đâđš âJ'ai Ă©tĂ© tĂ©moin de l'obsession de la CIA pour l'Iran. Assange ? Aucune chance qu'il bĂ©nĂ©ficie d'un procĂšs Ă©quitable & d'un traitement humain aux Ătats-Unisâ
âAssange n'a absolument aucune chance de bĂ©nĂ©ficie dâun procĂšs Ă©quitable & ni de recevoir un traitement humain. Tout jury face Ă lui ne verra rien d'autre que ce que le gouvernement a Ă dire sur luiâ.
đâđš âJ'ai Ă©tĂ© tĂ©moin de l'obsession de la CIA pour l'Iran. Assange ? Aucune chance qu'il bĂ©nĂ©ficie d'un procĂšs Ă©quitable & d'un traitement humain aux Ătats-Unisâ
Par Stefania Maurizi, le 20 avril 2024
Jeffrey Sterling tentait de servir son pays en travaillant dans le monde obscur des opérations secrÚtes de la CIA, jusqu'à ce qu'il dénonce une opération bùclée contre l'Iran et en paye le prix fort. Il Fatto Quotidiano interroge Sterling sur le risque d'une guerre avec l'Iran, la CIA, la loi sur l'espionnage et Julian Assange.
Il était l'un des rares agents d'infiltration noirs travaillant pour la CIA, affecté à l'Iran Task Force. En 2002, la CIA l'a licencié aprÚs qu'il eut porté plainte contre l'agence pour discrimination raciale. Jeffrey Sterling est devenu un fervent défenseur des lanceurs d'alerte inculpés en vertu de la loi sur l'espionnage pour avoir dénoncé des crimes et des abus commis par les services de renseignement, ainsi qu'un fervent partisan de Julian Assange.
En 2011, il a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© et inculpĂ© pour violation de la loi sur l'espionnage, accusĂ© d'avoir divulguĂ© des informations classifiĂ©es Ă un journaliste amĂ©ricain travaillant pour le New York Times, James Risen, laurĂ©at du prix Pulitzer. Bien que les autoritĂ©s amĂ©ricaines n'aient pu apporter aucune preuve incriminante prouvant qu'il Ă©tait l'auteur de la fuite, et bien qu'il ait toujours clamĂ© son innocence, il a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă trois ans et demi de prison. Jeffrey Sterling a Ă©tĂ© libĂ©rĂ© aprĂšs avoir purgĂ© plus de deux ans de sa peine. Il Fatto Quotidiano s'est entretenu avec M. Sterling, qui se trouve en Italie pour le Festival international du journalisme.
Vous avez été inculpé en vertu de la loi sur l'espionnage, accusé d'avoir divulgué des informations sur une opération de la CIA en Iran, appelée opération Merlin. Pourriez-vous nous expliquer en quoi consistait l'opération Merlin ?
âL'opĂ©ration Merlin visait Ă ralentir le programme d'armement nuclĂ©aire iranien grĂące Ă des plans erronĂ©s d'une arme nuclĂ©aire. Les plans ont Ă©tĂ© âtruquĂ©sâ dans l'un des laboratoires nationaux, et leurs dĂ©fauts Ă©taient censĂ©s ĂȘtre indĂ©tectables. L'idĂ©e Ă©tait que les Iraniens utiliseraient les plans et ne sauraient pas comment les modifier, ralentissant ainsi leurs ambitions de se doter d'une arme nuclĂ©aire. On m'a assurĂ© que l'opĂ©ration avait Ă©tĂ© approuvĂ©e au plus haut niveau du gouvernement et que les failles ne seraient jamais dĂ©tectĂ©es.
Mon travail consistait Ă former un ancien scientifique nuclĂ©aire russe sur la maniĂšre de trouver les âbonsâ Iraniens et, une fois trouvĂ©s, sur la maniĂšre de leur transmettre les plans. Lorsqu'on lui a prĂ©sentĂ© les plans pour la premiĂšre fois, il a immĂ©diatement identifiĂ© les failles. J'ai immĂ©diatement pensĂ© que s'il Ă©tait capable de dĂ©tecter les failles, les Iraniens le seraient aussi. Ainsi, au lieu d'entraver leur programme d'armement nuclĂ©aire, nous l'aurions en fait aidĂ© Ă l'accĂ©lĂ©rer.
J'ai fait part de mes prĂ©occupations Ă tous les niveaux de la CIA et on m'a dit de me taire. J'ai Ă©galement fait part de mes prĂ©occupations au CongrĂšs. Lorsque j'ai commencĂ© Ă parler de cette opĂ©ration dangereuse, la discrimination dont j'ai fait l'objet s'est intensifiĂ©e. J'ai Ă©tĂ© Ă©cartĂ© de l'opĂ©ration Merlin, et finalement licenciĂ©.â
En 2003, vous avez contactĂ© la commission sĂ©natoriale du renseignement pour l'alerter sur l'opĂ©ration Merlin. Quelles Ă©taient vos prĂ©occupations ? En tant que lanceur dâalerte ayant parlĂ© Ă la commission, pensez-vous que le contrĂŽle dĂ©mocratique de la communautĂ© du renseignement est efficace ?
âJe craignais que l'opĂ©ration Merlin n'aide le programme nuclĂ©aire iranien. On craignait Ă©galement que les plans puissent ĂȘtre utilisĂ©s pour crĂ©er une bombe âsaleâ. Les Ătats-Unis avaient lancĂ© la premiĂšre invasion de l'Irak et je craignais que nos soldats ne soient exposĂ©s Ă une attaque Ă la bombe sale. Ils ne savaient peut-ĂȘtre pas dans quoi ils s'embarquaient, car ces plans auraient pu se retrouver entre les mains de n'importe qui. En outre, j'ai fait savoir au SĂ©nat qu'il Ă©tait Ă©galement possible que les schĂ©mas soient introduits en Irak et utilisĂ©s comme fausses preuves d'un programme d'armement nuclĂ©aire irakien.
En tant que lanceur dâalerte, j'ai fait l'expĂ©rience directe de l'absence de contrĂŽle dĂ©mocratique sur la communautĂ© du renseignement. Comme je l'ai expliquĂ© au cours de mon procĂšs, les collaborateurs avec lesquels j'ai parlĂ© de l'opĂ©ration Merlin n'ont pas prĂ©venu les membres de la commission, ils ont immĂ©diatement informĂ© la CIA de ce que j'avais fait. Les commissions du renseignement de la Chambre des reprĂ©sentants et du SĂ©nat sont composĂ©es de membres du personnel de la communautĂ© du renseignement, en lien direct avec ces agences. Au lieu d'exercer un contrĂŽle et d'offrir un moyen de faire part de ses prĂ©occupations, les commissions permettent d'identifier les lanceurs dâalerte, et de les cibler en vue de reprĂ©sailles.â
L'Iran reste une obsession pour la CIA depuis 1979, et sous Trump et ses partisans de la ligne dure, comme l'ancien chef de la CIA Mike Pompeo, le gĂ©nĂ©ral iranien Soleimani a Ă©tĂ© assassinĂ© et l'ancien chef du centre antiterroriste de la CIA, Mike D'Andrea - connu sous le nom de The Undertaker - a Ă©tĂ© nommĂ© Ă la tĂȘte des opĂ©rations de la CIA en Iran. Vous attendez-vous Ă une guerre contre l'Iran, si les partisans de la ligne dure sont de retour ?
âJ'ai Ă©tĂ© tĂ©moin de l'obsession de l'Iran Ă la CIA. Lorsque j'ai rejoint la CIA, il y avait encore des officiers retenus en otage, ou dont des amis ou des membres de leur famille l'avaient Ă©tĂ©. L'annĂ©e 1979 en Iran a Ă©tĂ© une vĂ©ritable honte pour la CIA, qui n'a jamais oubliĂ©. Je pensais que cette obsession Ă©tait mal fondĂ©e, car elle n'aurait jamais permis autre chose que des relations hostiles avec l'Iran ; jamais la paix n'aurait Ă©tĂ© possible.
Le jeu du chat et de la souris avec l'Iran s'est donc poursuivi, quoique gĂ©nĂ©ralement, les esprits les plus calmes prĂ©valaient. Mais les partisans de la ligne dure se sont faits de plus en plus insistants, en raison de la mĂȘme idĂ©ologie qui a empĂȘchĂ© la CIA d'ĂȘtre efficace contre l'Iran. La CIA a fait preuve d'une sorte d'arrogance Ă l'Ă©gard de l'Iran qui, selon moi, reposait Ă©galement sur le racisme. Les Iraniens Ă©taient rĂ©guliĂšrement qualifiĂ©s de âtĂȘtes de linottesâ sans rĂ©elle intelligence. Au lieu d'essayer de comprendre les Iraniens, la CIA et la communautĂ© du renseignement se sont servis de leur sectarisme pour faire de l'Iran un ennemi. Les partisans de la ligne dure prĂ©fĂšrent la guerre avec l'Iran parce qu'elle entretiendrait les vieilles rancĆurs.
Mais, malgrĂ© l'opinion que j'avais de l'Iran lorsque j'Ă©tais Ă la CIA, nous comprenions Ă©galement que l'Iran disposait d'une armĂ©e trĂšs compĂ©tente et qu'une guerre avec l'Iran coĂ»terait trĂšs cher. Une guerre avec l'Iran suscitait une apprĂ©hension certaine : nos renseignements sur l'Iran Ă l'Ă©poque, et je pense que câest encore le cas, sont trĂšs limitĂ©s. Si nous entrons en guerre avec l'Iran, ce ne serait pas du fait de nos propres actions et ambitions. Ce serait en raison d'une escalade indĂ©pendante des tensions directes entre les Ătats-Unis et l'Iran. Si les partisans de la ligne dure arrivent au pouvoir, je pense que la rhĂ©torique sur une attaque contre l'Iran va s'intensifier, mais je crois que les partisans de la ligne dure auront eux aussi du mal Ă dĂ©clencher une guerre avec l'Iran.â
Vous avez Ă©tĂ© inculpĂ© d'infractions Ă la loi sur l'espionnage dans le district oriental de Virginie, le tribunal de l'Ătat oĂč la CIA et le Pentagone ont leur siĂšge et qui enquĂȘte sur certaines des affaires de terrorisme et de sĂ©curitĂ© nationale les plus mĂ©diatisĂ©es. C'est devant ce mĂȘme tribunal que Julian Assange sera jugĂ© pour des violations prĂ©sumĂ©es de la loi sur l'espionnage. Les autoritĂ©s amĂ©ricaines affirment que, s'il est extradĂ© vers les Ătats-Unis et jugĂ©, il bĂ©nĂ©ficiera d'un procĂšs Ă©quitable et d'un traitement humain : il n'a pas Ă craindre la vĂ©ritĂ© ni un procĂšs, car il sera en mesure de se dĂ©fendre. D'aprĂšs votre expĂ©rience, le fondateur de WikiLeaks a-t-il une chance de bĂ©nĂ©ficier d'un procĂšs Ă©quitable et d'un traitement humain ?
âIl n'y a absolument aucune chance qu'Assange bĂ©nĂ©ficie dâun procĂšs Ă©quitable et qu'il reçoive un traitement humain. Tout d'abord, en ce qui concerne un procĂšs Ă©quitable, il est littĂ©ralement impossible pour quiconque de se dĂ©fendre contre une inculpation en vertu de lâEspionage Act. Il s'agit d'une loi de responsabilitĂ© stricte, ce qui signifie que vous ĂȘtes prĂ©sumĂ© coupable une fois inculpĂ©. Toute dĂ©fense liĂ©e aux faits sera en fait interdite. En outre, Assange n'aura accĂšs Ă aucune des soi-disant âpreuvesâ utilisĂ©es contre lui. Et pour rendre les choses encore plus dĂ©licates, le gouvernement n'a pas Ă dĂ©montrer le prĂ©judice allĂ©guĂ©. Il s'agit d'une loi et de poursuites judiciaires oĂč le gouvernement dicte ce qu'il veut. Il s'agit d'une loi âparce que nous vous le disonsâ, qui ne peut ni ĂȘtre remise en question, ni contestĂ©e.
Tout procÚs se tiendra dans le district oriental de Virginie, l'arriÚre-cour de la communauté du renseignement. La tenue d'un procÚs à cet endroit est tout à l'avantage du gouvernement. Au cours de mon procÚs, pratiquement tous les membres du jury avaient un lien ou un autre avec la communauté du renseignement, soit en tant qu'employé actuel ou ex employé, soit parce qu'ils avaient des amis ou des parents qui y travaillaient. Ce lien les rend automatiquement partiaux à l'encontre des accusés, en particulier si les services de renseignement sont impliqués. Tout jury qui jugera Assange ne verra rien d'autre que ce que le gouvernement a à dire sur Assange.
Je dois Ă©galement Ă©voquer le dernier dĂ©veloppement en date, Ă savoir que le tribunal britannique souhaite obtenir la garantie qu'Assange bĂ©nĂ©ficiera des mĂȘmes droits que les citoyens amĂ©ricains accusĂ©s d'avoir violĂ© lâEspionage Act. Il n'existe pas de droits constitutionnels dans le cadre de la loi sur l'espionnage. Toute garantie de ce type de la part des Ătats-Unis sera mensongĂšre. Aucun citoyen amĂ©ricain ne peut se prĂ©valoir de la protection des droits constitutionnels lorsqu'il est jugĂ© en vertu de la loi sur l'espionnage. Plus directement, le Premier Amendement n'est pas applicable et ne peut ĂȘtre invoquĂ© pour la dĂ©fense.
DeuxiĂšmement, concernant le traitement humain - tout le monde sait que les prisons amĂ©ricaines sont des endroits Ă©pouvantables, Ă l'exception des gouvernements amĂ©ricain et britannique. Ă partir du moment oĂč il est incarcĂ©rĂ© dans une prison amĂ©ricaine, il perd son humanitĂ©. Les prisons amĂ©ricaines sont conçues pour punir et briser les gens, sans aucune compassion ni humanitĂ©. Les prisons amĂ©ricaines ne sont guĂšre plus que des centres de stockage oĂč les gens sont traitĂ©s comme du bĂ©tail.
Un des plus grands mensonges rĂ©vĂ©lĂ©s au cours de certaines procĂ©dures d'extradition Ă©tait qu'Assange recevrait des soins de santĂ© psychique. Rien n'est plus faux. Les prisons amĂ©ricaines sont conçues pour vous briser mentalement. Ătre attentif et rĂ©pondre aux besoins des dĂ©tenus en matiĂšre de santĂ© mentale va Ă l'encontre de cette philosophie. Par exemple, lorsque j'ai traversĂ© une pĂ©riode difficile en prison, on m'a dit de parler Ă un conseiller. Celui-ci s'est complĂštement dĂ©sintĂ©ressĂ© de moi et s'est mĂȘme mis en colĂšre parce que je lui faisais perdre son temps. Ne voulant pas ĂȘtre ignorĂ© et ne voyant aucune aide venir de sa part, j'ai dĂ©cidĂ© de ne plus lui parler. Sa rĂ©ponse a Ă©tĂ© que si je ne lui parlais pas, je serais mis Ă l'isolement. Sa rĂ©ponse Ă mes problĂšmes de santĂ© mentale a Ă©tĂ© de me replacer dans une situation qui ne ferait qu'empirer les choses.
Les soins de santĂ© sont tout aussi dĂ©plorables. J'ai eu un Ă©pisode cardiaque assez grave en prison. On m'a suggĂ©rĂ© de boire plus d'eau. Il a fallu que ma femme et mes soutiens bombardent la prison d'appels tĂ©lĂ©phoniques et de courriels pour exiger que je reçoive des soins mĂ©dicaux appropriĂ©s. Finalement, un sĂ©nateur amĂ©ricain s'est renseignĂ©. Il a fallu une pression extraordinaire pour que je bĂ©nĂ©ficie de soins mĂ©dicaux, et il en sera de mĂȘme pour Assange, si ce n'est pire. La vie ne vaut rien dans les prisons amĂ©ricaines.â
Si les autoritĂ©s amĂ©ricaines s'engagent sur la voie de la guerre contre l'Iran, vous attendez-vous Ă ce que de nouveaux lanceurs d'alerte sortent de l'obscuritĂ© du secret d'Ătat pour alerter le public et tenter d'Ă©viter une nouvelle guerre, ou pensez-vous que les dizaines de poursuites engagĂ©es au titre de l'Espionage Act, de Manning Ă Snowden, de vous Ă Julian Assange, ont crĂ©Ă© un climat d'intimidation ?
âSi une guerre avec l'Iran devait se produire, je pense effectivement que des lanceurs d'alerte se manifesteront. Et je pense que malgrĂ© la façon dont l'Espionage Act a Ă©tĂ© exploitĂ©e, elle n'a pas Ă©tĂ© utilisĂ©e pour lutter contre l'espionnage. Cette loi n'a pas Ă©tĂ© utilisĂ©e pour lutter contre l'espionnage, elle a Ă©tĂ© utilisĂ©e contre les lanceurs d'alerte et Assange pour maintenir tout le monde dans l'ignorance des malversations et des illĂ©galitĂ©s commises par le gouvernement. Toutes les poursuites engagĂ©es contre des lanceurs d'alerte constituent un avertissement pour tous ceux qui osent dire la vĂ©ritĂ©. Mais mĂȘme aprĂšs des annĂ©es de persĂ©cution des employĂ©s des services de renseignement et de la communautĂ© militaire qui ont rĂ©vĂ©lĂ© les crimes du gouvernement, les lanceurs d'alerte continueront Ă se manifesterâ.