đâđš Julani en costume, ou comment la France fait dâun paria un partenaire
La France concrĂ©tise des annĂ©es de travail en coulisses. Julani, rebaptisĂ© Sharaa et vĂȘtu d'un costume, a fait valoir sa modĂ©ration. Macron, en quĂȘte d'influence rĂ©gionale, a mordu Ă l'hameçon.
đâđš Julani en costume, ou comment la France fait dâun paria un partenaire
Par un contributeur de The Cradle, le 15 mai 2025
L'ascension du prĂ©sident par intĂ©rim de la Syrie, Ahmad Sharaa, est moins une histoire de rĂ©demption qu'un projet occidental mĂ»rement rĂ©flĂ©chi, la France cherchant Ă damer le pion Ă la Russie et Ă rĂ©cupĂ©rer ses intĂ©rĂȘts coloniaux en Syrie.
Une semaine seulement avant sa rencontre historique avec le prĂ©sident amĂ©ricain Donald Trump Ă Riyad â la premiĂšre entre des dirigeants amĂ©ricains et syriens depuis 25 ans â, le prĂ©sident de transition autoproclamĂ© de la Syrie, Ahmad al-Sharaa, s'est rendu Ă Paris.
La visite de Sharaa dans la capitale française, une premiÚre dans un pays occidental depuis son accession au pouvoir, a été minutieusement orchestrée. La France lui a réservé un accueil réservé, limitant les protocoles d'accueil et s'abstenant de lui accorder les honneurs nationaux, signe de sa volonté d'affirmer son influence sur le dossier syrien sans légitimer pleinement un dirigeant toujours inscrit sur les listes internationales du terrorisme.
La visite, qui a nĂ©cessitĂ© une dĂ©rogation Ă l'interdiction de voyager imposĂ©e par l'ONU Ă Sharaa et Ă sa dĂ©lĂ©gation, a culminĂ© avec une rĂ©union avec le prĂ©sident français Emmanuel Macron Ă l'ĂlysĂ©e. Macron a usĂ© dâun ton ferme pendant la confĂ©rence de presse aprĂšs la rencontre, spĂ©cifiant que des changements significatifs dans le dossier syrien demeurent une condition prĂ©alable Ă tout engagement international.
L'hospitalitĂ© calculĂ©e de la France a renforcĂ© ses ambitions de rĂ©cupĂ©rer son influence en Syrie. Pour Sharaa, ce voyage Ă©tait un coup stratĂ©gique afin de projeter une image de lĂ©gitimitĂ© internationale et d'enterrer son passĂ© radical, notamment ses liens avec Al-QaĂŻda et l'Ătat islamique.
Le pari de division de la France
Sharaa, mieux connu sous le nom d'Abou Mohammad al-Julani, a passĂ© prĂšs d'une dĂ©cennie Ă se rĂ©inventer. AprĂšs avoir rompu ses liens avec Al-QaĂŻda en 2016 et rebaptisĂ© le Front al-Nosra âHayat Tahrir al-Shamâ (HTS), Julani s'est efforcĂ© de se prĂ©senter sous un jour plus acceptable aux yeux des acteurs internationaux. Les mĂ©dias qatariens ont menĂ© cette campagne de communication, tandis que la Turquie a largement contribuĂ© Ă son ascension en lui permettant de dominer Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie, sans financement extĂ©rieur majeur.
La France, quant Ă elle, avait dĂ©jĂ commencĂ© Ă recalibrer sa stratĂ©gie en Syrie. En 2017, le ministĂšre français des Affaires Ă©trangĂšres chargeait son think tank CAPS de rĂ©diger un rapport sur l'intĂ©rĂȘt d'une implication dans la Syrie post-Assad. La recommandation : soutenir la reconstruction dans les zones Ă©chappant au contrĂŽle de l'ancien prĂ©sident Bachar al-Assad, y compris celles contrĂŽlĂ©es par des forces âradicalesâ telles que HTS, afin de se prĂ©munir contre une rĂ©surgence de Damas.
Le président syrien déchu avait déjà reproché à la France son rÎle dans le soutien aux groupes terroristes en Syrie durant la crise qui a débuté en 2011.
âLa France est le porte-drapeau du soutien au terrorisme en Syrie depuis le dĂ©but du conflitâ, avait-il dĂ©clarĂ© aux journalistes en 2017.
La politique française s'articulait autour d'une idĂ©e centrale : empĂȘcher la rĂ©unification sous Assad en consolidant les zones de contrĂŽle de facto. Paris a commencĂ© Ă financer discrĂštement des initiatives citoyennes dans les zones contrĂŽlĂ©es par Julani â alors que les Ătats-Unis offraient toujours une rĂ©compense de 10 millions de dollars pour sa tĂȘte â et a renouĂ© avec ses services du renseignement pour faire face Ă la prĂ©sence de plus de 600 ressortissants français combattant aux cĂŽtĂ©s de HTS et d'autres factions militantes.
Alors que ces liens sont pour l'essentiel restés secrets, Julani a passé des années à consolider son emprise sur les factions locales, y compris les contingents étrangers. Ce travail préparatoire a ouvert la voie à un engagement occidental plus large.
Les débuts internationaux de Sharaa
En février 2020, Julani a fait sa premiÚre apparition sur la scÚne internationale. L'International Crisis Group, alors dirigé par Robert Malley, a publié une longue interview dans laquelle Jolani a appelé au retrait de HTS des listes mondiales des organisations terroristes. Malley, ancien envoyé spécial du président américain Joe Biden en Iran, a alors incité en privé la Maison Blanche à ouvrir des canaux de communication avec le groupe.
Le message de l'ancien chef d'Al-Qaïda était sans équivoque : HTS ne représente aucune menace en dehors de la Syrie. Quelques mois plus tard, le juriste en chef de HTS, Abdul Rahim Atoun, a repris ce discours dans Le Temps, affirmant que le groupe recherche l'aide internationale et non la confrontation. Il s'agissait d'un signe discret envers la politique française d'engagement envers les régions non contrÎlées par Assad.
Puis vint ce changement radical d'image. Des journalistes occidentaux, dont Martin Smith de PBS, ont rencontrĂ© Jolani, qui cette fois-ci Ă©tait vĂȘtu d'un costume-cravate. C'Ă©tait la premiĂšre apparition publique d'un nouveau personnage : non plus un commandant militant, mais un leader national.
En coulisses, le ministre des Affaires étrangÚres Asaad al-Shaibani, opérant alors sous le pseudonyme de Zaid al-Attar, a organisé la transformation de HTS. En 2017, Shaibani a tenu des réunions secrÚtes avec des responsables des services du renseignement occidentaux, dont l'ancien diplomate britannique Jonathan Powell, connu pour avoir négocié avec des groupes sanctionnés.
L'Ukraine et les manoeuvres de la France
La guerre menée par la Russie en Ukraine a accéléré le repositionnement de la France en Syrie. Cherchant à faire pression sur Moscou, dont les forces militaires maintiennent des positions stratégiques à Lattaquié et Tartous, Paris s'est tourné vers ses relations de longue date, datant de l'époque coloniale, pour réaffirmer son influence dans la région.
Si le soutien direct aux attaques de HTS contre des cibles russes reste Ă confirmer, les frappes de drones du groupe en 2024 â en particulier sur la base aĂ©rienne de Kuweires â ont Ă©tĂ© immĂ©diatement suivies d'initiatives diplomatiques françaises. Les requĂȘtes privĂ©es de Macron Ă Sharaa auraient notamment inclus le retrait russe de Syrie.
Le rapprochement simultanĂ© de la France avec les Forces dĂ©mocratiques syriennes (FDS) soutenues par les Ătats-Unis et dirigĂ©es par les Kurdes â conçu pour contrarier la Turquie â a confortĂ© sa stratĂ©gie Ă deux fronts : contenir l'influence d'Assad et se prĂ©munir contre l'emprise de la Russie sur la Syrie.
ProtĂ©ger les minoritĂ©s : lâargument de la France en Syrie
Lorsque Sharaa a pris d'assaut Damas et pris le pouvoir, les ministres français et allemand des Affaires étrangÚres se sont précipités à Damas au début de l'année 2025. Le Français Jean-Noël Barrot a consacré beaucoup de temps aux dirigeants chrétiens, relançant le discours colonial français sur la protection des minorités.
Pour Paris, la protection des minorités religieuses reste le prétexte idéal pour intervenir. Aux cÎtés de l'Allemagne, désireuse de freiner les flux de réfugiés syriens, la France a proposé un assouplissement progressif des sanctions et des concessions politiques en échange de réformes.
Sharaa a répondu par la formation d'un gouvernement technocratique, bien que les fidÚles de HTS aient conservé le contrÎle des ministÚres chargés de la sécurité. à noter que les récents massacres visant les Alaouites dans les régions cÎtiÚres et centrales de la Syrie, ainsi que les conflits sectaires entre les forces de sécurité dirigées par HTS et les Druzes, n'ont fait qu'accélérer l'engagement de la France.
Les tensions frontaliĂšres avec le Liban ont ajoutĂ© une justification supplĂ©mentaire. Durant sa rencontre avec Sharaa Ă l'ĂlysĂ©e, Macron a brandi des cartes historiques pour aider Ă la dĂ©limitation des frontiĂšres et s'est adressĂ© Ă son invitĂ© avec une franchise inhabituelle, s'Ă©cartant du protocole pour afficher son autoritĂ©.
Ă qui profite ce rapprochement ?
En renouant avec le gouvernement de transition syrien, la France concrĂ©tise des annĂ©es de travail en coulisses. Julani, dĂ©sormais rebaptisĂ© Sharaa et vĂȘtu d'un costume, a fait valoir sa modĂ©ration. Macron, en quĂȘte d'influence rĂ©gionale, a mordu Ă l'hameçon.
Les deux hommes ont officialisĂ© leur alliance dans un accord nĂ©gociĂ© avec Washington : les FDS, longtemps autonomes, seront intĂ©grĂ©es au nouveau ministĂšre syrien de la DĂ©fense. Si elle est mise en Ćuvre, cette mesure ancrera davantage l'influence française dans les structures Ă©tatiques syriennes et confĂ©rera Ă la prĂ©sidence de Sharaa le poids institutionnel qu'il recherche depuis longtemps.
Pour Israël, cet alignement représente un bonus potentiel aux gains stratégiques et territoriaux qu'il a réalisés depuis le renversement d'Assad : si l'Occident soutient désormais ouvertement Sharaa en tant qu'autorité légitime, la normalisation avec Israël, qui a longtemps semblé compromise, pourrait bien approcher du domaine du possible.
Traduit par Spirit of Free Speech
https://thecradle.co/articles/julani-in-a-suit-how-france-turned-a-pariah-into-a-partner