👁🗨 John Pilger : Faire taire les agneaux (ou les mécanismes de la propagande)
La campagne d'injures & de diffamation contre Assange a mené la presse libérale à son niveau le plus bas. Nous les connaissons. Je les considère comme des collaborateurs, des journalistes de Vichy.
👁🗨 Faire taire les agneaux (ou les mécanismes de la propagande)
Par John Pilger, le 22 août 2023
Dans les années 1970, j'ai rencontré l'une des principales propagandistes d'Hitler, Leni Riefenstahl, dont les films épiques glorifiaient les nazis. Nous étions logés dans le même hôtel au Kenya, où elle était en mission photographique, ayant échappé au sort d'autres amis du Führer.
Elle m'a dit que les "messages patriotiques" de ses films ne dépendaient pas d'"ordres venus d'en haut", mais de ce qu'elle appelait le "néant de la soumission" du public allemand.
Cela incluait-il la bourgeoisie libérale et éduquée ? ai-je demandé. "Oui, surtout eux", a-t-elle répondu.
Je pense à cela lorsque je contemple la propagande qui consume actuellement les sociétés occidentales.
Bien sûr, nous sommes dans un contexte très différent de celui de l'Allemagne des années 1930. Nous vivons dans des sociétés de l'information. Nous sommes des mondialistes. Nous n'avons jamais été plus conscients, plus en phase, et mieux connectés.
Mais le sommes-nous vraiment ? Ou vivons-nous plutôt dans une société médiatique où le lavage de cerveau est insidieux et implacable, et où la perception est filtrée en fonction des besoins et des mensonges d'État et des entreprises ?
Les États-Unis maîtrisent les médias du monde occidental. Les dix plus grandes entreprises de médias, sauf une, sont toutes basées en Amérique du Nord. Internet et les réseaux sociaux - Google, Twitter, Facebook - sont pour la plupart détenus et contrôlés par des Américains.
Tout au long de ma vie, les États-Unis ont renversé ou tenté de renverser plus de 50 gouvernements, pour la plupart des démocraties. Ils ont interféré dans les élections démocratiques de 30 pays. Ils ont largué des bombes sur les populations de 30 pays, pour la plupart pauvres, et sans défense. Ils ont tenté d'assassiner les dirigeants de 50 pays. Ils sont intervenus pour réprimer les mouvements de libération de 20 pays.
L'étendue et l'ampleur de ce carnage sont largement passées sous silence et ignorées, et les responsables continuent de dominer la vie politique anglo-américaine.
Dans les années qui ont précédé sa mort en 2008, le dramaturge Harold Pinter a prononcé deux discours extraordinaires qui ont brisé le silence.
"La politique étrangère des États-Unis", a-t-il déclaré, "peut se définir comme suit : lèche-moi le cul ou je te défonce la tête. C'est aussi simple et grossier que cela. Et ce qui est intéressant, c'est qu'elle est incroyablement efficace. Elle possède les structures de désinformation, l'utilisation de la rhétorique et une distorsion du langage extrêmement persuasives, mais qui ne sont en fait qu'un tissu de mensonges. Il s'agit d'une propagande très efficace. Ils ont l'argent, la technologie, ils ont tous les moyens de se tirer d'affaire, et c'est ce qu'ils font".
En acceptant le prix Nobel de littérature, Pinter a dit ceci :
"Les crimes des États-Unis ont été systématiques, constants, vicieux, sans pitié, mais très peu de gens en ont parlé. Il faut s’incliner devant l'Amérique. Elle a exercé une manipulation parfaitement clinique du pouvoir dans le monde entier, tout en se faisant passer pour une source de bien universel. C'est un acte d'hypnose brillant, voire spirituel, hautement fructueux".
Pinter était un de mes amis et peut-être le dernier grand sage politique - c'est-à-dire avant que les politiques dissidentes ne se soient embourgeoisées. Je lui ai demandé si l'"hypnose" à laquelle il faisait référence correspondait au "néant de soumission" décrit par Leni Riefenstahl.
"C'est exactement la même chose", a-t-il répondu. "Cela signifie que le lavage de cerveau est tellement poussé que nous sommes programmés pour gober tout un tas de mensonges. Tant que nous n’identifions pas la propagande, nous pouvons l'accepter comme étant la normalité, et donc y croire. C'est le néant de la soumission".
Dans nos systèmes de démocratie d'entreprise, la guerre est une nécessité économique, l’union parfaite entre subventions publiques et profits privés : le socialisme pour les riches, le capitalisme pour les pauvres. Le lendemain du 11 septembre, le cours des actions de l'industrie de la guerre a explosé. De nouvelles effusions de sang se profilaient à l'horizon, une aubaine pour les affaires.
Maintenant, les guerres les plus rentables arborent leur propre bannière. On les nomme les "guerres éternelles" : Afghanistan, Palestine, Irak, Libye, Yémen et maintenant Ukraine. Toutes ne reposent que sur un tissu de mensonges.
L'Irak est la plus tristement célèbre, avec ses armes de destruction massive inexistantes. La destruction de la Libye par l'OTAN en 2011 a été justifiée par un prétendu massacre à Benghazi qui n'a jamais eu lieu. L'Afghanistan était une guerre de vengeance commode pour le 11 septembre, sans aucun lien avec le peuple afghan.
Aujourd'hui, les nouvelles de l'Afghanistan évoquent la méchanceté des talibans, et non le vol par le président Joe Biden de 7 milliards de dollars des réserves bancaires du pays qui engendre des souffrances généralisées. Récemment, la National Public Radio de Washington a consacré deux heures à l'Afghanistan, et 30 secondes à son peuple affamé.
Lors de son sommet à Madrid en juin, l'OTAN, contrôlée par les États-Unis, a adopté un document stratégique qui militarise le continent européen et aggrave la perspective d'une guerre avec la Russie et la Chine. Ce document propose une "guerre multi-domaine contre des concurrents dotés d'armes nucléaires". En d'autres termes, la guerre nucléaire.
Il est dit : "L'élargissement de l'OTAN a été un succès historique".
J'ai lu cela avec stupeur.
Ce "succès historique" se mesure à l'aune de la guerre en Ukraine, dont la plupart des échos ne sont pas des informations, mais une litanie unilatérale de chauvinisme, de déformations et d'omissions. J'ai couvert un certain nombre de guerres, et jamais je n'ai été témoin d'une telle propagande généralisée.
En février, la Russie a envahi l'Ukraine en réponse à près de huit années de tueries et de destructions criminelles dans la région russophone du Donbass, à leur frontière.
En 2014, les États-Unis ont parrainé un coup d'État à Kiev qui a permis de se débarrasser du président ukrainien démocratiquement élu et favorable à la Russie, et d'installer un successeur dont les Américains ont clairement indiqué qu'il était leur homme.
Ces dernières années, des missiles américains "défensifs" ont été installés en Europe de l'Est, en Pologne, en Slovénie et en République tchèque, presque à coup sûr orientés vers la Russie, accompagnés de fausses garanties qui remontent à cette "promesse" de James Baker à Gorbatchev en février 1990, selon laquelle l'OTAN ne s'étendrait jamais au-delà des frontières de l'Allemagne.
L'Ukraine est la ligne de front. L'OTAN a en effet atteint la frontière même par laquelle l'armée d'Hitler a pris d'assaut l'Union soviétique en 1941, faisant plus de 23 millions de morts.
En décembre dernier, la Russie a proposé un plan de sécurité de grande envergure pour l'Europe. Ce plan a été rejeté, tourné en dérision ou occulté par les médias occidentaux. Qui a lu ses propositions détaillées ? Le 24 février, le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy a menacé de développer des armes nucléaires si l'Amérique n'armait pas et ne protégeait pas l'Ukraine. C'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Le même jour, la Russie a envahi l'Ukraine - selon les médias occidentaux, un acte non provoqué d'une infamie congénitale. L'histoire, les mensonges, les propositions de paix, les accords solennels de Minsk sur le Donbass n'ont servi à rien.
Le 25 avril, le secrétaire américain à la défense, le général Lloyd Austin, s'est envolé pour Kiev et a confirmé que l'objectif de l'Amérique était de détruire la Fédération de Russie - le terme utilisé était "affaiblir".
L'Amérique a obtenu une guerre voulue, menée par un mandataire financé et armé par les Américains et un pion jetable. L'invasion de l'Ukraine par la Russie est injustifiée et inexcusable. L'invasion d'un pays souverain est un crime. Il n'y a pas de "mais", sauf un.
Quand la guerre actuelle en Ukraine a-t-elle réellement commencé, et qui l'a déclenchée ?
Selon les Nations unies, entre 2014 et aujourd'hui, quelque 14 000 personnes ont été massacrées dans la guerre civile menée par le régime de Kiev dans le Donbass. De nombreuses attaques ont été menées par des néonazis.
Regardez un reportage d'ITV datant de mai 2014, réalisé par le reporter chevronné James Mates, attaqué avec des civils dans la ville de Marioupol par le bataillon ukrainien Azov (néo-nazi).
Le même mois, des dizaines de russophones ont été brûlés vifs ou asphyxiés dans un bâtiment syndical d'Odessa assiégé par des voyous fascistes, disciples du collaborateur nazi et fanatique antisémite Stephen Bandera. Le New York Times a qualifié les voyous de "nationalistes".
"La mission historique de notre nation en ce moment critique", a déclaré Andreiy Biletsky, fondateur du bataillon Azov, "est de mener les races blanches du monde dans une ultime croisade pour leur survie, une croisade contre les Untermenschen dirigés par les Sémites".
Depuis février, une campagne de "contrôleurs de l'information" autoproclamés (principalement financés par les Américains et les Britanniques ayant des liens avec les gouvernements) a cherché à entretenir l'absurdité selon laquelle les néonazis ukrainiens n'existent pas.
En moins d'une décennie, la "gentille" Chine est passée à la trappe et une "mauvaise" Chine l'a remplacée, passant du statut privilégié d'atelier du monde à celui de nouveau Satan en herbe.
Une grande partie de cette propagande émane des États-Unis et est relayée par des mandataires et des "think tanks" [groupes de réflexion], tels que le tristement célèbre Australian Strategic Policy Institute, porte-parole de l'industrie de l'armement, et par des journalistes zélés tels que Peter Hartcher du Sydney Morning Herald, qui a qualifié ceux qui propagent l'influence chinoise de "rats, mouches, moustiques et autres perroquets" et a demandé que ces "nuisibles" soient "éradiqués".
En Occident, les informations sur la Chine portent presque exclusivement sur la menace que représenterait Pékin. Les 400 bases militaires américaines qui encerclent la majeure partie de la Chine, un cordon armé qui s'étend de l'Australie au Pacifique et à l'Asie du Sud-Est, en passant par le Japon et la Corée, ne sont pas évoquées. L'île japonaise d'Okinawa et l'île coréenne de Jeju sont des fusils chargés pointés sur le cœur industriel de la Chine. Un fonctionnaire du Pentagone a décrit cette situation comme étant un "nœud coulant".
D'aussi loin que je me souvienne, les reportages sur la Palestine ont toujours été inexacts. Pour la BBC, il existe un "conflit" entre "deux discours". L'occupation militaire la plus longue, la plus brutale et la plus anarchique des temps modernes est passée sous silence.
Les populations sinistrées du Yémen existent à peine. Il s'agit d'un non-peuple médiatique. Pendant que les Saoudiens font pleuvoir leurs bombes à fragmentation américaines avec des conseillers britanniques travaillant aux côtés des officiers de ciblage saoudiens, plus d'un demi-million d'enfants sont confrontés à la famine.
Ce lavage de cerveau par omission ne date pas d'hier. Les massacres de la Première Guerre mondiale ont été étouffés par des reporters anoblis pour leur obéissance, qui se sont confessés dans leurs mémoires. En 1917, le rédacteur en chef du Manchester Guardian, CP Scott, confiait au Premier ministre Lloyd George: "Si les gens connaissaient vraiment [la vérité], on mettrait fin à la guerre dès aujourd'hui, mais ils ne savent pas, et ne peuvent pas savoir".
Le refus de voir le monde et les événements tels que les voient d'autres pays est un virus médiatique en Occident, aussi débilitant que le Covid. C'est comme si nous voyions le monde à travers un miroir sans tain, dans lequel "nous" sommes moraux et bienveillants, alors qu’“eux” ne le sont pas. C'est une vision profondément impérialiste.
L'histoire, vivante en Chine et en Russie, est rarement expliquée et rarement comprise. Vladimir Poutine est Adolf Hitler. Xi Jinping est Fu Man Chu. Les réalisations épiques, telles que l'éradication de la pauvreté extrême en Chine, sont à peine ébruitées. C'est pervers, et sordide.
Quand allons-nous nous permettre de faire la part des choses ? La formation des journalistes à la chaîne n'est pas la solution. Pas plus que le merveilleux outil numérique, qui est un moyen et non une fin, comme la machine à écrire à un doigt et la machine à linotyper.
Ces dernières années, certains des meilleurs journalistes ont été évincés du mainstream. On parle de “défenestration”. Les espaces autrefois ouverts aux francs-tireurs, aux journalistes à contre-courant, aux diseurs de vérité, se sont refermés.
Le cas de Julian Assange est le plus choquant. Lorsqu'Assange et WikiLeaks gagnaient des lecteurs, et des prix pour le Guardian, le New York Times et autres “journaux de référence” imbus d'eux-mêmes, il était célébré.
Lorsque l'État obscur s'y est opposé et a exigé la destruction des disques durs et l'assassinat du personnage d'Assange, il est devenu l'ennemi public. Le vice-président Biden l'a alors qualifié de “terroriste hi-tech”. Hillary Clinton a demandé : “Est-ce qu'on ne peut pas simplement lui envoyer un drone ?”
La campagne d'injures et de diffamation contre Assange qui en a résulté - le rapporteur des Nations unies sur la torture l'a qualifiée de “mobbing” - a amené la presse libérale à son niveau le plus bas. Nous savons qui ils sont. Je les considère comme des collaborateurs, des journalistes de Vichy.
Quand les vrais journalistes se lèveront-ils ? Un samizdat stimulant existe déjà sur internet : Consortium News, fondé par le grand reporter Robert Parry, The Grayzone de Max Blumenthal, Mint Press News, Media Lens, Declassified UK, Alborada, Electronic Intifada, WSWS, ZNet, ICH, CounterPunch, Independent Australia, Globetrotter, Chris Hedges, Patrick Lawrence, Jonathan Cook, Diana Johnstone, Caitlin Johnstone, et d'autres qui me pardonneront de ne pas les citer ici.
Et quand les écrivains se lèveront-ils, comme ils l'ont fait face à la montée du fascisme dans les années 1930 ? Quand les cinéastes se lèveront-ils, comme ils l'ont fait contre la guerre froide dans les années 1940 ? Quand les satiristes se lèveront-ils, comme ils l'ont fait il y a une génération ?
Après avoir trempé 82 ans durant dans le grand bain de “justice” que constitue la version officielle de la dernière guerre mondiale, n'est-il pas temps que ceux qui sont censés faire la part des choses déclarent leur indépendance, et décodent la propagande ? L'urgence est plus brûlante que jamais.
* John Pilger est un journaliste, cinéaste et auteur primé. Lisez sa biographie complète sur son site web ici, et suivez-le sur Twitter : @JohnPilger.
https://www.eurasiareview.com/22082023-john-pilger-silencing-the-lambs-how-propaganda-works-oped/