đâđš Jamais Gaza ne me quittera
Je ne laisserai pas les séquelles psychologiques de la guerre me réduire au silence. Je vais élever la voix, et dire au monde ce que j'ai vécu. J'ai quitté Gaza, mais jamais Gaza ne me quittera.
đâđš Jamais Gaza ne me quittera
Par Asmaa Abu Matar*, The Electronic Intifada, le 8 juillet 2024
Je n'avais pas dormi seule dans ma chambre depuis le 7 octobre.
Non seulement la peur des bombardements m'empĂȘchait de dormir dans ma chambre, mais aussi l'idĂ©e de mourir seule sous les dĂ©combres si notre maison Ă©tait bombardĂ©e me hantait.
Tous les soirs, je prenais mon oreiller et ma couverture et je dormais dans la chambre de mes parents. MĂȘme si personne n'est nulle part Ă l'abri des bombardements, c'est avec eux que je me sentais le plus en sĂ©curitĂ©.
Nous nous disions toujours : âSi nous devons mourir, nous prĂ©fĂ©rons mourir ensembleâ. C'Ă©tait une pensĂ©e bien sombre, mais ĂȘtre ensemble la dĂ©dramatisait un peu.
Un matin, mon pÚre s'est approché de moi et m'a serré fort dans ses bras. J'ai senti ses larmes sur mon épaule.
âC'est la dĂ©cision la plus difficile que j'aie jamais eue Ă prendreâ, a-t-il dit, âmais tu dois quitter Gaza pour assurer ton avenirâ.
Ses mots m'ont bouleversé. Je suis tellement attaché à ma famille que l'idée de la quitter me semblait trÚs pénible, surtout en ces temps difficiles.
Mon ami Khaled a quittĂ© Gaza avant moi pour ĂȘtre traitĂ© pour sa leucĂ©mie. MalgrĂ© le combat qu'il mĂšne dĂ©jĂ , il a trouvĂ© la force de m'encourager.
âJe sais que c'est durâ, m'a-t-il dit, âmais tu dois le faire pour ta famille. Tu as un bel avenir devant toi.â
Sa rĂ©silience m'a donnĂ© le courage de partir, mĂȘme lorsque cela me semblait impossible.
DerniĂšre nuit Ă Gaza
J'ai rassemblé tout mon courage et j'ai essayé de dormir seule dans ma chambre.
Je me suis allongĂ©e dans mon lit, fixant le plafond. Il n'y avait pas de vitres aux fenĂȘtres, juste des cadres recouverts de plastique. Toutes les vitres avaient volĂ© en Ă©clats avec l'intensitĂ© des bombardements tout proches.
Les drones bourdonnaient de plus en plus prĂšs, comme des abeilles en colĂšre, dardant mon esprit de visions de mort.
J'Ă©tais sur le point de m'endormir lorsque mon oncle Yousif a criĂ© un enthousiasme inattendu : âAsmaa, tu pars en voyage demainâ.
Toute la famille s'est rassemblée autour de moi, me serrant dans les bras et pleurant. Je suis restée là , en larmes, incapable de parler, incapable de prendre conscience de l'événement.
Pendant que je faisais mes bagages, ma mÚre s'est approchée de moi, un mélange de joie et de tristesse dans les yeux.
âPrends tout ce dont tu as envie dans mes affairesâ, m'a-t-elle dit, la voix tremblante. âJe serai toujours avec toi, partout oĂč tu iras. Tu es une part de moi.â
Mes yeux Ă©taient pleins de larmes alors que je faisais face Ă cette redoutable rĂ©alitĂ© : laisser presque tout derriĂšre moi, ranger ma vie dans deux sacs seulement, l'un pour mes vĂȘtements, et l'autre pour mes livres.
Je ne pouvais pas partir sans mes livres, en particulier les piĂšces de Shakespeare et les cahiers de cours du Dr Refaat Alareer.
M'imprégner des moindres détails
Le matin du 27 mars, les tirs d'obus étaient intenses. Nous vivions prÚs de la frontiÚre entre Gaza et Israël.
Je me suis assise dans le salon pour la derniĂšre fois, examinant notre maison, chaque recoin me chuchotant des souvenirs de la vie entre ses murs.
C'Ă©tait plus qu'une simple maison, c'Ă©tait un foyer, le dĂ©positaire de mes rĂȘves, de mes rires et de mes larmes.
Je me suis promenĂ©e dans le quartier oĂč j'ai grandi pendant 21 ans, assimilant scrupuleusement chaque dĂ©tail.
Bien que la maison de notre voisin ait été bombardée, je me souviens encore trÚs bien de ce à quoi elle ressemblait avant.
Je rĂȘve de tout cĆur de revenir un jour et de retrouver ma maison intacte.
Mon frÚre Muhammad a insisté pour m'accompagner jusqu'au dernier checkpoint à la frontiÚre, malgré son bras cassé aprÚs avoir été écrasé contre un mur lors d'un bombardement alors qu'il marchait dans la rue.
J'ai atteint le poste frontiÚre de Rafah - désormais fermé depuis qu'Israël a commencé son invasion de Rafah au début du mois de mai - en un seul morceau. Je ne l'avais encore jamais vu d'aussi prÚs.
J'ai toujours rĂȘvĂ© de franchir cette frontiĂšre vers une nouvelle destination oĂč je pourrais poursuivre des Ă©tudes. Mais tous les rĂȘves ne se rĂ©alisent pas comme on le souhaite. Je n'ai pas encore obtenu de diplĂŽme, mais il ne reste plus d'universitĂ© Ă Gaza pour en obtenir un.
Des centaines de personnes se trouvaient au checkpoint, Ă attendre l'appel de leur nom, le visage pĂąle et le cĆur lourd, laissant Gaza derriĂšre eux.
Ils ne nous ont en fait pas appelés par nos noms, juste par un numéro. J'étais le 146.
Mon pÚre s'est précipité et m'a serré fort dans ses bras en disant :
âTu es mon roc, Asmaa. Tu fais partie de moi. Je te fais confiance. Continue Ă faire ma fiertĂ©, comme tu l'as toujours faitâ.
Vent de panique
AprĂšs plusieurs heures d'attente, je suis montĂ©e dans un bus Ă destination de l'Ăgypte.
En chemin, les terres sablonneuses et dĂ©sertĂ©es ont laissĂ© place Ă la verdure. J'ai mĂȘme vu des fleurs. J'ai contemplĂ© ces scĂšnes depuis la vitre du bus. L'occupation ne nous a pas seulement fait mourir, elle a aussi rĂ©duit notre terre jadis fertile Ă l'Ă©tat de dĂ©sert.
Des milliers de camions d'aide humanitaire étaient alignés le long de la route à perte de vue.
Les habitants de Gaza meurent de faim, ont désespérément besoin de nourriture, mais aucune de ces aides ne leur parvient.
J'ai attendu sept heures cÎté égyptien que les formalités administratives soient réglées. Puis un bus est parti pour Le Caire, à destination d'un avenir incertain, loin de ce pays que j'aime dévasté par la guerre.
J'ai rejoint Le Caire le 28 mars. La ville, tentaculaire et grouillante, m'a impressionnée.
J'ai paniqué, me bouchant les oreilles au bruit des voitures qui passaient en trombe, pensant qu'il s'agissait de missiles sur le point de fondre sur moi. Ces six derniers mois, je n'ai entendu que les drones et les missiles ciblant les gens. Comment convaincre mon cerveau qu'ici, on ne bombarde pas ?
VoilĂ trois mois aujourd'hui que je suis au Caire, et je n'arrive toujours pas Ă m'adapter Ă une vie normale hors de Gaza.
J'entends encore l'Ă©cho diffus des explosions, les cris des voisins et le bourdonnement des avions au-dessus de ma tĂȘte.
Un chemin flou
J'ai toujours peur d'ĂȘtre bombardĂ©e la nuit, je ne me sens pas en sĂ©curitĂ© loin de mes parents.
Fermer les yeux et dormir correctement est difficile, je n'arrive pas Ă chasser Gaza de ma tĂȘte.
Mes rĂȘves sont peuplĂ©s des visages de ma famille, de mes amis et des rues oĂč j'avais l'habitude de me promener.
J'ai quitté Gaza pour trouver un moyen de poursuivre mon parcours universitaire, mais tous les chemins semblent flous.
J'ai survĂ©cu physiquement, mais mon cĆur souffre encore des souvenirs de ce que j'ai endurĂ©, et mon Ăąme se languit dĂ©sespĂ©rĂ©ment de Gaza et des miens.
Ma famille a Ă©tĂ© dĂ©placĂ©e de Rafah vers la zone centrale de Gaza, oĂč les bombardements sont Ă©galement incessants.
Je peux Ă peine les contacter, et j'espĂšre qu'ils resteront en vie.
Je me suis sentie si vulnérable durant des semaines, mais je ne laisserai pas les séquelles psychologiques de la guerre me réduire au silence. Je vais élever la voix, et dire au monde ce que j'ai vécu.
J'ai quitté Gaza, mais jamais Gaza ne me quittera.
* Asmaa Abu Matar est Ă©crivain et traductrice Ă Gaza.
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