đâđ¨ Jâaimerais tant quâelle puisse encore mâentendre
Tu es là , sous la poussière qui refuse de retomber. La braise sous les ruines. La lueur sous la cendre, le feu sous les dÊcombres. Et quand tu te lèveras - car tu te lèveras - ils parleront de miracle
đâđ¨ Jâaimerais tant quâelle puisse encore mâentendre
Par Mohammed R. Mhawish, le 8 mars 2025
J'ai essayĂŠ de m'accrocher Ă toi, de t'empĂŞcher de m'ĂŠchapper, mais tout ce qui me reste, ce sont des souvenirs.
Je t'ai revue la nuit dernière.
Tu Êtais assise sur les marches, faisant rouler des feuilles de vigne entre tes doigts. Tu tenais le pot en Êquilibre parfait entre tes genoux. La radio ronronnait juste derrière toi. Une vieille chanson de Fairouz passait, et tu fredonnais en même temps, à contretemps, comme toujours. Le thÊ posÊ sur le rebord de la fenêtre refroidissait.
J'ai voulu t'appeler, mais ma gorge ĂŠtait serrĂŠe et mes pieds refusaient de se mouvoir.
Soudain, la thÊière s'est ÊcrasÊe au sol. La radio devint inaudible. Et le ciel s'est ouvert.
Je me suis rĂŠveillĂŠ en sursaut, les doigts serrant les draps, essayant de me raccrocher Ă quelque chose - ta voix, ton odeur, la chaleur de la cuisine avant l'aube. Mais il n'y avait plus rien, rien que ce silence qui dit que quelque chose a disparu.
Tu n'as jamais aimĂŠ rester assise. Tu ĂŠtais toujours en mouvement, toujours en train de fabriquer quelque chose Ă partir de rien. Tu cousais des robes avec du fil achetĂŠ au marchĂŠ. Tu transformais de vieux livres en nouvelles histoires pour les enfants qui n'en avaient pas. Tu as gravĂŠ des noms au dos des pupitres d'ĂŠcole, tu as apposĂŠ l'encre de la poĂŠsie sur les murs.
Le matin, tu marchais avec les Êlèves, tes pieds foulant le pavÊ. Les garçons avec leurs doigts maculÊs d'encre, les filles ajustant leur hijab dans le reflet des vitres. Tu riais avec les professeurs Êchangeant des histoires entre deux gorgÊes de cafÊ à la cardamome.
Ă midi, tu parlais politique avec les vendeurs de fruits. Ta voix montait au-delĂ des appels de âbanadoura !â et âteen baladi !â. Tu achetais des figues, les pressais dĂŠlicatement entre les doigts pour en tester la maturitĂŠ.
L'après-midi, tu tâasseyais avec les mĂŠdecins dans les salles d'hĂ´pital, les regardant ĂŠponger la sueur de leurs sourcils, l'ĂŠpuisement inscrit dans leurs corps. Tu as tracĂŠ les lignes de leurs mains - des mains qui ont mis des bĂŠbĂŠs au monde, qui ont recousu ce que des ĂŠclats d'obus ont arrachĂŠ.
Et le soir, tu attendais les pĂŞcheurs aux bateaux chargĂŠs de parfums de mer, qui rentraient, leurs filets remplis d'histoires sur la distance Ă parcourir et le peu qu'ils pouvaient rapporter.
Tu ĂŠtais magnifiquement, douloureusement partout.
Puis vint l'hiver qui tâa engloutie.
Les Êlèves ne sont jamais rentrÊs chez eux ce jour-là . Les professeurs se turent. Les couloirs des hôpitaux bruissaient de voix qui ne s'exprimaient plus qu'en chiffres. Les pêcheurs sont revenus les cales vides, l'eau derrière eux sombre, lourde de ces choses que personne n'osait nommer.
Les boulangeries qui rĂŠpandaient l'odeur du sĂŠsame et du thym se sont vidĂŠes. Les rues, enlacĂŠes au rythme de tes pas, se sont tues.
J'ai essayĂŠ de te rejoindre. J'ai cherchĂŠ les lieux oĂš tu avais coutume d'ĂŞtre.
J'ai couru vers les Êcoles, mais il n'y avait plus de pupitres, plus de taches d'encre, plus de chaussures ÊraflÊes se balançant sous les chaises. Il n'y avait que des murs dÊtruits, des tableaux brisÊs, des pages de manuels effeuillÊs par le vent.
J'ai couru les hĂ´pitaux, pour ne voir que des lits pleins de gens qui n'ouvriraient plus les yeux. Les mĂŠdecins s'asseyaient contre les murs, les mains figĂŠes, le regard vide.
J'ai couru sur les marchĂŠs, mais les ĂŠtals de fruits ĂŠtait renversĂŠs, les oranges ĂŠcrasĂŠes sous les coups de bottes et le sable imbibĂŠ de sang.
J'ai criÊ ton nom. Je l'ai criÊ dans les ruines, la poussière et le silence.
Et je n'ai plus eu de nouvelles de toi.
Maintenant, je suis ici. Quelque part au loin. Le ciel est calme, et les rues sont propres. Personne ne se retourne avant de traverser la route. Ils me disent d'ĂŞtre reconnaissant. Ils me disent que je suis en sĂŠcuritĂŠ.
Mais je ne sais pas ce qu'est la sĂŠcuritĂŠ sans toi.
Ils me demandent d'oĂš je viens. J'essaie de dire, mais les mots se coincent dans ma gorge. Je pourrais raconter les faits. Les donnĂŠes gĂŠographiques. Les chiffres dĂŠmographiques. Le nombre de victimes.
Comment leur dire que tu Êtais les anciens jouant au backgammon à la sortie de la mosquÊe ? Que tu es l'odeur de la pluie sur la terre sèche ? Que tu es l'appel à la prière se propageant dans les rues, mêlÊ aux rires des enfants tapant dans un ballon en lambeaux ?
Comment leur dire que tu es ces femmes qui cuisaient le pain avant le lever du soleil, ces ĂŠcrivains se battant contre le poids du temps, ces journalistes fonçant vers les flammes, ces mères bordant leurs enfants au lit, murmurant âça iraâ, mĂŞme en sachant que ça n'irait pas ?
Comment leur dire que tu es ma maison première, mon ultime refuge, ma phrase inachevÊe ?
Que tu es toujours là , dans la salinitÊ de ma peau, dans la poussière sous mes ongles, dans le chagrin enfoui entre mes côtes.
Que je t'entends dans les sirènes d'ambulance qui n'ont pas lieu d'être ici. Que je te vois dans la lueur d'une bougie quand le courant est coupÊ. Que je te goÝte à la première gorgÊe de cafÊ amer, avant l'aube.
Que j'essaie de te garder en vie.
Et que je ne sais pas comment.
Que je ne sais mĂŞme pas si c'est possible.
Que le monde t'a enterrĂŠe vivante.
Qu'ils se tiendront devant ta tombe et la nommeront collatĂŠrale.
Qu'ils effaceront ton nom des cartes et tes histoires de l'histoire, et qu'ils me diront d'aller de l'avant, de repartir de zĂŠro
Que j'ai passÊ des nuits à tenter de dire au monde que tu souffrais, pas par excès de conscience, mais parce que mon amour pour toi est plus fort que le mÊtal et le verre encore plantÊs dans mon dos, du jour d'avant.
Mais je chuchoterai ton nom dans le vent jusqu'Ă atteindre les lieux dont ils t'ont exclue. Je glisserai tes histoires dans les failles de leur silence, et les broderai au cĹur d'un monde qui prĂŠtend que tu n'as jamais existĂŠ.
Ils redessineront les cartes, effaceront le sang de leurs mains, te nommeront un souvenir.
Mais je sais que tu es toujours là , respirant la poussière qui refuse de retomber. Je t'entends dans le souffle des vagues qui se brisent encore sur un rivage que plus personne ne foule.
Tu es la braise ensevelie sous les ruines. Tu es la flamme sous la cendre et le feu sous les dĂŠcombres.
Je sais que tu attends.
Et je sais que lorsque tu te lèveras - car tu te lèveras - ils parleront de miracle.
Mais j'appellerai cela comme il se doit.
Mon foyer, le retour Ă la vie.