đâđš Jacques Baud sur la guerre dâUkraine: « Les Occidentaux sont arrivĂ©s dans un cul-de-sac »
Les Occidentaux sont en train de griller leurs propres capacitĂ©s militaires Ă soutenir Kiev & ont dĂ©jĂ dĂ©pensĂ© 150 milliards de dollars en un an. Câest deux fois le budget de la DĂ©fense de la Russie.
đâđš Jacques Baud sur la guerre dâUkraine: « Les Occidentaux sont arrivĂ©s dans un cul-de-sac »
Par Grégoire Lalieu, le 02 mars 2023
Un an aprĂšs lâinvasion des troupes russes, le chant des armes ne semble pas prĂšs de se taire en Ukraine. La Chine est bien entrĂ©e dans la danse, soumettant des propositions pour un rĂšglement pacifique de la crise. Mais elles nâont pas suscitĂ© un grand enthousiasme. Et pour cause, comme lâanalyse Jacques Baud, aucune des parties impliquĂ©es ne souhaite vraiment dĂ©poser les armes pour le moment. Lâancien colonel qui a officiĂ© pour les renseignements suisses et lâOTAN analyse les dynamiques qui poussent Ă la poursuite du conflit en Ukraine. Il dĂ©nonce aussi la stratĂ©gie occidentale de la guerre dâusure : elle semble vouĂ©e Ă lâĂ©chec, et les Ukrainiens en paient le prix.
Relativement discrĂšte jusquâĂ maintenant dans le conflit en Ukraine, la Chine a soumis des propositions pour mettre un terme Ă la guerre. Comment analysez-vous ce plan de paix chinois?
Il faut tout dâabord employer les bons termes. Ce nâest pas un plan de paix et les Chinois ne le dĂ©signent pas comme tel. Le ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres prĂ©sente ainsi sur son site une « position de la Chine sur le rĂšglement politique de la crise ukrainienne. »
Tous les médias ont pourtant évoqué le « plan de paix » de la Chine. Quelle est la nuance?
Les Occidentaux ont dĂ©signĂ© les propositions chinoises comme un plan de paix pour mieux les dĂ©molir. Or, ce nâest pas un plan, ni mĂȘme une feuille de route. Ce sont des propositions, douze exactement, qui constituent un cadre conceptuel pour amener un rĂšglement politique au conflit. Ce cadre conceptuel pourrait dâailleurs ĂȘtre utilisĂ© pour dâautres conflits, comme le montre trĂšs clairement la premiĂšre proposition sur le respect de la souverainetĂ© des pays. Nous pourrions ainsi tout Ă fait imaginer que ce cadre prĂ©sentĂ© par les autoritĂ©s chinoises puisse sâappliquer au conflit entre la Chine et les Ătats-Unis.
Les Chinois anticipent une guerre Ă TaĂŻwan?
Tout Ă fait. Ils ont bien compris que le prochain grand conflit risque dâĂ©clater dans cette rĂ©gion. Il y a donc un Ă©lĂ©ment dâanticipation dans les propositions Ă©mises par la Chine pour la crise ukrainienne. Cela se trouve Ă©galement dans le deuxiĂšme point qui invite Ă abandonner la mentalitĂ© de guerre froide. Un autre principe important est lâindivisibilitĂ© de la sĂ©curitĂ©. Ce principe figure dans lâActe final dâHelsinki de 1975, qui a constituĂ© la base de lâOrganisation pour la sĂ©curitĂ© et la coopĂ©ration en Europe (OSCE). Et le problĂšme, câest que les Occidentaux lâont oubliĂ© en Ukraine. Selon ce principe, la sĂ©curitĂ© dâun Ătat ne peut se faire au dĂ©triment de la sĂ©curitĂ© des autres. Les Russes ont toujours revendiquĂ© ce principe en dĂ©nonçant la progression de lâOTAN en Europe de lâEst et en Ukraine plus particuliĂšrement. Ils Ă©voquent Ă©galement ce principe Ă propos des armes nuclĂ©aires que les Ătats-Unis voudraient dĂ©ployer en Europe orientale: Roumanie, TchĂ©quie ou encore Pologne. ThĂ©oriquement, ces missiles antibalistiques seraient destinĂ©s Ă contrer dâĂ©ventuels missiles iraniens. Mais leur usage est dual, si bien que ces installations pourraient Ă©galement permettre de lancer des missiles balistiques. Les Russes y ont toujours vu un risque pour leur sĂ©curitĂ©, si bien quâils invoquent ce principe de lâindivisibilitĂ© de la sĂ©curitĂ© reconnu par lâOSCE.
Et donc, les Chinois lâinvoquent Ă©galement.
Nous sommes dans une situation trĂšs symĂ©trique avec TaĂŻwan. LâidĂ©e des AmĂ©ricains est de sĂ©curiser cette Ăźle en la militarisant. Mais cela est perçu par la Chine comme une atteinte non seulement Ă sa sĂ©curitĂ©, mais aussi Ă sa souverainetĂ©. Rappelons que TaĂŻwan nâest pas un Ătat indĂ©pendant. Armer TaĂŻwan, câest comme armer la Corse. Les Chinois sont donc opposĂ©s Ă ce procĂ©dĂ©.
Si nous y regardons de plus prĂšs, les propositions de la Chine peuvent sâappliquer Ă lâUkraine, Ă TaĂŻwan, mais aussi Ă de nombreux autres conflits comme la Palestine par exemple. Ce nâest donc pas un plan de paix taillĂ© sur mesure pour lâUkraine, mais des propositions pour rĂ©gler politiquement des conflits, dont le conflit ukrainien.
La rĂ©action des Occidentaux aux propositions chinoises a Ă©tĂ© glaciale. Mais Volodymyr Zelensky a jugĂ© « nĂ©cessaire » de « travailler » avec PĂ©kin pour Ćuvrer Ă une rĂ©solution du conflit. Comment analysez-vous la rĂ©action du prĂ©sident ukrainien?
Les relations entre lâUkraine et la Chine nâĂ©taient a priori pas si mauvaises. Du moins, jusquâen 2021. Les Chinois Ă©taient disposĂ©s Ă investir en Ukraine. Ils avaient dâailleurs rachetĂ© la majeure partie des parts de Motor Sich, lâun des plus grands fabricants de moteurs dâavions et dâhĂ©licoptĂšres au monde qui avait Ă©tĂ© fondĂ© en 1907 et qui avait littĂ©ralement pris son envol durant lâĂšre soviĂ©tique. Mais en mars 2021, le gouvernement ukrainien dĂ©cidait de nationaliser ce gĂ©ant de lâaĂ©ronautique. Les Chinois ont perdu leur investissement dans lâaventure. Cela a crĂ©Ă© des tensions Ă©videmment[1]. Mais cela nâa pas dĂ©bouchĂ© sur une foire dâempoigne entre PĂ©kin et Kiev. Les Chinois sont patients et ont pu maintenir des relations si pas cordiales, du moins courtoises.
Dâailleurs, au printemps 2022, quand Volodymyr Zelensky a souhaitĂ© entamer des nĂ©gociations, il a contactĂ© trois pays pour jouer les mĂ©diateurs: la Turquie, IsraĂ«l et la Chine. LâidĂ©e que PĂ©kin soit impliquĂ©e dans la rĂ©solution du conflit nâest donc pas nouvelle, elle flotte dans lâesprit des Ukrainiens depuis un an.
Mais pour le coup, les Occidentaux et les Ukrainiens ne sont visiblement pas sur la mĂȘme longueur dâonde.
La logique des Occidentaux est simple: vous ĂȘtes avec nous ou contre nous. La Chine tombe de ce fait dans le camp ennemi. Pourtant, la rĂ©flexion des Ukrainiens nâest pas saugrenue. Ils ont compris que les Ătats-Unis avaient essayĂ© tous les moyens dont ils disposaient pour mettre la Russie sous pression. Et ça ne fonctionne pas. La Chine pourrait en revanche avoir une oreille plus attentive auprĂšs de Moscou. Ce nâest pas pour rien que les trois pays choisis comme mĂ©diateurs par lâUkraine sont des pays qui nâentretiennent pas de mauvaises relations avec la Russie. IsraĂ«l et la Turquie sont mĂȘme des pays qui ont des liens Ă©troits avec les Occidentaux et qui sont en quelque sorte Ă cheval entre les deux mondes. LâUkraine pense donc certainement que la Chine, grĂące Ă ses liens avec la Russie, pourrait ĂȘtre un interlocuteur pertinent pour forcer la Russie Ă nĂ©gocier. La mĂȘme rĂ©flexion ne pourrait pas sâappliquer Ă la Suisse par exemple. Elle a traditionnellement jouĂ© les mĂ©diateurs dans de nombreux conflits. Mais elle nâa plus la crĂ©dibilitĂ© nĂ©cessaire aujourdâhui pour entamer un dialogue avec Moscou, car elle a abandonnĂ© sa neutralitĂ© historique au profit dâun alignement avec les Occidentaux.
Si le prĂ©sident ukrainien sâest dit ouvert aux propositions chinoises, les Ătats-Unis et lâUnion europĂ©enne les ont immĂ©diatement expĂ©diĂ©es Ă la corbeille. Pourquoi?
La Chine a une histoire de non-ingĂ©rence dans les affaires intĂ©rieures des pays avec lesquels elle coopĂšre. Par consĂ©quent, la Chine comme mĂ©diateur, câest un choix assez logique. Mais les Occidentaux voient les choses de maniĂšre diffĂ©rente. En mars 2022 dĂ©jĂ , ils avaient ordonnĂ© aux Ukrainiens dâabandonner tout de suite lâidĂ©e de nĂ©gocier avec les Chinois.
La stratĂ©gie occidentale consiste Ă isoler les adversaires sur la scĂšne internationale pour ensuite imposer des conditions qui leur permettraient de revenir dans le concert des nations. Câest Ă©videmment trĂšs clair avec la Russie aujourdâhui. Et, si la crise ukrainienne lâa un peu effacĂ© depuis, câĂ©tait Ă©galement trĂšs clair Ă lâĂ©gard de la Chine durant la crise covid. Sous la mandature de Donald Trump en effet, toute une sĂ©rie de mesures a Ă©tĂ© adoptĂ©e pour essayer de rendre la Chine responsable de la crise sanitaire et lâisoler sur la scĂšne internationale.
Oui, Donald Trump ne parlait pas du covid-19, mais du « virus chinois ».
Certains politiciens amĂ©ricains ont mĂȘme proposĂ© de traduire la Chine devant une cour internationale pour rĂ©clamer des dommages et intĂ©rĂȘts. Il y a en fait une espĂšce de haine Ă peine dissimulĂ©e pour tout ce qui nâest pas occidental et qui pourrait supplanter la primautĂ© de lâOccident dans le monde. La Chine reste donc une cible de choix pour les AmĂ©ricains. Lui donner un rĂŽle de mĂ©diateur dans le conflit ukrainien, ce serait la crĂ©dibiliser sur la scĂšne internationale. Et ça, les Occidentaux nâen veulent pas.
En revanche, ils essaient de convaincre PĂ©kin de maniĂšre assez infantile dâappliquer aux Russes les sanctions quâeux-mĂȘmes ont dĂ©cidĂ©es. Alors quâils appliquent dĂ©jĂ des sanctions Ă la Chine! Ce sont littĂ©ralement des procĂ©dĂ©s de parrains mafieux: on vous met des sanctions, et si vous ne faites pas ce quâon vous dit, on vous met de nouvelles sanctions; et maintenant, vous allez appliquer des sanctions Ă dâautres sans quoi on vous en ajoutera des plus sĂ©vĂšres encore. Les Occidentaux sont dans cette dynamique. Les Chinois nâont quant Ă eux pas beaucoup dâĂ©tats dâĂąme sur la question ukrainienne. Ils nâont pas dâanimositĂ© Ă lâencontre de ce pays. Et ils nâen ont Ă©videmment pas Ă lâĂ©gard de la Russie. Ce qui facilite un Ă©ventuel rĂŽle de mĂ©diation.
Sans passer par la Chine, les Occidentaux espĂšrent-ils tout de mĂȘme trouver une issue politique Ă la crise ukrainienne? Ou bien comptent-ils poursuivre la guerre encore longtemps?
Jâai une rĂ©ponse rationnelle Ă votre question. Mais celle des Occidentaux ne lâest pas du tout. Dans une interview accordĂ©e fin novembre 2022, lâambassadeur de Suisse Ă Kiev â par ailleurs un ami â expliquait que lâUkraine Ă©tait en train de gagner la guerre et que la Russie Ă©tait dans une mauvaise posture. Selon son raisonnement, il ne fallait surtout pas nĂ©gocier avec les Russes qui Ă©taient demandeurs, car Ă bout de souffle. Il fallait au contraire soutenir lâUkraine pour quâelle regagne du terrain et pour quâelle se trouve en meilleure posture lorsque les nĂ©gociations arriveraient.
Jâai Ă©crit un article pour expliquer combien cette vision est factuellement et moralement erronĂ©e. Factuellement erronĂ©e, car la Russie nâest pas en mauvaise posture et nâest pas demanderesse de nĂ©gociations. Cette posture est aussi moralement erronĂ©e, car si lâon compare cette guerre Ă un match de foot, nous sommes dans les prolongations et nous essayons de marquer les deux goals qui nous assureront la victoire. Quel quâen soit le prix. Or, câest lâUkraine qui paie. Tous les experts, et mĂȘme des politiciens occidentaux dont le secrĂ©taire dâĂtat Antony Blinken, constatent que lâUkraine ne parviendra par Ă rĂ©cupĂ©rer tous les territoires occupĂ©s par la Russie. Penser que les Ukrainiens vont significativement amĂ©liorer leur posture avant les nĂ©gociations, cela reste un vĆu pieux.
Quel est lâobjectif de poursuivre la guerre alors?
Rendre la vie suffisamment difficile aux Russes pour quâils en aient assez et acceptent de nĂ©gocier selon les termes du camp adverse. ProblĂšme: ceux qui paient le prix dâune telle politique sont les soldats ukrainiens qui sont dans un rapport de 1 contre 10 avec lâarmĂ©e russe. On joue donc avec la vie des Ukrainiens de maniĂšre assez peu Ă©thique. Â
Câest une guerre dâusure qui se dĂ©roule maintenant en Ukraine ?
Câest le cas depuis lâĂ©tĂ© 2022, quand lâobjectif annoncĂ© par Vladimir Poutine de dĂ©militariser lâUkraine a factuellement Ă©tĂ© atteint. La plus grande partie des capacitĂ©s militaires de lâUkraine a en effet Ă©tĂ© dĂ©truite Ă ce moment-lĂ , ce qui a poussĂ© Kiev Ă rĂ©clamer des aides et des armes plus importantes.
Et quâest-ce qui a poussĂ© les Occidentaux Ă sâengager sur cette voie ?
Les Occidentaux cherchaient Ă faire traĂźner le conflit, prĂ©supposant que lâarmĂ©e russe perdait plus dâhommes que lâarmĂ©e ukrainienne. Par consĂ©quent, la population russe allait ĂȘtre plus vite lassĂ©e par cette guerre. Mais la rĂ©alitĂ© est totalement diffĂ©rente. LâUkraine perd bien plus dâhommes que la Russie oĂč le soutien Ă Vladimir Poutine se stabilise autour de 82% dâopinion favorable.
Pourquoi la stratégie occidentale a-t-elle échoué ?
AprĂšs avoir atteint leurs objectifs de dĂ©militarisation et lorsque les livraisons dâarmes Ă lâUkraine ont commencĂ© Ă augmenter, les Russes ont compris quâils Ă©taient devant une baignoire que lâon vide en laissant le robinet ouvert. Ă partir de ce moment-lĂ , ils nâont plus lancĂ© de grandes opĂ©rations. Les Russes ont consolidĂ© leurs positions et ont rĂ©pliquĂ© aux attaques de lâarmĂ©e ukrainienne, la dĂ©truisant petit Ă petit. Le message de la Russie apparait trĂšs clairement : si vous utilisez une arme qui a 30 km de portĂ©e, on avancera de 30 km pour la dĂ©truire ; si vous utilisez des missiles de 300 km, on avancera de 300 km. Et ainsi de suite.
Le retrait russe de Kharkov et de Kherson est assez symptomatique de la stratĂ©gie russe et des dĂ©boires de lâarmĂ©e ukrainienne. Dans une carte analysant la densitĂ© des troupes russes un mois avant ce retrait, jâexpliquais dans mon livre[2] que la Russie avait peu dâeffectifs dans ces zones et nâavait manifestement pas lâintention de sây battre. Quand les Ukrainiens ont fait mine dâattaquer, les Russes ont simplement retirĂ© leurs troupes avec lâidĂ©e que le territoire peut se reconquĂ©rir tandis que les vies perdues ne se rĂ©cupĂšrent pas. Du cĂŽtĂ© ukrainien, la logique est inverse. Ils sacrifient leur vie pour du territoire. Comme on le faisait dâailleurs dans le nord de la France lors de la PremiĂšre Guerre mondiale. LâarmĂ©e ukrainienne arrive ainsi au bout de ses capacitĂ©s humaines.
Ce facteur dĂ©mographique est crucial, les Ătats-Unis ne peuvent pas lâignorer. Pourquoi poursuivre cette guerre dâusure en promettant de nouvelles livraisons dâarmes comme Joe Biden lâa fait lorsquâil Ă©tait en visite Ă Kiev ?
Soyons trĂšs clairs : tous ceux qui soutiennent lâUkraine aujourdâhui nâont strictement aucune considĂ©ration pour ce pays. Ils se fichent de ce qui sây passe et des pertes quâil peut y avoir. Le but de cette opĂ©ration est de nuire voire de dĂ©truire la Russie, quel quâen soit le prix quâils se gardent bien de payer eux-mĂȘmes, mais quâils font payer aux Ukrainiens.
On parle tout de mĂȘme beaucoup des « efforts » occidentaux, avec des livraisons dâarmes toujours plus importantesâŠ
Certes, nous livrons des armes. Mais beaucoup sont des armes obsolĂštes, voire des armes de rebut. Par exemple, certains missiles britanniques antichars livrĂ©s Ă lâarmĂ©e ukrainienne Ă©taient pĂ©rimĂ©s, donc dangereux Ă utiliser pour les Ukrainiens eux-mĂȘmes. Regardez Ă©galement ce qui se passe avec les fameux chars Leopard. Les Espagnols en avaient promis, mais ils nâont pas trouvĂ© suffisamment de ces vieux chars en bon Ă©tat et ont envoyĂ© leur deuxiĂšme garniture. Idem pour lâAllemagne qui avait annoncĂ© quâelle forgerait une alliance pour fournir un bataillon de Leopard 2A6 modernes et un bataillon de Leopard 2A4, plus anciens. Cela reprĂ©sentait une soixantaine de chars en tout. Finalement, Berlin nâa pu prĂ©lever que 14 Leopard 2A6. Dâautres pays europĂ©ens se sont engagĂ©s Ă fournir les modĂšles plus anciens, mais ils ne sont plus utilisĂ©s par lâarmĂ©e allemande, si bien quâil manque mĂȘme des piĂšces de rechange. Autrement dit, ces Leopard 2A4 qui seront envoyĂ©s en Ukraine seront Ă usage unique. Je rappelle en outre que les Ukrainiens disposaient dâenviron 2000 chars jusquâĂ lâĂ©tĂ© dernier. Tout le monde sâescrime Ă prĂ©sent pour une cinquantaine dâengins. Quand on met ces informations en perspective, on ne voit pas comment ces quelques chars pourraient changer la donne. Tout cela montre que derriĂšre leurs beaux discours, les Occidentaux nâont aucune considĂ©ration pour les Ukrainiens, câest de lâhabillage.
Le ministre des Affaires Ă©trangĂšres et lâancien Premier ministre israĂ©lien ont expliquĂ© quâau printemps 2022, Kiev Ă©tait prĂȘt Ă nĂ©gocier, mais que les Ătats-Unis sây Ă©taient opposĂ©s. Aujourdâhui, la situation sur le terrain pourrait-elle amener Washington Ă accepter des nĂ©gociations ?
Nous sommes dans une situation quelque peu ambiguĂ«. Les AmĂ©ricains constatent quâils ne vont pas sâen sortir sur le terrain. Par ailleurs, la France, lâAllemagne et lâItalie auraient dit Ă Zelensky quâil faudrait des succĂšs sur le champ de bataille, sans quoi lâEurope ne pourrait plus le soutenir. On sâaperçoit que le narratif tenu jusquâĂ maintenant Ă©tait faux, quâon a menti sur ce conflit et que la situation, depuis le dĂ©but, est Ă lâavantage de la Russie. Maintenant, le grand dĂ©fi des Occidentaux consiste Ă pouvoir changer une dĂ©faite en victoire. Certains disent quâil va falloir nĂ©gocier, car rien ne pourra ĂȘtre obtenu sur le terrain. Dâautres soutiennent au contraire quâil faut tout de mĂȘme continuer le conflit pour ĂȘtre en meilleure position avant de nĂ©gocier.
Câest aussi la position de Volodymyr Zelensky qui continue Ă rĂ©clamer plus dâarmes ?
Fin fĂ©vrier 2022, fin mars 2022 et aoĂ»t 2022 : Ă trois reprises, le prĂ©sident ukrainien a tentĂ© de nĂ©gocier, mais ces trois phases ont Ă©tĂ© court-circuitĂ©es par les Occidentaux. Il faut se rendre compte que lâUkraine est devenue totalement dĂ©pendante de lâaide occidentale. Si demain, cette aide sâarrĂȘte, tout sâeffondre. Dâune certaine maniĂšre, les Occidentaux ont pris Volodymyr Zelensky en otage. Si bien que lâUkraine est Ă prĂ©sent engagĂ©e dans une course Ă lâĂ©chalote. Il lui faut une victoire pour prouver quâil faut continuer Ă la soutenir.
On comprend les dynamiques qui poussent Washington et Kiev Ă poursuivre le conflit. Et du cĂŽtĂ© russe ? RĂ©agissant aux propositions chinoises, le Kremlin a dĂ©clarĂ© que les conditions nĂ©cessaires Ă une solution pacifique nâĂ©taient pas rĂ©unies « pour lâinstant ».
Pour lâheure, les Russes nâont aucune motivation Ă venir sâasseoir Ă la table des nĂ©gociations. En effet, les Occidentaux ont montrĂ© quâils ne voulaient pas lâarrĂȘt du conflit, ils lâalimentent en permanence en livrant des armes Ă Kiev. Par ailleurs, fin 2022, Angela Merkel, François Hollande, lâancien prĂ©sident ukrainien Petro Porochenko et lâactuel prĂ©sident Volodymyr Zelensky ont reconnu que les accords de Minsk signĂ©s avec la Russie pour mettre fin Ă la guerre du Donbass avaient Ă©tĂ© conclus dans lâunique but de gagner du temps pour permettre le rĂ©armement de lâUkraine. Par consĂ©quent, les Russes sont beaucoup moins disposĂ©s Ă nĂ©gocier aujourdâhui si lâobjectif est Ă nouveau de gagner du temps pour rĂ©armer lâUkraine. Les Russes sont dâautant moins enclins Ă nĂ©gocier quâils continuent Ă dĂ©truire lâarmĂ©e ukrainienne, surtout son potentiel humain. Ayant lâavantage sur le terrain et nâayant aucune confiance dans la parole des Occidentaux, la Russie ne voit pas lâintĂ©rĂȘt de nĂ©gocier maintenant.
Finalement, aucune des parties impliquées ne veut la fin de la guerre ?
Nous sommes effectivement dans une spirale qui conduit Ă la poursuite du conflit. Les Occidentaux ne veulent pas perdre la face. LâUkraine ne veut pas abandonner le combat trop facilement pour maintenir son image et le soutien occidental. Quant Ă la Russie, si on veut lâamener Ă la table des nĂ©gociations, il faudra lui prĂ©senter des garanties bien plus Ă©levĂ©es que ce quâon aurait pu lui soumettre au printemps 2022.
Il aurait fallu ne pas bloquer les prĂ©cĂ©dentes tentatives de mĂ©diation plutĂŽt que de sâengager dans cette guerre dâusure ?
Rappelons que le 25 fĂ©vrier, soit 24h aprĂšs le dĂ©but de lâopĂ©ration russe, Volodymyr Zelensky avait lancĂ© un premier appel Ă nĂ©gocier. Tout Ă©tait possible Ă ce moment-lĂ . Les Russes aussi Ă©taient prĂȘts Ă discuter. Leur objectif nâĂ©tait pas du tout une conquĂȘte territoriale, câĂ©tait dâune certaine maniĂšre un objectif fonctionnel : non seulement protĂ©ger la population du Donbass, mais aussi nĂ©gocier la neutralisation de lâUkraine ; la Russie Ă©tait ainsi dĂ©jĂ montĂ©e dâun cran aprĂšs lâĂ©chec des accords de Minsk. Un cran qui nâĂ©tait pas insurmontable pour les Ukrainiens. La neutralisation de lâUkraine faisait en effet partie des propositions que Volodymyr Zelensky Ă©tait prĂȘt Ă discuter en mars 2022. Mais ces tentatives de mĂ©diation ayant avortĂ©, les Russes vont en demander plus Ă prĂ©sent.
Mauvais calcul des Occidentaux, donc ?
Ils avaient annoncĂ© en mars que lâUkraine avait pratiquement gagnĂ© la guerre. On sâaperçoit que ce nâest pas trop le cas, quâon a tirĂ© des plans sur la comĂšte et surtout, quâon a construit une stratĂ©gie sur du vent. Les Occidentaux ont construit une stratĂ©gie sur une situation telle quâil la souhaitait plutĂŽt que ce quâelle Ă©tait rĂ©ellement. Ils sont aujourdâhui enfermĂ©s dans leur propre narratif, mais ils sont arrivĂ©s dans un cul-de-sac. Quand on voit le dernier paquet de sanctions de lâUE, oĂč on finit par interdire lâexportation de cuvettes de w.c., on comprend que les EuropĂ©ens sont au bout du rouleau et nâont plus aucun moyen de pression sur la Russie.
Pour Ă©viter une dĂ©faite, les Ătats-Unis pourraient-ils sâengager davantage dans le conflit ?
Ce nâest pas impossible et je ne suis pas dans la tĂȘte des dĂ©cideurs amĂ©ricains. Mais vous avez tout de mĂȘme un rapport de la Rand Corporation paru il y a quelques semaines, il prĂ©conise dâĂ©viter de sâengager dans une guerre longue et recommande au gouvernement amĂ©ricain de trouver tous les moyens possibles de nĂ©gocier.
Plus vous vous impliquez dans un conflit, plus vous avez des chances de vous plantez si votre adversaire Ă une meilleure capacitĂ©. Câest le cas de la Russie. Obama disait dĂ©jĂ quâil ne fallait pas sâattaquer Ă la Russie, car elle avait cette capacitĂ© dâescalation dominance, de dominance de lâescalade : la Russie peut monter les crans dâun conflit presque Ă lâinfini, alors que les Occidentaux ne le peuvent pas. Ce pays a perdu 25 millions dâhommes entre 1941 et 1945. Les Russes ne veulent pas que cela se rĂ©pĂšte et ils ont manifestement assurĂ© leurs arriĂšres. Dâun cĂŽtĂ©, les Occidentaux sont en train de griller leurs propres capacitĂ©s militaires pour soutenir Kiev et ont dĂ©jĂ dĂ©pensĂ© 150 milliards de dollars en un an. Câest deux fois le budget de la DĂ©fense de la Russie. De lâautre cĂŽtĂ©, les Russes nâont pas encore entamĂ© tout leur potentiel militaire. Et leur Ă©conomie continue de tourner alors que celle des pays europĂ©ens est exsangue. On sâaperçoit en Europe quâĂ vouloir attiser ce conflit, on se met nous-mĂȘmes dans une situation de plus en plus dĂ©favorable.
Source: InvestigâAction
* Jacques Baud est un ancien colonel dâĂtat-major gĂ©nĂ©ral, ex-membre du renseignement stratĂ©gique suisse, spĂ©cialiste des pays de lâEst. Il a Ă©tĂ© formĂ© dans les services de renseignement amĂ©ricain et britannique. Il a Ă©tĂ© chef de la doctrine des opĂ©rations de la paix des Nations Unies. Expert des Nations Unies pour lâĂtat de droit et les institutions de sĂ©curitĂ©, il a conçu et dirigĂ© le premier service de renseignement multidimensionnel des Nations Unies au Soudan. Il a travaillĂ© pour lâUnion africaine et a Ă©tĂ© durant 5 ans responsable de la lutte contre la prolifĂ©ration des armes lĂ©gĂšres Ă lâOTAN. Il a Ă©tĂ© engagĂ© dans des discussions avec les plus hauts responsables militaires et du renseignement russes juste aprĂšs la chute de lâURSS. Au sein de lâOTAN, il a suivi la crise ukrainienne de 2014, puis a participĂ© Ă des programmes dâassistance Ă lâUkraine. Il est lâauteur de plusieurs livres sur le renseignement, la guerre et le terrorisme, et en particulier Le DĂ©tournement aux Ă©ditions SIGEST, Gouverner par les fake news, Lâaffaire Navalny, et Poutine, maĂźtre du jeu ? aux Ă©ditions Max Milo.
Notes:
[1] Lâentreprise Beijing Skyrizon Ă©voque une facture de 4,5 milliards de dollars pour compenser les dommages. (NDLR)
[2] Jacques Baud, Opération Z, Ed. Max Gillo, 2022.