🚩 Jonathan Cook: Keir Starmer enfin en tête des sondages - mais à quel prix ?
Le leader travailliste a fait du socialisme un gros mot et a montré que sa propre parole ne vaut rien. Un retour de bâton se profile.
🚩 Keir Starmer enfin en tête des sondages - mais à quel prix ?
📰 Par Jonathan Cook 🐦@Jonathan_K_Cook, le 22 septembre 2022
L'approche attentiste de Keir Starmer pourrait enfin commencer à porter ses fruits, deux ans et demi après son élection à la tête du Labour.
Le chef de l'opposition a résolument évité de formuler la moindre vision pour la Grande-Bretagne, de peur qu'elle ne soit interprétée comme vaguement socialiste, et a même été réticent à défier vigoureusement le parti conservateur au pouvoir. Au lieu de cela, il s'est efforcé de rassurer les électeurs - et les médias détenus par les milliardaires - sur le fait que son parti incarne les valeurs associées au conservatisme de la vieille école : la restriction responsable de la consommation, le soutien aux entreprises, le patriotisme, la loi et l'ordre, la monarchie et le militarisme. En même temps, il a démarqué le Labour en évitant juste les formes les plus indéfendables de capitalisme prédateur que la direction conservatrice actuelle embrasse.
L'espoir de Starmer était que le public finirait par se lasser du copinage et de la corruption flagrants d'un parti au pouvoir depuis 12 ans. Dans le cadre de la compétition bipartite du système britannique, il a estimé qu'il n'avait pas besoin de faire plus que de se positionner comme la moins mauvaise option.
Les électeurs, semble-t-il, sont enfin d'accord. Après avoir obstinément végété dans les sondages depuis son élection à la tête du Labour au début de 2020, M. Starmer aurait désormais sept points d'avance sur la nouvelle leader des Tories, Liz Truss, lorsqu'on demande au public qui ferait du meilleur travail en tant que Premier ministre.
Mais ce sont les circonstances - et non un programme politique - qui ont aidé M. Starmer. Cela ne sera que trop évident lorsqu'il s'adressera à la conférence annuelle du Labour la semaine prochaine.
▪️ Un cruel manque de charisme
Mme Truss est gênée par son manque de charisme - peut-être même plus que M. Starmer, et en contraste frappant avec son prédécesseur immédiat, Boris Johnson.
Elle a réussi l'exploit difficile d'apparaître à la fois comme une opportuniste et une idéologue politique des grandes entreprises sans aucune fibre populaire. Et elle est à la tête d'un parti conservateur à peine capable de dissimuler son désarroi après une si longue période au gouvernement, au moment où la Grande-Bretagne est sur le point de passer d'une crise de l'énergie et du coût de la vie à une véritable récession.
Pour couronner le tout, le gouvernement de Mme Truss a promis de laisser le secteur de l'énergie continuer à engranger des bénéfices exagérés plutôt que d'imposer une taxe sur les bénéfices exceptionnels. Au lieu de cela, elle a gelé les factures de carburant, qui n'ont jamais été aussi élevées, mais ce sont les contribuables, et non les entreprises, qui devront assumer le fardeau du remboursement des 150 milliards de livres (170 milliards de dollars) de coûts à l'avenir.
Et pour souligner à quel point elle est déconnectée de l'opinion publique, Mme Truss a l'intention d'annuler une augmentation prévue du taux d'imposition des sociétés, aujourd’hui historiquement bas.
Compte tenu de ces éléments, il serait tout simplement étonnant que Starmer ne soit pas en tête dans les sondages. Truss et son parti lui ont facilité la tâche, même s'il continue à se montrer le plus prudent possible.
Mais le succès de Starmer - en supposant qu'il puisse être maintenu - a eu un prix politique extraordinairement élevé. Il a notamment réduit en miettes les promesses faites pendant sa campagne pour la direction du Labour, des engagements politiques qu'il avait vendus aux membres du Labour comme preuve qu'il serait le "candidat de la continuité" de son prédécesseur de gauche, Jeremy Corbyn.
Fin juin, il a officiellement abandonné ces promesses, déclarant que le parti travailliste allait "repartir de zéro". Il a notamment renié son engagement de reprendre en main les principaux services publics, dont le gaz et l'électricité. Il en a attribué la raison à l'explosion de la dette due à la pandémie de Covid-19.
En affirmant: "Je ne suis pas dans l’idéologie", Starmer a déclaré à BBC Breakfast au cours de l'été:
"Nous avons inversé ces positions du manifeste de 2019 parce que nous devions montrer au pays que nous sommes crédibles, et responsables sur le plan économique."
Mais son revirement se révèle d'autant plus téméraire face à la crise énergétique actuelle et aux renflouements massifs des fournisseurs par le gouvernement conservateur.
▪️ Le mécontentement du public
Dans le même ordre d'idées, M. Starmer a fermement démarqué le Labour de la vague de grèves qui éclate alors que les travailleurs luttent contre l'escalade des prix, alors qu'il s'était auparavant engagé à
"travailler au coude à coude avec les syndicats pour défendre les travailleurs, s'attaquer au travail précaire et aux bas salaires... S'opposer aux attaques des Tories contre le droit de mener des actions industrielles et l'affaiblissement des droits sur le lieu de travail".
Si M. Starmer a reconnu, lorsqu'on l'en a pressé, que les travailleurs ont un "droit" de grève en principe, son bureau a condamné les grèves, comme celle du syndicat des chemins de fer, lorsqu'elles ont effectivement lieu. En juin dernier, son porte-parole a déclaré :
"Notre position a été claire: les grèves ne doivent pas avoir lieu. Personne ne souhaite voir une action industrielle perturbatrice".
M. Starmer a refusé de céder au signe le plus visible du mécontentement croissant de la population face aux politiques conservatrices qui continuent de redistribuer les richesses vers le haut. Ces grèves ferroviaires ont été les plus massives enregistrées depuis des décennies.
Il semble avoir pris comme point de départ une hypothèse - partagée par les médias de l'establishment - selon laquelle l'antagonisme suscité par le gouvernement Thatcher dans les années 1980 à l'égard des syndicats et de l'action industrielle est toujours d'actualité 40 ans plus tard. Il n'a pas osé relever le défi, alors que les salaires des travailleurs ne suivent pas une inflation galopante.
Il a interdit aux principaux membres du parti travailliste de se joindre aux piquets de grève, un décret qui a été défié par plusieurs d'entre eux et qui semble d'autant plus risible que même les avocats ont commencé à mener des actions syndicales.
Il s'agit d'une capitulation spectaculaire pour un parti d'opposition qui est né des activités du mouvement syndical, et qui soutient toujours sur son site web que l'affiliation aux principaux syndicats "est ce qui rend le Labour unique".
La volonté d'adopter une approche plus radicale à l'égard du gouvernement conservateur a été mise en évidence par l'ascension rapide de Mick Lynch, leader du syndicat des travailleurs du rail, de la mer et des transports (RMT), en grève. Il est devenu la voix d'une nouvelle politique populiste de base remplissant le vide à gauche créé par l'absence trop visible de Starmer.
Pour des raisons similaires, le mouvement Enough is Enough a récemment vu le jour, réclamant des augmentations de salaire pour les travailleurs et des impôts plus élevés pour les riches. Enough is Enough dénonce sans équivoque un establishment impitoyable qui, laisse-t-il entendre, inclut Starmer lui-même.
L'implication importante de la députée travailliste Zarah Sultana, une partisane de Corbyn, suggère la profondeur de la frustration dans des sections croissantes du parti face à la direction prise par Starmer.
▪️ Promesses non tenues
La série de promesses non tenues par le leader travailliste sur des questions clés susceptibles de tenir à cœur aux électeurs alors que leur niveau de vie s'effondre risque de le faire passer pour un homme peu fiable et indigne de confiance. Mais la problématique est plus complexe.
M. Starmer est déterminé à battre les conservateurs à leur propre jeu, promettant de "combattre l'élection sur la croissance économique". Dans un discours prononcé en juillet, il a déclaré que "relancer l'économie" serait la "tâche essentielle" d'un gouvernement travailliste.
Dans la pratique, cependant, cela semble signifier qu'il faut donner la priorité aux besoins supposés de la City et des grandes entreprises, tout en ne tenant compte que du bout des lèvres de la lutte des gens ordinaires. Plutôt que de proposer des investissements, comme l'ont fait les précédents leaders travaillistes, il a préféré retourner la situation contre les Tories, les accusant de compter sur une "machine à fric magique". La politique progressiste est mise à l'écart.
Comme les conservateurs, Starmer voit l'économie comme une bataille entre les exigences incompatibles des employeurs - l'État et les grandes entreprises - d'un côté, et les travailleurs de l'autre. Mais il est allé plus loin, acceptant l'orthodoxie néolibérale selon laquelle les concessions faites aux travailleurs entravent les affaires et nuisent à l'activité économique.
Avec une telle vision du monde, il fait allégeance à la City, pas aux citoyens ordinaires. Le parti travailliste de M. Starmer ressemble de plus en plus à une pâle réplique d'un parti conservateur moderne, qui vante publiquement les vertus de marchés sans entraves tout en biaisant en privé l'espace de bataille économique en faveur des grandes entreprises - un socialisme déguisé, mais seulement pour les riches.
Les membres de l'aile gauche du parti qui ont adhéré pendant le mandat de Corbyn ont fui en masse, privant le Labour de revenus dont il a désespérément besoin pour se battre aux prochaines élections générales. Au cours des derniers mois, les syndicats ont également menacé de réduire davantage leur financement.
Le plus grand donateur du Labour, Unite, a réduit ses contributions pour financer les initiatives de base que le Labour de Starmer a abandonnées. Sa dirigeante, Sharon Graham, a déclaré à propos du financement du Labour par les syndicats: "Je ne suis pas sûre que nous en ayons pour notre argent".
▪️ "Des erreurs catastrophiques”
Starmer a licencié un ministre fantôme, Sam Tarry, le partenaire de la vice-présidente du Labour Angela Rayner, après que Tarry ait déclaré que "chaque travailleur devrait obtenir une augmentation de salaire correspondant à l'inflation". Ce point de vue est soutenu par la faction de gauche du Labour, Momentum, qui prépare une confrontation avec M. Starmer lors de la conférence du parti.
Dans une interview accordée au New Statesman le mois dernier, Tarry a émis une évaluation accablante du leader travailliste, l'accusant de dépecer le parti pour effacer toute trace de corbynisme, bien que son prédécesseur ait mené le parti en 2017 à deux doigts d'une victoire électorale. Starmer, a-t-il dit,
"fait des erreurs catastrophiques, provoquant une empoignade dans notre propre camp". Il a ajouté : "De vrais adultes ramèneraient en fait tout le monde autour de la table, uniraient le parti, ramèneraient les syndicats à bord, constitueraient notre trésor de guerre et iraient ensuite gagner les élections générales."
Le bureau de Starmer n'avait pas répondu avant la publication de cet article à une demande de commentaire de Middle East Eye.
La réticence de Starmer à critiquer les grandes entreprises ou à faire preuve de solidarité avec les travailleurs a déplacé le terrain politique au Royaume-Uni encore plus à droite. Starmer a veillé à ce que les deux partis dominants en Grande-Bretagne, comme aux États-Unis, défendent tous deux sans réserve le capital.
Combiné à ses purges de la gauche travailliste, dont Corbyn, avec l'antisémitisme pour prétexte, Starmer a vidé de toute substance la politique de gauche au Royaume-Uni.
Mais pire encore, en s'associant au discours des conservateurs et des médias de l'establishment, il a fait du socialisme, de quelque nature qu'il soit, un gros mot. Par son positionnement public, il a légitimé le discours de la droite selon lequel la politique de gauche est intrinsèquement subversive, antipatriotique et synonyme de traîtrise.
Et en refusant d'admettre toute dissidence au sein du parti travailliste, ou d'envisager un pluralisme significatif dans ses rangs - ce qui est illustré de manière frappante par son approche du soutien à l'OTAN et à la monarchie - il s'est fait l'écho non seulement du programme de la droite, mais aussi de ses penchants autoritaires.
M. Starmer pourrait obtenir une victoire aux prochaines élections générales, face à un parti conservateur au pouvoir divisé en interne et manifestement déconnecté des préoccupations d'une grande partie de l'électorat. Mais les signes montrent qu'il y aura peu d'enthousiasme pour un parti travailliste dont il serait la figure de proue pour le remplacer.
L'approche de Starmer inflige des dommages supplémentaires à un système politique déjà considéré par une majorité d'électeurs comme un jeu truqué dans lequel leurs intérêts sont toujours ignorés. Alors que la colère populaire gronde, l’absence de vision de Starmer pour un avenir durable risque de plonger la politique parlementaire dans une crise encore plus grave.
Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
https://www.middleeasteye.net/opinion/uk-labour-party-keir-starmer-ahead-polls-what-cost