👁🗨 Jesús Maraña: Entre honte et fierté
Quelle honte pour Assange ! Où sont les grands médias qui ont encouragé & diffusé les documents de WikiLeaks ? Grâce à quelle prouesse ce scoop d'utilité publique s'est-il transformé en poison ?
👁🗨 Entre honte et fierté
📰 Par Jesús Maraña @jesusmarana, 25 novembre 2022
En ces temps agités, pleins de bruit et de colère, je ne sais pas pour vous, mais je vis partagé entre deux ressentis de façon quasi permanente : celui de la honte (de soi et des autres), et celui de la fierté (personnelle et collective).
On a honte quand, à ce stade du XXIe siècle, on doit continuer à répondre à la thèse absurde selon laquelle la revendication de la mémoire et de la dignité des victimes de la guerre provoquée par le coup d'État militaire de 1936 et la dictature franquiste peut "rouvrir les plaies", alors qu'elle consiste précisément à faire le contraire : les refermer après quatre décennies de répression et d'ignominie et quatre autres de peurs, de silence, de passivité et de distanciation hypocrite.
Mais on ne peut que se sentir fier de tant de monde, représenté par notre membre Consuelo Peláez Sanmartín, prix infoLibre 2022 Freethinkers, qui, malgré toutes sortes d'obstacles et de préjudices, a soutenu la voix de la dignité et la revendication de la vérité, de la réparation et de la justice pour le meurtre de ses grands-parents et pour toutes les victimes du régime franquiste. "Sans mémoire, il n'y a pas d'avenir", a écrit le professeur Emilio Lledó.
En tant que citoyen, démocrate et journaliste, on éprouve de la honte et de la colère à l'idée que Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, ait passé sept ans enfermé d'abord à l'ambassade d'Équateur à Londres, puis trois ans et demi en prison dans l'attente d'une extradition vers les États-Unis, qui pourrait lui coûter la prison à vie, voire la mort. Pourquoi ? Pour avoir rempli son obligation de révéler les preuves d'actions irrégulières et de crimes graves commis par l'armée américaine et par des responsables politiques, militaires, judiciaires et diplomatiques dans de nombreux pays du monde, dont l'Espagne. Tous impunis.
D’ordinaire, on ne rend pas public un message personnel, mais j'ai demandé à Iñaki Gabilondo la permission de reproduire un whatsapp qu'il m'a envoyé dans la nuit du 17 juin, quelques heures après que le gouvernement de Boris Johnson a accordé l'extradition de Washington : "Quelle honte pour Assange ! Où sont les grands médias qui ont encouragé, sélectionné et diffusé les documents de WikiLeaks ? À quel moment, et grâce à quel prouesse magique, ce qui était vendu comme un scoop d’utilité publique, le fer de lance du journalisme du futur, s'est transformé en poison et en charogne de l'information ? Notre inhibition face aux péchés de cet émérite n'est rien en comparaison de notre soumission pâteuse aux grandes puissances dans cette affaire". Je ne saurais être plus d'accord avec Iñaki, une référence de crédibilité, et lauréat du Prix infoLibre 2021. Ce matin même, il m'a confirmé qu'il n’a pas changé d’avis.
Et oui, on se sent fier, en tant que citoyen et en tant que journaliste, de la force d'âme et de la résilience de Julian. Fier qu'un juge qui a également subi des persécutions en Espagne, Baltasar Garzón, travaille à la défense d'Assange en tant qu'avocat. Fier et reconnaissant envers Stella, qui a parcouru le monde en luttant pour la liberté de Julian et qui est venue à Madrid pour recevoir une marque de reconnaissance très spéciale de la part d'infoLibre, parce que ce Prix porte et portera toujours le nom de notre chère, tant désirée et admirée Almudena Grandes, qui a soutenu ce projet dès la première minute et a toujours défendu la liberté d'expression et le droit à l'information, qui est le bien des citoyens, et non un privilège ou un caprice de journalistes.
Un vieux débat démodé qui continue à susciter une grande honte, tant pour soi que pour les autres, revient sans cesse sur le tapis. Quand on parle de culture, on vous ressort... Pas l'arme au poing, mais toute une série de clichés chargés de faussetés et de palétisme : que le cinéma espagnol est ennuyeux, qu'il vit de je ne sais quoi, etcetera, etcetera... Les faits importent peu : la contribution du cinéma, de l'industrie culturelle dans son ensemble à l'économie nationale et à l'image de l'Espagne dans le monde. Les nombreux exemples de succès internationaux de réalisateurs, de metteurs en scène, de scénaristes, d'écrivains, d'actrices ou d'acteurs et de producteurs de cinéma ou de théâtre qui risquent leurs biens et s'endettent pour risquer et souvent pour perdre le pari dans leur profession de faire œuvre de culture, de contribuer à la libre pensée ou simplement de faciliter le rêve, la possibilité d'échapper à une réalité sombre ou de profiter d'un loisir réparateur, n'ont que peu d'importance.
Malgré le bruit et la colère, la vague réactionnaire ne l'emportera pas. Nous devons être fiers de la plus belle révolution de ces dernières décennies, la révolution féministe, et de toutes ces voix qui luttent avec la tête, le cœur et le talent pour l'égalité.
Comment ne pas être fier d'une personne comme Maribel Verdú, lauréate du prix infoLibre 2022 pour sa défense constante de la culture, qui s'est consacrée corps et âme à son métier depuis son enfance, aujourd'hui avec la même passion, le même dévouement et la même rigueur, parce qu'elle étudie et travaille jusqu'au moindre détail de chaque scène, jusqu'à la dernière virgule de son rôle, que ce soit au cinéma, au théâtre ou dans une série. Un nom admiré et respecté dans tout le cinéma espagnol et latino-américain et, au passage, une MeeToo de la première heure, qui a plus d'une fois remis à sa place tout macho du métier qui tentait de franchir la ligne.
Et en parlant de machisme, comment ne pas avoir honte de la violence machiste, physique, verbale et culturelle, dont nous avons eu à subir cette semaine même des exemples retentissants dans la bouche de ceux qui utilisent même la tribune du Parlement pour manifester leur penchant anti-démocratique et homme des cavernes ? Comment ne pas s'inquiéter quand le principal parti d'opposition ne réagit pas, et ne se dresse pas contre le harcèlement d'un ministre, mais se contamine avec le même discours négationniste qui fait tant de mal aux avancées en matière d'égalité ?
Malgré le bruit et la colère, la vague réactionnaire ne l'emportera pas. Nous devons être fiers de la meilleure révolution de ces dernières décennies, la révolution féministe, et de toutes ces voix qui se battent avec la tête, le cœur et le talent pour l'égalité. María Rozalén, lauréate du prix infoLibre 2022, le fait dans chaque chanson, dans chaque événement auquel elle participe. Pendant des années, elle n'a pas manqué une seule cause juste. Et je dirai même plus : l'album qu'elle vient de sortir, Matriz, est un hommage intelligent et émouvant à cette Espagne plurielle et diverse dont beaucoup d'entre nous se sentent, oui, PATRIOTES, avec des majuscules.
On a souvent honte de la réalité qu'à ce stade du XXIe siècle, dans les démocraties avancées, il existe encore des "nobodies", des "invisibles", et une précarité que les politiques néolibérales persistantes ont contribué à décupler au fil du temps. Nous n'avons pas besoin de tant de tapage autour des Black Friday, et nous manquons cruellement de sensibilité envers ceux qui travaillent souvent sans droits, sans horaires, sans pensions, sans.....
Il a fallu onze ans pour qu'un gouvernement espagnol ratifie la Convention de l'OIT qui établit des conditions minimales décentes pour les travailleurs domestiques, jusqu'à présent presque invisibles en Espagne (des femmes, comme c'est souvent le cas), qui font vivre des dizaines de milliers de foyers et de familles et qui, dans les crises les plus graves, ont dû travailler dans un régime proche de l'esclavage. Et le collectif qui les défend, Active Domestic Service, s'engage à poursuivre la lutte pour de nouveaux droits sociaux et du travail. Comment ne pas être fier de Carolina Elías et de son engagement social ?
On a eu honte de soi, trop souvent. Ce moment où, lors d'un débat télévisé, le modérateur vous regarde fixement et, sans prévenir, vous demande, par exemple : "Et que pensez-vous du retrait de l'armée russe dans la région de Kherson aux premières heures du matin ?" Et quelqu'un de l'autre côté de la table élève la voix : "Pas bon, très bon !". Oui, c'est embarrassant aussi. C'est pourquoi on essaie toujours de garder à l'esprit cette réflexion lucide du professeur Emilio Lledó : "À quoi sert la liberté d'expression si je ne dis que des bêtises ?” La liberté d'expression est censée faire partie de la démocratie; avant et en plus de la liberté d'expression, il y a la liberté de pensée, qui exige à son tour la connaissance, la lecture, la curiosité, la patience, la rigueur, l'effort, la capacité d'écouter les autres...
Nous sommes extrêmement fiers qu'Emilio Lledó ait accepté ce prix infoLibre 2022, avec lequel nous restons fidèles à notre engagement, du moins nous essayons, de soutenir un média qui contribue modestement à informer avec rigueur, avec quelques principes solides, mais avec plus de doutes que de certitudes, toujours prêts à rectifier l’erreur, et à ne pas se précipiter quand on ne connaît pas les réponses. Merci, Emilio, pour votre générosité, votre lucidité et votre exemple.
Il ne me reste plus qu'à remercier les membres d'infoLibre pour leur soutien, sans lequel il serait impossible de célébrer le dixième anniversaire auquel vous êtes déjà conviés en mars prochain, et à vous rappeler que, si vous n'êtes pas abonnés à ce journal, c'est que vous avez déjà trop tardé, et si vous l'êtes, faites-le savoir.
Entre honte et fierté, nous continuons à résister en ces temps bruyants et incertains. Et on sait ce que notre chère Almudena défendait et mettait en pratique : "Le bonheur est une forme de résistance". Alors merci, et soyez très heureux.
[Ce texte est basé sur le discours de Jesús Maraña lors de la cérémonie de clôture de la remise des prix infoLibre 2022, ce vendredi 25 novembre, à l'Ateneo de Madrid].
https://www.infolibre.es/opinion/columnas/buzon-de-voz/verguenza-orgullo_129_1372303.html