đâđš Jonathan Cook: Avec l'arrivĂ©e des chars, l'OTAN s'oriente vers une guerre totale avec la Russie.
Washington semble confiant dans sa capacité à rallier l'OTAN, une fois la Russie isolée, pour un autre engagement contre la Chine. Et c'est l'Europe qui paiera un lourd tribut à cet orgueil démesuré.
đâđš Avec l'arrivĂ©e des chars, l'OTAN s'oriente vers une guerre totale avec la Russie.
Par Jonathan Cook, le 7 février 2023
Washington semble confiant dans sa capacité à rallier l'OTAN, une fois la Russie isolée, pour un autre engagement contre la Chine. L'Europe paiera un lourd tribut à l'orgueil démesuré de Washington.
De plus en plus, la guerre en Ukraine ressemble davantage à une fonctionnalité qu'à un bug de la planification de l'aprÚs-guerre froide de Washington.
Ă peine les principaux pays de l'OTAN, menĂ©s par les Ătats-Unis, ont-ils promis de fournir des chars d'assaut Ă l'Ukraine qu'un cri d'alarme s'est Ă©levĂ© pour avertir que les chars Ă eux seuls ne suffiraient pas Ă renverser le cours de la guerre contre la Russie.
Le sous-entendu - celui que les dirigeants occidentaux espĂšrent que lâopinion publique ne remarquera pas - est que l'Ukraine a du mal Ă tenir les lignes, alors que la Russie renforce ses troupes et pilonne les dĂ©fenses ukrainiennes.
Une partition permanente de l'Ukraine en deux blocs opposés - l'un plus pro-russe, l'autre plus pro-OTAN - semble de plus en plus probable.
Le prĂ©sident ukrainien, Volodymyr Zelensky, n'a pas hĂ©sitĂ© Ă dire Ă l'Occident ce qu'il attendait dâeux ensuite : des avions de chasse, notamment des F16 de fabrication amĂ©ricaine.
Kiev tient Ă briser ce que les mĂ©dias occidentaux ont qualifiĂ© de "tabou" en faisant participer directement les avions de l'OTAN Ă la guerre en Ukraine. Il y a une bonne raison Ă ce tabou : l'utilisation de ces avions permettrait Ă l'Ukraine d'Ă©tendre le champ de bataille au ciel russe, et d'impliquer l'Europe et les Ătats-Unis dans son offensive.
Mais pourquoi supposer que le tabou de l'Occident sur la fourniture d'avions de combat est vraiment plus fort que son ancien tabou sur l'envoi de chars de combat de l'OTAN à l'Ukraine ? Comme l'a fait remarquer un fonctionnaire européen dans un article de Politico : "Les avions de combat sont totalement inconcevables aujourd'hui, mais nous pourrions avoir cette discussion dans deux, trois semaines."
Et bien sûr, en quelques jours, le bureau de Zelensky a déclaré qu'il y avait eu des "signaux positifs" de la part de la Pologne concernant la fourniture de F16 à l'Ukraine. Le président français Emmanuel Macron a également refusé d'exclure la possibilité de fournir des avions de combat.
Faire monter les enchĂšres
Il y a une logique dans le fonctionnement de l'OTAN. Ătape par Ă©tape, elle s'immerge de plus en plus profondĂ©ment dans la guerre. Elle a commencĂ© par des sanctions, suivies de la fourniture d'armes dĂ©fensives. L'OTAN est ensuite passĂ©e Ă la fourniture d'armes plus offensives, l'aide fournie jusqu'Ă prĂ©sent par les seuls Ătats-Unis s'Ă©levant Ă quelques 100 milliards de dollars. L'OTAN fournit dĂ©sormais les principales armes d'une guerre terrestre. Pourquoi ne se joindrait-elle pas ensuite Ă la bataille pour la suprĂ©matie aĂ©rienne ?
Ou, comme l'a récemment observé le chef de l'OTAN, Jens Stoltenberg, faisant écho au roman dystopique 1984 de George Orwell: "Les armes sont le chemin vers la paix".
Mais il est plus probable que ce soit l'inverse qui se produise. Plus ils font de pas en avant, plus les parties concernées risquent de perdre, si elles reculent. Plus elles refusent de s'asseoir et de discuter, plus la pression est forte pour continuer à se battre.
Cela ne s'applique plus seulement Ă la Russie et Ă l'Ukraine. DĂ©sormais, l'Europe et Washington se sont Ă©galement beaucoup plus directement investis.
Ă la fin du mois dernier, dans ce qui ressemblait Ă un lapsus freudien, la ministre allemande des affaires Ă©trangĂšres, Anna Baerbock, a dĂ©clarĂ© lors d'une rĂ©union du Conseil de l'Europe Ă Strasbourg : "Nous menons une guerre contre la Russie." Quelques jours plus tĂŽt, le ministre ukrainien de la dĂ©fense avait fait Ă peu prĂšs la mĂȘme remarque : "Nous [l'Ukraine] remplissons aujourd'hui la mission de l'OTAN, sans que leur sang ne soit versĂ©."
Selon de nombreux analystes, il est peu probable que quelques dizaines de chars de l'OTAN changent la donne. Et si, comme cela semble probable, la Russie est en mesure de les neutraliser par des frappes de drones, les Ătats-Unis et leurs partenaires juniors seront confrontĂ©s Ă un choix difficile : accepter l'humiliation infligĂ©e par Moscou, et abandonner l'Ukraine Ă son sort, ou faire monter les enchĂšres, et dĂ©placer la bataille dans le ciel de l'Ukraine et de la Russie.
Les scientifiques internationaux ont souligné le mois dernier la direction que cela risque de prendre. Ils ont averti que l'horloge du Jugement dernier était passée à 90 secondes de minuit, le point le plus proche de la catastrophe mondiale pour l'humanité depuis la création de l'horloge en 1947. La raison principale, selon le Bulletin of Atomic Scientists, est la menace d'une guerre en Ukraine menant à un échange nucléaire.
De maniĂšre inattendue, la seule dissidence importante des dirigeants occidentaux est venue de Donald Trump, l'ancien prĂ©sident amĂ©ricain. Il a Ă©crit dans les rĂ©seaux sociaux : "D'ABORD LES CHARS, PUIS LES ARMES NUCLĂAIRES. Mettez fin Ă cette guerre folle, MAINTENANT".
Refuser l'humiliation
La cause de l'alarme, encore une fois non reconnue par les dirigeants et les médias occidentaux, est que la Russie a de trÚs fortes raisons - de son point de vue - de croire que sa lutte actuelle est existentielle. Elle n'allait jamais permettre que l'Ukraine devienne une base militaire avancée de l'OTAN à ses portes, avec la crainte que des missiles nucléaires occidentaux y soient stationnés.
Les nouveaux Ă©lĂ©ments d'information sur ce qui s'est passĂ© en coulisses tendent Ă renforcer le rĂ©cit de la Russie, et non celui de l'OTAN. Cette semaine, l'ancien Premier ministre israĂ©lien Naftali Bennett a dĂ©clarĂ© que les efforts de mĂ©diation entre Moscou et Kiev, qu'il avait dirigĂ©s au dĂ©but de la guerre et qui semblaient progresser, Ă©taient "bloquĂ©s" par les Ătats-Unis, et leurs alliĂ©s de l'OTAN.
Plus les Ătats-Unis et l'Europe enverront d'armes Ă l'Ukraine, plus ils refuseront de poursuivre les pourparlers, et plus Moscou sera convaincu qu'il a eu raison de se battre, et qu'il doit continuer Ă le faire. Ignorer ce fait, comme l'Occident l'a fait pendant la prĂ©paration de l'invasion russe et continue de le faire aujourd'hui, ne le rend pas moins vrai.
MĂȘme Boris Johnson, l'ancien Premier ministre britannique qui a toutes les raisons de se prĂ©senter sous un jour flatteur en ce qui concerne l'Ukraine, a implicitement dĂ©menti la semaine derniĂšre l'affirmation selon laquelle l'OTAN n'a rien fait pour provoquer la Russie. Se souvenant d'une conversation avec Vladimir Poutine peu avant l'invasion, il l'a formulĂ©e en termes d'inquiĂ©tudes du prĂ©sident russe concernant l'expansion de l'OTAN.
Johnson a dĂ©clarĂ© dans un documentaire de la BBC : "Boris, vous dites que l'Ukraine ne va pas rejoindre l'OTAN de sitĂŽt... Câest Ă dire, sitĂŽt ? Et j'ai rĂ©pondu : "Elle ne rejoindra pas l'OTAN dans un avenir prĂ©visible".
La couverture de l'échange a été dominée par la suggestion de Johnson que Poutine l'a menacé d'une frappe de missiles - une affirmation niée par la Russie nie. Au contraire, un compte-rendu de Downing Street datant de cette conversation confirme seulement que Johnson a "souligné" le droit de l'Ukraine à l'adhésion.
Quoi qu'il en soit, on peut se demander pourquoi Moscou croirait les assurances évasives et timides de Johnson sur l'expansion de l'OTAN, surtout aprÚs plus d'une décennie de promesses non tenues par l'OTAN, ainsi que d'opérations secrÚtes sur le terrain qui ont fait passer Kiev de la neutralité à l'adhésion furtive.
Et ce n'est mĂȘme pas pour souligner les rapports crĂ©dibles selon lesquels Johnson, agissant vraisemblablement au nom de Washington, a fait Ă©chouer les efforts en vue d'un accord de paix entre l'Ukraine et la Russie au dĂ©but de la guerre.
Dans le mĂȘme ordre d'idĂ©es, Ben Wallace, le secrĂ©taire britannique Ă la dĂ©fense, a dĂ©clarĂ© dans le mĂȘme documentaire de la BBC qu'Ă la fin d'une rĂ©union avec le chef militaire russe, Valery Gerasimov, le gĂ©nĂ©ral lui a dit : "Plus jamais nous ne serons humiliĂ©s".
Il est difficile de voir comment ce qui s'est passé avant l'invasion ou depuis - de l'OTAN qui se glisse de plus en plus prÚs de la frontiÚre de la Russie, à sa lutte contre une guerre par procuration non déclarée en Ukraine officiellement conçue pour "affaiblir" la Russie - n'a pas été précisément destiné à humilier Moscou.
Des affaires en plein essor
La justification initiale de l'Occident pour armer l'Ukraine Ă©tait censĂ©e soutenir la lutte de Kiev pour sa souverainetĂ©. Mais paradoxalement, plus l'OTAN, ou plus prĂ©cisĂ©ment les Ătats-Unis, devient l'arbitre de ce dont l'Ukraine a besoin, moins l'Ukraine jouit de sa souverainetĂ© - y compris du droit de dĂ©cider quand il est le plus judicieux de demander la paix.
En novembre dernier, le New York Times a rapportĂ© sans ambages que les armĂ©es occidentales, en particulier les Ătats-Unis, considĂšrent de plus en plus l'Ukraine comme le laboratoire oĂč expĂ©rimenter de nouvelles technologies militaires.
Selon le Times, l'Ukraine sert de laboratoire pour "des armes et des systÚmes d'information de pointe, ainsi que de nouvelles façons de les utiliser, qui, selon les responsables politiques et les commandants militaires occidentaux, pourraient façonner la guerre pour les générations à venir". Ces tests sont considérés comme essentiels pour préparer une future confrontation avec la Chine.
Une question de plus en plus pertinente se pose : qui, dans les capitales occidentales, a dĂ©sormais intĂ©rĂȘt Ă ce que la guerre prenne fin ?
La soumission de l'Ukraine aux Ătats-Unis - sa perte de souverainetĂ© - a Ă©tĂ© soulignĂ©e le mois dernier lorsque Zelensky a appelĂ© les grandes entreprises amĂ©ricaines Ă saisir les opportunitĂ©s commerciales en Ukraine, "de l'armement et de la DĂ©fense aux travaux publics, en passant par les communications, l'agriculture, les transports, l'informatique, les banques et la mĂ©decine".
Tout en dĂ©clarant que "la libertĂ© doit toujours lâemporter", Zelensky a notĂ© que les gĂ©ants financiers amĂ©ricains BlackRock, JPMorgan et Goldman Sachs concluaient dĂ©jĂ des accords pour la reconstruction de l'Ukraine. Un cynique pourrait se demander si la destruction de l'Ukraine n'est pas en train de devenir une caractĂ©ristique, plus qu'un bug, de cette guerre.
Mais l'Ukraine n'est pas le seul acteur majeur à perdre le contrÎle des événements. Plus la Russie est contrainte de considérer son combat en Ukraine en termes existentiels, alors que les armes et l'argent de l'OTAN affluent, plus les dirigeants européens devraient s'inquiéter des dangers existentiels à venir - et pas seulement parce que la menace d'une guerre nucléaire plane de plus en plus aux portes de l'Europe.
Le type de provocations occidentales, en particulier américaines, qui ont déclenché l'invasion de l'Ukraine par la Russie mijote juste sous la surface en ce qui concerne la Chine - une région que l'OTAN traite maintenant de maniÚre perverse comme relevant de sa mission "Atlantique Nord". La guerre en Ukraine semble pouvoir servir de prélude ou de répétition à une confrontation avec la Chine.
Craignant d'ĂȘtre aspirĂ©s par les retombĂ©es de la guerre en Ukraine, les Ătats europĂ©ens passent des commandes d'armement plus importantes que jamais, dont une grande partie provient des Ătats-Unis, oĂč les fabricants d'armes sont en plein essor. "Il s'agit certainement de la plus forte augmentation des dĂ©penses de dĂ©fense en Europe depuis la fin de la guerre froide", a dĂ©clarĂ© Ian Bond, directeur de la politique Ă©trangĂšre au Centre for European Reform, Ă Yahoo News Ă la fin de l'annĂ©e derniĂšre.
Pendant ce temps, la plus grande source d'approvisionnement Ă©nergĂ©tique de l'Europe, en provenance de Russie, a Ă©tĂ© coupĂ©e - littĂ©ralement dans le cas des mystĂ©rieuses explosions qui ont fait sauter les pipelines russes fournissant du gaz Ă l'Allemagne. L'Europe doit dĂ©sormais se tourner vers les Ătats-Unis - qui se sont dĂ©clarĂ©s officiellement "satisfaits" des explosions - pour bĂ©nĂ©ficier des livraisons de gaz naturel liquĂ©fiĂ© beaucoup plus coĂ»teuses.
Et comme les industries europĂ©ennes sont privĂ©es d'Ă©nergie bon marchĂ©, elles ont maintenant tout intĂ©rĂȘt Ă se dĂ©localiser hors d'Europe, notamment aux Ătats-Unis. Les avertissements sur la dĂ©sindustrialisation imminente de l'Allemagne sont lĂ©gion.
La primautĂ© des Ătats-Unis
L'administration Biden a cajolé Berlin pour qu'elle fournisse des chars. Mais maintenant, alors que les blindés allemands sont sur le point de se diriger vers la Russie pour la premiÚre fois depuis que les forces nazies ont massacré des millions de soldats soviétiques il y a huit décennies, il est certain que les relations entre les deux pays vont se fracturer encore plus profondément.
Les dividendes de la paix europĂ©enne, tant vantĂ©s dans les annĂ©es 1990, se sont Ă©vaporĂ©s. Tout ce que les dirigeants amĂ©ricains et europĂ©ens ont fait au cours des 15 derniĂšres annĂ©es, et depuis l'invasion de la Russie, semble avoir Ă©tĂ©, et ĂȘtre, conçu pour anĂ©antir tout espoir d'un cadre de sĂ©curitĂ© rĂ©gionale capable d'englober la Russie. L'objectif est de maintenir Moscou dans l'exclusion, l'infĂ©rioritĂ© et l'amertume. Pour cette raison, la guerre actuelle ressemble davantage Ă l'aboutissement de la planification de l'aprĂšs-guerre froide - encore une fois, c'est une caractĂ©ristique, pas un problĂšme.
Le retour d'une mentalitĂ© de siĂšge gĂ©opolitique servira le mĂȘme objectif que les demandes d'austĂ©ritĂ© et de serrage de ceinture : il justifiera la redistribution des richesses des populations occidentales vers leurs Ă©lites dirigeantes.
En Ă©crivant en 2015, sept ans avant l'invasion, il Ă©tait dĂ©jĂ clair pour l'universitaire britannique Richard Sakwa qu'une Otan dominĂ©e par les Ătats-Unis utilisait l'Ukraine comme un moyen d'approfondir, plutĂŽt que de rĂ©soudre, les tensions entre l'Europe et la Russie. "Au lieu d'une vision embrassant l'ensemble du continent, [l'Union europĂ©enne] est devenue un peu plus que l'aile civile de l'alliance de sĂ©curitĂ© atlantique", a-t-il Ă©crit.
Ou comme un écrivain a résumé l'une des principales conclusions de Sakwa :
"La perspective d'une plus grande indĂ©pendance de l'Europe a inquiĂ©tĂ© les principaux dĂ©cideurs Ă Washington, et le rĂŽle de l'OTAN a Ă©tĂ©, en partie, de maintenir la primautĂ© des Ătats-Unis sur la politique Ă©trangĂšre de l'Europe."
Cette approche cynique a Ă©tĂ© rĂ©sumĂ©e dans un commentaire lapidaire de Victoria Nuland - l'Ă©ternelle ingĂ©rence de Washington dans la politique ukrainienne - lors d'une conversation enregistrĂ©e secrĂštement avec l'ambassadeur amĂ©ricain Ă Kiev. Peu de temps avant que les manifestations soutenues par les Ătats-Unis n'Ă©vincent le prĂ©sident ukrainien sympathisant de la Russie, elle a dĂ©clarĂ© : "Au diable l'UE !"
La crainte de Washington Ă©tait, et est toujours, qu'une Europe qui ne soit pas entiĂšrement dĂ©pendante des Ătats-Unis sur le plan militaire et Ă©conomique - en particulier la puissance industrielle qu'est l'Allemagne - puisse s'Ă©carter de son engagement en faveur d'un monde unipolaire dans lequel les Ătats-Unis rĂšgnent en maĂźtres.
L'autonomie européenne étant désormais suffisamment affaiblie, Washington semble plus confiant dans sa capacité à rallier ses alliés de l'OTAN, une fois la Russie isolée, pour un autre engagement de grande puissance contre la Chine.
Alors que la guerre s'intensifie, ce n'est pas seulement l'Ukraine, mais aussi l'Europe qui paiera un lourd tribut à l'orgueil démesuré de Washington.