait de ne prendre que des prisonniers militaires (qui ont âplus de valeurâ que les civils dans le cadre d'un Ă©change). Ces mĂȘmes tĂ©moignages montrent que les Palestiniens ont Ă©tĂ© surpris de trouver si peu de militaires sur place, ce qui peut s'expliquer par le fait qu'une partie des garnisons avait Ă©tĂ© redĂ©ployĂ©e en Cisjordanie quelques semaines plus tĂŽt. Le tĂ©moignage de Yasmin Porat, mentionnĂ© plus haut, montre que les combattants du Hamas sont restĂ©s avec les civils dans leurs maisons, en attendant que les forces de sĂ©curitĂ© interviennent. Les tĂ©moignages indiquent que les combattants palestiniens ne sont partis avec les prisonniers civils qu'aprĂšs l'intervention des militaires israĂ©liens, qui ont tirĂ© sans discernement sur les maisons avec leurs chars. Il apparaĂźt donc que la capture de civils a Ă©tĂ© davantage le rĂ©sultat d'un concours de circonstances que d'une dĂ©cision prise Ă l'avance.
La mort de civils n'Ă©tait donc pas un objectif, et le fait que les otages libĂ©rĂ©s aient dĂ©clarĂ© avoir Ă©tĂ© traitĂ©s avec respect, et mĂȘme de maniĂšre amicale, tend Ă confirmer qu'il ne s'agissait pas d'un âpogromâ contre la population israĂ©lienne.
Les Ă©changes de prisonniers de novembre 2023 illustrent la stratĂ©gie du Hamas, au cĆur de laquelle se trouvaient des prisonniers militaires et non des civils. C'est pourquoi les Palestiniens ont d'abord libĂ©rĂ© les femmes et les enfants, et ont gardĂ© les militaires (surtout les hauts gradĂ©s) pour plus tard. Nous y reviendrons plus loin.
Objectifs tactiques
L'attaque du Hamas visait 25 objectifs militaires situĂ©s dans l'âenveloppe de Gazaâ. Les trois principaux objectifs tactiques de l'opĂ©ration Ă©taient les suivants
la base navale de Zikim, au nord de la bande de Gaza, attaquée par les commandos de marine du Hamas, lesquels ont résisté aux contre-attaques israéliennes pendant plusieurs jours
le poste de contrĂŽle d'Erez, au nord de la bande de Gaza, qui gĂšre une partie des installations de surveillance de la clĂŽture. Le poste de commandement de la division de Gaza sur le site de Re'im, oĂč se dĂ©rouleront les combats les plus violents le 7 octobre, et le centre de renseignement d'Urim, Ă quelque 17 km de la bande de Gaza, afin d'endommager les installations de surveillance israĂ©liennes.
Un document découvert prÚs du kibboutz Mefalsim, à 2 km de la bande de Gaza, contenant des données sur le nombre de soldats et de forces de sécurité, montre que l'opération a été minutieusement préparée et dirigée contre des installations militaires.
* Jacques Baud est un ancien colonel de l'Ă©tat-major gĂ©nĂ©ral, ancien membre du renseignement stratĂ©gique suisse, spĂ©cialiste des pays de l'Europe de l'Est. Il a Ă©tĂ© formĂ© dans les services de renseignement amĂ©ricains et britanniques. Il a Ă©tĂ© chef de la doctrine des opĂ©rations de paix des Nations Unies. Expert des Nations unies pour l'Ătat de droit et les institutions de sĂ©curitĂ©, il a conçu et dirigĂ© le premier service de renseignement multidimensionnel des Nations unies au Soudan. Il a travaillĂ© pour l'Union africaine et a Ă©tĂ© responsable de la lutte contre la prolifĂ©ration des armes lĂ©gĂšres Ă l'OTAN pendant cinq ans. Il s'est entretenu avec de hauts responsables des services militaires et de renseignement russes juste aprĂšs la chute de l'URSS. Au sein de l'OTAN, il a suivi la crise ukrainienne de 2014, puis a participĂ© Ă des programmes d'assistance Ă l'Ukraine. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur le renseignement, la guerre et le terrorisme, dont âL'affaire Navalny, complot au service de la politique Ă©trangĂšreâ publiĂ© aux Ă©ditions Max Milo, 2023.