👁🗨 John Pilger : l'arrestation d'Assange, un avertissement de l'histoire
Le vrai journalisme est criminalisé par des voyous au vu et au su de tous. La dissidence est devenue un délit. Et l'élite britannique a abandonné son dernier mythe impérial d'équité et de justice.
👁🗨 John Pilger : l'arrestation d'Assange, un avertissement de l'histoire
Le 18 janvier 2024
Consortium News rend hommage ce mois-ci à la vie et à l'œuvre de John Pilger, grand journaliste de tous les temps, décédé le 30 décembre. Aujourd'hui, nous republions son texte d'avril 2019, écrit le lendemain de l'arrestation de Julian Assange.
Par John Pilger, le 12 avril 2019
L'image de Julian Assange traîné hors de l'ambassade de l'Équateur à Londres est un emblème de notre temps. Le pouvoir face au droit. Les muscles face à la loi. L'indécence face au courage. Six policiers ont malmené un journaliste malade, dont les yeux plissaient sous la lumière du jour, la première depuis près de sept ans.
Le fait que cet outrage se soit produit au cœur de Londres, au pays de la Magna Carta, devrait faire honte et susciter la colère de tous ceux qui craignent pour les sociétés “démocratiques”. Assange est un réfugié politique protégé par le droit international, bénéficiaire de l'asile en vertu d'un engagement strict dont la Grande-Bretagne est signataire. Les Nations unies l'ont clairement indiqué dans la décision juridique de leur groupe de travail sur la détention arbitraire.
Mais au diable tout cela. Laissons faire les voyous. Dirigée par les quasi-fascistes du Washington de Trump, de mèche avec l'Équatorien Lenin Moreno, un Judas et menteur latino-américain cherchant à camoufler son régime vicié, l'élite britannique a renoncé à son dernier mythe impérial : celui de l'équité et de la justice.
Imaginez Tony Blair traîné hors de sa maison géorgienne de plusieurs millions de livres à Connaught Square, à Londres, menotté, pour être envoyé sur le banc des accusés à La Haye. Selon les critères de Nuremberg, le “crime suprême” de Blair est la mort d'un million d'Irakiens. Le crime d'Assange est le journalisme : demander des comptes aux escrocs, dénoncer leurs mensonges et transmettre la vérité aux citoyens du monde entier.
L'arrestation choquante d'Assange est un avertissement à tous ceux qui, comme l'a écrit Oscar Wilde, “sèment les graines de la colère [sans lesquelles] il n'y aurait pas d'avancée vers la civilisation”. L'avertissement aaux journalistes est explicite. Ce qui est arrivé au fondateur et rédacteur en chef de WikiLeaks peut vous arriver au journal, dans un studio de télévision, à la radio ou au cours d'un podcast.
Le principal bourreau médiatique d'Assange, le Guardian, collaborateur de l'État clandestin, a montré sa nervosité cette semaine avec un éditorial qui a franchi de nouveaux sommets d'infamie. Le Guardian a exploité le travail d'Assange et de WikiLeaks dans ce que son précédent rédacteur en chef a appelé “le plus grand scoop de ces 30 dernières années”. Le journal a exploité les révélations de WikiLeaks et s'est arrogé les honneurs et les richesses associées.
Sans que Julian Assange ou WikiLeaks ne reçoivent le moindre centime, un livre du Guardian a donné lieu à un film hollywoodien très lucratif. Les auteurs du livre, Luke Harding et David Leigh, se sont retournés contre leur source, l'ont maltraitée et ont divulgué un mot de passe secret confié par Assange au journal destiné à protéger un fichier numérique contenant des fuites de câbles d'ambassades américaines [non rédigés].
Révélation de guerres coloniales meurtrières
Alors qu'Assange était toujours piégé dans l'ambassade d'Équateur, Harding a rejoint la police aux abords de l'ambassade et s'est réjoui sur son blog que “Scotland Yard pourrait bien avoir le dernier mot”. Le Guardian a ensuite publié une série de mensonges sur Assange, notamment une affirmation discréditée selon laquelle un groupe de Russes et l'homme de Trump, Paul Manafort, auraient rendu visite à Assange dans l'ambassade. Ces rencontres n'ont jamais eu lieu : c'était faux.
Mais le ton a changé. “L'affaire Assange est un écheveau moralement confus”, estime le journal. “Il (Assange) croit en la publication de choses qui ne devraient pas être publiées .... Mais il a toujours braqué les projecteurs sur des choses qui n'auraient jamais dû être cachées”.
“Selon les critères de Nuremberg, le “crime suprême” de Blair est la mort d'un million d'Irakiens. Le crime d'Assange est le journalisme”.
Ces “choses” concernent la vérité sur la politique criminelle de l'Amérique dans ses guerres coloniales, les mensonges du ministère britannique des affaires étrangères dans son déni du droit des populations vulnérables, comme les habitants des îles Chagos, la révélation sur le rôle d'Hillary Clinton en tant que soutien et bénéficiaire du djihadisme au Moyen-Orient, la description détaillée faite par les ambassadeurs américains des moyens de renverser les gouvernements de la Syrie et du Venezuela, et bien d'autres choses encore. Tout cela est disponible sur le site de WikiLeaks.
Le Guardian est, à juste titre, très inquiet. Des agents de la police secrète se sont déjà rendus au journal et ont exigé et obtenu la destruction ritualisée d'un disque dur. Sur ce point, le journal a des antécédents. En 1983, une employée du Foreign Office, Sarah Tisdall, a divulgué des documents du gouvernement britannique indiquant la date d'arrivée des armes nucléaires de croisière américaines en Europe. Le Guardian a été couvert d'éloges.
Lorsqu'une décision de justice a exigé de révéler la source, Sarah Tisdall a été trahie, poursuivie en justice et condamnée à six mois de prison, alors que le rédacteur en chef aurait dû être emprisonné en vertu du principe fondamental de protection de la source.
Si Assange est extradé vers l'Amérique pour avoir publié ce que le Guardian appelle des “choses” véridiques, pourquoi la rédactrice en chef actuelle, Katherine Viner, ne le suivrait-elle pas, ou le rédacteur en chef précédent, Alan Rusbridger, ou le prolifique propagandiste Luke Harding ?
Qu'en est-il des rédacteurs en chef du New York Times et du Washington Post, qui ont également publié des bribes de vérité provenant de WikiLeaks, du rédacteur en chef d'El Pais en Espagne, de Der Spiegel en Allemagne [de Le Monde en France] et du Sydney Morning Herald en Australie ? La liste est longue.
David McCraw, avocat principal du New York Times, a écrit :
“Je pense que des poursuites [contre Assange] établiraient un très, très grave précédent pour les éditeurs [...] Pour ce que j’en sais, il est dans la situation classique d'un éditeur et la loi aurait beaucoup de mal à faire la distinction entre le New York Times et WikiLeaks”.
Même si les journalistes qui ont publié les fuites de WikiLeaks ne sont pas convoqués par un grand jury américain, les manœuvres d'intimidation de Julian Assange et de Chelsea Manning sont suffisantes. Le vrai journalisme est criminalisé par des voyous au vu et au su de tous. La dissidence devient un délit.
En Australie, l'actuel gouvernement inféodé à l'Amérique poursuit deux lanceurs d'alerte qui ont révélé que les barbouzes de Canberra avaient mis sur écoute les réunions du cabinet du nouveau gouvernement du Timor oriental dans le but explicite d'escroquer cette minuscule nation appauvrie en lui soutirant sa juste part des ressources pétrolières et gazières de la mer du Timor.
Leur procès se déroulera à huis clos. Le premier ministre australien, Scott Morrison, est tristement célèbre pour avoir contribué à la création de camps de concentration pour réfugiés sur les îles de Nauru et Manus, dans le Pacifique, où les enfants s'automutilent et se suicident. En 2014, Morrison a envisagé de créer des camps de détention de masse pour 30 000 personnes.
Assaut majeur sur le journalisme
Le vrai journalisme est l'ennemi de ces ignominies. Il y a dix ans, le ministère de la défense à Londres a élaboré un document confidentiel décrivant les “principales menaces” pour l'ordre public, à savoir le terrorisme, les espions russes et les journalistes d'investigation. Ces derniers étaient désignés comme représentant la principale menace.
Le document a été dûment divulgué à WikiLeaks, qui l'a publié.
“Nous n'avions pas le choix”, m'a dit M. Assange. "C'est tout simple. Les gens ont le droit de savoir, de questionner et de défier le pouvoir. C'est ça la vraie démocratie”.
Que se passera-t-il si Assange, Manning et d'autres dans leur sillage - s'il y en a - sont réduits au silence et que le “droit de savoir, de questionner et de défier” leur est interdit ?
Dans les années 1970, j'ai rencontré Leni Reifenstahl, amie intime d'Adolf Hitler, dont les films ont contribué à répandre la fascination nazie sur l'Allemagne.
Elle m'a dit que le message de ses films, la propagande, ne dépendait pas des “ordres d'en haut” mais de ce qu'elle appelait un “vide de soumission” du public.
“Ce vide de soumission incluait-il la bourgeoisie libérale et cultivée ?”. lui ai-je demandé.
“Bien sûr”, a-t-elle répondu, “en particulier l'intelligentsia.... Quand les gens ne posent plus de questions sérieuses, ils sont soumis et malléables. Tout peut arriver.”
Et c'est ce qui s'est passé. Le reste, aurait-elle pu ajouter, appartient à l'histoire.
* John Pilger était un journaliste et cinéaste australo-britannique basé à Londres. Son site web est le suivant : www.johnpilger.com. En 2017, la British Library a annoncé la création d'un fonds d'archives John Pilger regroupant toutes ses œuvres écrites et filmées. Le British Film Institute classe son film de 1979, “Year Zero : the Silent Death of Cambodia”, parmi les 10 documentaires les plus importants du XXe siècle. Certaines de ses précédentes contributions à Consortium News sont disponibles ici.
https://consortiumnews.com/2024/01/18/john-pilger-assange-arrest-a-warning-from-history/