👁🗨 Jonathan Cook - Cop27 : Le sale secret que cache l'Europe au sommet sur le climat
L'architecture juridique de la réglementation énergétique n'engendre que méfiance et antagonisme, dressant les États les uns contre les autres - ainsi que contre l'avenir de l'humanité.
👁🗨 Cop27 : Le sale secret que cache l'Europe au sommet sur le climat
📰 Par Jonathan Cook, le 16 novembre 2022
Le plus sale secret de l'Europe - celui qui l'empêche de s'attaquer sérieusement et rapidement à l'urgence climatique - n'est pas abordé cette semaine à la Cop27, la conférence des Nations unies sur le changement climatique organisée par l'Égypte.
La mention du Traité sur la charte de l'énergie révélerait à quel point les États occidentaux, les plus gros pollueurs de gaz à effet de serre, sont loin d'être en mesure de réduire leurs émissions de carbone de moitié d'ici 2030. S'ils n'y parviennent pas, le monde se dirige vers un réchauffement climatique catastrophique de plus de 1,5 °C.
Quelles que soient les grandes déclarations qu'ils feront à la fin du sommet de Charm el-Cheikh cette semaine, la réalité est que les États européens ont en fait verrouillé leur action dans un avenir prévisible en ratifiant le traité sur l'énergie dans les années 1990. Ils se retrouvent avec un lourd fardeau financier s'ils tentent de réduire leurs émissions.
L'Europe préfère ne pas admettre qu'elle s'est aliéné les sociétés énergétiques transnationales. Ces entreprises peuvent exiger des compensations des États membres, ce qui contrarie les efforts déployés par l'Europe pour modifier sensiblement ses politiques énergétiques pendant a minima les deux prochaines décennies.
Les termes du traité contribuent à expliquer pourquoi, malgré des années d'engagements en faveur du climat, les dernières recherches montrent que les émissions de combustibles fossiles devraient atteindre un niveau record d'ici la fin de l'année.
Antonio Guterres, le secrétaire général de l'ONU, a déclaré aux dirigeants du monde entier lors de la Cop27: "Nous sommes sur une autoroute vers l'enfer climatique, le pied sur l'accélérateur. Notre planète se rapproche rapidement du point de bascule qui rendra le chaos climatique irréversible."
Le traité sur la charte de l'énergie est l'un des principaux moteurs qui propulsent l'Europe sur cette trajectoire.
Ce qui dissuade encore davantage l'Europe d'aborder publiquement les problèmes liés au traité sur l'énergie, c'est que cela mettrait en lumière les tensions sur la politique énergétique avec la Russie, à l'origine de la guerre actuelle en Ukraine.
Il pourrait même fournir la pièce cruciale du puzzle pour tenter de comprendre qui est à l'origine du sabotage des deux gazoducs Nord Stream qui approvisionnent directement l'Allemagne en gaz russe - et pourquoi les pipelines ont été dynamités par une ou plusieurs parties inconnues en octobre.
Au lieu de cela, une conspiration du silence continue de régner sur le traité sur l'énergie et ses effets. L'incapacité à faire pression pour son abolition lors de la Cop27 compromettra toute déclaration de progrès dans la lutte contre la crise climatique.
▪️ Des tribunaux secrets
Le traité sur la charte de l'énergie a vu le jour peu après l'effondrement de l'Union soviétique en 1991. Les entreprises du secteur de l'énergie ont fait pression pour qu'il soit adopté afin de garantir des investissements à long terme dans l'exploitation des ressources énergétiques fossiles de l'ex-Union soviétique, au cas où ces nouveaux États indépendants rendraient ensuite leurs industries publiques.
Les entreprises ont obtenu le droit de poursuivre en justice tout membre du traité qui modifierait sa politique énergétique d'une manière susceptible de nuire à leurs bénéfices. Même si les États se retirent du traité, une clause de caducité signifie qu'ils restent responsables des pertes pendant 20 années supplémentaires. Les audiences se déroulent en secret devant des tribunaux internationaux spéciaux.
L'Union européenne et certains États européens, dont le Royaume-Uni, font partie des plus de 50 États signataires du traité. Toutefois, les Européens s'inquiètent de plus en plus de son impact sur leurs projets de transition écologique. L'Italie s'est retirée en 2015 et, fait nouveau majeur, l'Allemagne a annoncé la semaine dernière son intention de quitter le traité, elle aussi. L'Espagne, la France, la Pologne et les Pays-Bas ont menacé de les suivre.
Parmi les autres parties contractantes figurent la Turquie, le Japon et des États d'Asie centrale.
Malgré ses inconvénients évidents, le traité est agressivement promu vers l'Afrique, le Moyen-Orient, l'Amérique latine et l'Asie, avec la promesse de nouveaux investissements énergétiques. Il deviendra plus difficile de réduire les émissions de carbone de ces pays quand qu'ils auront signé.
Les États-Unis ont le statut d'observateur, mais ne sont pas soumis à ses dispositions. La Russie a signé le traité mais ne l'a jamais ratifié. Néanmoins, les arbitres d'un tribunal spécial ont jugé qu'elle était toujours responsable.
▪️ Poursuites compensatoires
Bien que ce pacte commercial soit un héritage de la méfiance née de la guerre froide, les entreprises du secteur de l'énergie en ont fait, ces dernières années, disposé d’un outil pour entraver les efforts européens en matière d'écologie. Les États sont confrontés à un choix cornélien: soit ils cèdent à l'intimidation des entreprises et s'en tiennent aux combustibles fossiles, soit ils font l'objet d'énormes poursuites en dommages et intérêts, évaluées à des centaines de milliards de livres, pour avoir opté pour des sources d'énergie renouvelables.
Même le passage aux énergies renouvelables par l'Europe comporte des risques majeurs au titre du traité, car la science de l'énergie verte évolue constamment, et les réglementations changent avec elle. Toute modification de politique énergétique risque de déclencher une avalanche de procès pour compensation.
Si, par exemple, l'ancien leader travailliste britannique Jeremy Corbyn avait remporté les élections de 2019, son gouvernement aurait pu faire face à une série de demandes de dommages et intérêts écrasantes s'il avait mis en œuvre son engagement manifeste de nationaliser le secteur énergétique du Royaume-Uni.
De même, les États pourraient être poursuivis s'ils tentent de prendre des mesures pour endiguer la précarité énergétique, ou d'imposer des taxes sur la manne énergétique.
Les inquiétudes quant à la capacité de l'Europe à atteindre les objectifs de l'accord de Paris de 2015 - visant à limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C - se sont accrues à mesure que les entreprises de combustibles fossiles ont remporté une série de victoires devant les tribunaux spéciaux du traité.
L'Espagne est l'un des pays les plus durement touchés, qui doit déjà faire face à des demandes de dommages et intérêts de 10 milliards d'euros. Les Pays-Bas risquent un retour de bâton juridique en raison de leurs projets d'élimination progressive du charbon. Et l'Italie, même en dehors du traité, est poursuivie, en vertu de la clause de caducité, pour son interdiction des forages pétroliers et gaziers dans l'Adriatique. En août, un tribunal a accordé à la société pétrolière britannique Rockhopper 210 millions de livres sterling de dommages et intérêts en raison des mesures prises par l'Italie pour devenir plus verte.
La Russie est embourbée dans une série d'affaires qui pourraient lui coûter 50 milliards de dollars, soit l'équivalent du PIB de la Slovénie.
Selon une étude réalisée en 2020, le total des investissements dans le secteur de l'énergie protégés par le traité s'élève à quelque 1,3 milliard d'euros, soit bien plus que les 630 milliards de dollars estimés investis dans le monde pour lutter contre le changement climatique en 2020. Les demandes d'indemnisation potentielles continueront de croître dans le cadre du traité, et les dommages devront être payés en plus des dépenses consacrées aux énergies renouvelables.
Il serait difficile de nier que ces montants de compensation astronomiques créent un "frein à la réglementation” décisif, dissuadant les gouvernements d'éliminer progressivement les combustibles fossiles et de passer aux énergies renouvelables par crainte d'être poursuivis en justice.
Les entreprises énergétiques se bousculent pour combler ce vide. De nouvelles recherches ont révélé qu'elles développent massivement l'exploration de sources supplémentaires de combustibles fossiles, dépensant 160 milliards de dollars au cours des deux dernières années.
Selon l'Agence internationale de l'énergie, le monde ne pourra éviter une catastrophe climatique sans un moratoire sur l'ouverture de nouveaux gisements pétroliers et gaziers.
Ce qui peut expliquer pourquoi il y avait un nombre record de lobbyistes du secteur des combustibles fossiles à la Cop27 - plus que les délégations combinées des 10 pays confrontés aux plus grands impacts de l'urgence climatique.
▪️ Trop peu, et trop tard
En juin, les membres du Parlement européen ont exhorté la Commission européenne, qui ressemble de plus en plus à un gouvernement, à renoncer au traité sur l'énergie afin que les États membres puissent modifier leurs politiques énergétiques, conformément aux engagements pris dans le cadre de l'accord de Paris.
Le mois dernier, les Nations unies ont prévenu que, même en supposant que les nations industrialisées respectent leurs engagements en matière de réduction des émissions, le monde se dirige vers une hausse des températures de 2,5 °C et une catastrophe climatique.
Mais si l'UE se retire, elle s'expose à des poursuites judiciaires pour les pertes subies au cours des deux prochaines décennies.
La Commission européenne a plutôt proposé des réformes qui seront discutées lors d'une conférence sur le traité de la Charte de l'énergie qui doit se tenir à la fin du mois en Mongolie. Les modifications apportées au traité sont destinées à apaiser des pays comme l'Allemagne, qui manifestent une inquiétude croissante à l'égard du traité
La proposition permettrait aux États membres de l'UE d'exclure du traité tout nouvel investissement dans les combustibles fossiles. Ils pourraient également réduire leur responsabilité pour les investissements existants à 10 ans ou "au plus tard en 2040".
Les défenseurs du climat ont prévenu que le processus de l'UE est bien trop faible et trop tardif. Les modifications du traité requièrent l'unanimité et ont déjà pris des années pour aboutir. Ils mettent également en garde contre le risque que le plan de Bruxelles, même s'il est finalement adopté, permette aux investisseurs d'établir leur siège dans d'autres juridictions, telles que le Royaume-Uni et la Suisse, où ils pourraient lancer de nouvelles demandes de dédommagement.
Cornelia Maarfield, du groupe Climate Action Network Europe, a déclaré à Energy Monitor ce mois-ci : "Il est incroyable que l'UE ait accepté de verrouiller la protection des fossiles pour au moins une autre décennie. Cela signifie que les pays continueront à dépenser l'argent des contribuables en dédommageant les entreprises de combustibles fossiles plutôt que de lutter contre le changement climatique et de passer à un système d'énergie renouvelable."
Elle a également prévenu que la réforme laisserait l'Europe et d'autres parties contractantes exposées à des actions en compensation pour des sources d'énergie non fossiles polluantes, telles que l'hydrogène et la biomasse.
Les groupes d'action pour le climat ont demandé un retrait massif et coordonné du traité, ce qui aurait pour effet de l'annuler, bien que les dirigeants européens semblent peu enclins à le faire.
▪️ La guerre de l'énergie
La guerre en Ukraine a également mis en évidence les problèmes de la politique énergétique européenne. Celle-ci a fait exploser le cours de l'énergie et les bénéfices de l'industrie énergétique. Elle a également poussé l'Europe à rechercher de nouvelles sources d'énergie, notamment par le biais des expéditions américaines de gaz naturel liquéfié (GNL) résultant de la hausse des activités de forage. Ces expéditions ont plus que doublé au cours de l'année écoulée
Un nouveau rapport de 50 groupes de surveillance note que les entreprises de combustibles fossiles ont été "heureuses de profiter" du chaos qui règne sur le marché mondial de l'énergie depuis la guerre, en canalisant leurs profits vers le forage et les nouvelles infrastructures d'exportation de gaz naturel liquéfié.
Revenir sur cette manne de combustibles fossiles entraînerait très probablement de nouvelles demandes de dommages et intérêts au titre du traité sur l'énergie dans les années à venir.
Le secrétaire général du traité sur la charte de l'énergie a invoqué la guerre en Ukraine pour expliquer pourquoi les membres de l'UE ne devraient pas quitter le pacte, faisant valoir qu'une telle décision aggraverait l'insécurité énergétique de l'Europe en suscitant l'hostilité des fournisseurs alternatifs à la Russie, comme l'Azerbaïdjan.
Mais en réalité, le traité est profondément lié aux origines de la guerre et à ses répercussions géopolitiques persistantes, toutes désastreuses pour l'environnement.
Tout au long des années 2000, le traité a servi de toile de fond à une guerre de l'énergie entre la Russie et l'Ukraine, alors que les économies des deux pays continuaient à se débattre dans le sillage de l'effondrement de l'Union soviétique.
Moscou s'est attiré les foudres de Kiev, qui ne payait pas ses dettes en matière d'approvisionnement en gaz, et l'a également accusée de voler du gaz en transit vers l'Europe, le principal client de la Russie. En réponse, la Russie a interrompu à deux reprises l'approvisionnement par son réseau ukrainien, la deuxième fois - début 2009 - privant également l'Europe de gaz. La coupure a eu lieu pendant l'un des hivers les plus froids d'Europe.
Les investisseurs du géant gazier russe Gazprom et de la compagnie nationale ukrainienne Naftogaz ont passé des années à régler divers litiges devant les tribunaux d'arbitrage. C'est l'incapacité du traité à les résoudre qui a conduit Moscou à s'en retirer en 2009.
Ces tensions ont également exacerbé le clivage entre les politiciens ukrainiens qui attendaient de Moscou qu'elle assure leur sécurité, notamment énergétique, et ceux qui préféraient s'allier à l'UE et à l'OTAN. En fin de compte, cette division, et la guerre civile ukrainienne qu'elle a engendrée, a déclenché l'invasion de la Russie et a contribué à la décision des États-Unis et de l'Europe de s'impliquer directement dans la guerre en fournissant des armes à l'Ukraine.
▪️ Explosions de gazoducs
Les préoccupations européennes concernant la sécurité de l'approvisionnement en gaz russe via l'Ukraine ont conduit à la construction de deux pipelines - Nord Stream 1 et 2 - reliant directement la Russie à l'Allemagne en passant par la mer Baltique. Le premier a été ouvert en 2011, tandis que le second a été achevé en 2021.
Mais cela n'a fait que repousser encore le problème du traité sur l'énergie. Alors que l'Occident intensifiait son hostilité à l'égard de la Russie, notamment après l'invasion de l'Ukraine en février, l'Allemagne s'est retrouvée prise entre deux feux.
Si elle acceptait le gaz russe via Nord Stream pour le chauffage domestique et ses industries, elle risquait de s'exposer au programme de sanctions de l'Occident. Mais si elle renonçait à l'accord, elle pourrait être poursuivie en justice par les entreprises européennes investies dans le projet, conformément aux dispositions du traité sur l'énergie.
Comme l'a fait remarquer l'ancienne ministre allemande de l'environnement, Svenja Schulze, en février dernier, face au problème de son pays : "Nous courons également le risque de nous retrouver devant des tribunaux d'arbitrage internationaux avec des demandes de compensation si nous arrêtons le projet." Au lieu de cela, l'Allemagne a essayé de gagner du temps en retardant la certification de Nord Stream 2.
Le dilemme de Berlin sur la manière de procéder a finalement été résolu le mois dernier, lorsqu'une série d'explosions a percé de larges brèches dans les pipelines Nord Stream 1 et 2. La Russie a été exclue des enquêtes, tandis que l'Allemagne, la Suède et le Danemark ont jusqu'à présent gardé leurs conclusions secrètes.
La Suède a déclaré qu'elle ne pouvait pas officiellement partager les informations de son enquête criminelle pour des raisons de "sécurité nationale".
Tout cela devrait susciter de vives inquiétudes. Non seulement le traité sur l'énergie constitue un obstacle majeur à la mise en place d'une nouvelle donne verte tant vantée, mais il contribue également à perpétuer les conflits et les guerres énergétiques qui ont sapé les progrès de la coopération internationale nécessaire pour réduire les émissions.
Les experts s'accordent à dire que le monde est au bord d'un précipice climatique si des mesures urgentes ne sont pas prises pour réduire les émissions. Pourtant, l'architecture juridique de la réglementation énergétique engendre méfiance et antagonisme, dressant les États les uns contre les autres - ainsi que contre l'avenir de l'humanité.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
* Jonathan Cook est l'auteur de trois livres sur le conflit israélo-palestinien et lauréat du prix spécial de journalisme Martha Gellhorn. Son site Web et son blog sont accessibles à l'adresse www.jonathan-cook.net.
https://www.middleeasteye.net/opinion/cop-europe-dirty-secret-climate-summit-hiding