👁🗨 Kevin Gosztola: Les passages du livre de Chelsea Manning censurés par les États-Unis
Mon droit à un procès public équitable a été anéanti du fait de la structure même de mon procès en cour martiale, entre audiences publiques, et celles, secrètes, totalement dissimulées au public.
👁🗨 Les passages du livre de Chelsea Manning censurés par les États-Unis
📰 Par Kevin Gosztola, le 22 octobre 2022
Le gouvernement des États-Unis a censuré certaines parties du nouveau livre de Chelsea Manning dans lequel elle tente de décrire les informations qu'elle a fournies à WikiLeaks en 2010.
Manning dit avoir écrit README.txt parce qu'elle n'avait pas vraiment pu raconter son histoire, et que ce livre était une "première ébauche d'histoire", de son point de vue.
"Bien que j'aie commencé à témoigner lors de mon passage en cour martiale, ma voix s’est en quelque sorte perdue pendant tout ce processus", a déclaré Manning sur "CBS Mornings".
Cependant, le gouvernement américain a utilisé le système d'examen des publications pour l'empêcher de mettre en avant l'un des documents des journaux de bord de la guerre d'Afghanistan, de la guerre d'Irak, ou encore des câbles de l'ambassade américaine qui ont fait la une des journaux.
"À la fin du mois de juillet, WLO [l'organisation WikiLeaks] avait téléchargé sur son site soixante-quinze mille enregistrements de ce qui est devenu les journaux de guerre afghans, et le Guardian, le New York Times et Der Spiegel les ont copubliés", se souvient Manning. " (Les documents sur l'Irak seraient publiés plus tard.) L'opinion publique, qui s'était déjà retournée contre la guerre, a chuté encore davantage avec les faits révélés dans les documents-"
Sur la page, les six bandes noires cachent ce que Manning avait espéré mettre en évidence pour les lecteurs.
Le texte poursuit ainsi: " Les retombées de la publication des SIGACTS [journaux de guerre] afghans ont été instantanées et intenses. Les documents ont prouvé, sans ambiguïté et de manière irréfutable, à quel point la guerre restait désastreuse."
Les détails de ce désastre, détaillés dans les dossiers révélés par Manning, sont biffés des pages.
Manning était détenue et maintenue dans des conditions de détention difficiles à la brigade des marines de Quantico lorsque les journaux de bord de la guerre en Irak ont été publiés. Elle était "trop déconnectée pour le remarquer, trop soucieuse de survivre en préservant mes facultés" pour se rendre compte que ses révélations faisaient encore l'objet d'une "attention médiatique internationale."
"Ce dont je suis maintenant certaine, c'est qu'à la fin du mois d'octobre, un plus grand nombre d'organes de presse - le New York Times, le Guardian, Al Jazeera, Le Monde, le Bureau of Investigative Journalism, l'Iraq Body Count Project et Der Spiegel - se sont associés et ont collaboré avec WikiLeaks pour publier une nouvelle série de révélations: ce que l'on a appelé les journaux de bord de la guerre en Irak, soit plus de 390 000 documents."
Suivent deux à trois paragraphes barrés en noir.
Le gouvernement américain a refusé de permettre à Manning d'écrire sur tout ce qui a trait aux documents, qui ont immortalisé des moments d'une guerre et d'une occupation constituant un crime massif perpétré contre le peuple irakien.
Dans la section consacrée aux câbles des ambassades américaines, Manning décrit comment les fichiers offraient un "aperçu stupéfiant des coulisses et montraient avec quelle franchise nos fonctionnaires parlaient en privé d'autres pays, et la façon dont les États-Unis ont pesé de tout leur poids sur la scène internationale."
"Les journalistes ont immédiatement commencé à utiliser les câbles pour vérifier les faits, pour mieux comprendre les institutions puissantes qu'ils couvraient et découvrir de nouvelles vérités", ajoute Manning.
Pourtant, en ce qui concerne les détails, les lecteurs, qui peuvent facilement accéder aux câbles et aux articles de presse qui les mentionnent, ont été privés de plus amples précisions, car le gouvernement américain a censuré une grande partie de cette page lors de sa relecture.
▪️ Instrumentalisation du système du secret contre Manning
Manning peut-elle vraiment raconter son histoire sans pouvoir parler des détails figurant dans les documents, notamment ceux ayant eu un impact positif sur notre monde ?
Tout cela fait partie de la stratégie de l'armée américaine consistant à utiliser abusivement le principe de classification contre Manning, ce que, selon elle, le major Ashden Fein n'a cessé de faire lorsqu'il était le procureur militaire principal de son passage en cour martiale.
"Fein] a réclamé que la quantité la plus limitée possible d'informations soit rendue publique, et ce, avec d'énormes expurgations. Mon droit à un procès public équitable a été anéanti en raison de la structure même de mon procès en cour martiale", affirme Manning. "En fait, il s'agissait de deux cours martiales : il y avait les audiences que le monde entier a vues, et puis il y avait les audiences classifiées, qui étaient totalement verrouillées."
Non seulement les audiences confidentielles présentaient une "image plus complète de ce qui avait mené à mon verdict", mais selon Manning, "à peu près tout ce qui m'apparaissait globalement favorable n'apparaissait que dans les preuves confidentielles". Vingt-quatre des témoins cités par l'accusation ont fait leur déposition, au moins en partie, dans ces conditions de confidentialité."
J'ai largement couvert le procès de Chelsea Manning, et ce constat est exact. En fait, je ne sais pas si je peux vraiment dire que j'ai couvert l'intégralité du procès de Manning, car je n'étais pas dans la salle d'audience lors des séances confidentielles.
La juge colonel Denise Lind a soutenu que "l'intérêt primordial de protéger les informations de sécurité nationale contre la divulgation l'emporte sur tout risque d'erreur judiciaire".
"En d'autres termes, le facteur même qui m'a permis de décider que la fuite en valait la peine - l'utilisation arbitraire, intéressée et parfois manipulatrice du système de classification - [a été] utilisé comme une arme contre moi", déclare Manning.
Comme le dit Manning, "le gouvernement avait ainsi un contrôle qui frisait le kafkaïen. Par exemple, les câbles que j'avais divulgués, que n'importe qui dans le monde pouvait consulter par une simple recherche sur Google, restaient classifiés."
▪️ Un système de sécurité qui feint d'être aveugle et sourd
Cette absurde confidentialité a été mise en évidence dès décembre 2011 lorsque l'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) a sollicité vingt-trois câbles diplomatiques, et que le département d'État a répondu par onze câbles censurés. Les fonctionnaires ont également refusé de publier douze câbles, et ont ainsi révélé une "feuille de route" concernant les décisions de classification.
"Les informations publiées par le département d'État sont peut-être plus sensibles que les câbles eux-mêmes, révélant ce que le gouvernement pense que le public devrait et ne devrait pas pouvoir voir", ont écrit Anna Estevao et Nathan Freed Wessler pour l'ACLU. "Le gouvernement a expurgé des parties substantielles des onze câbles qu'il nous a communiqués. Mais comme WikiLeaks a déjà publié le texte intégral de chaque câble, nous savons ce qui se cache sous ces rédactions."
Le Secrétariat d'État "a revendiqué l'autorité de dissimuler des informations embarrassantes ou critiques à l'égard du gouvernement, comme celles relatives au programme de prisons noires de la CIA et au traitement des détenus de Guantanamo, tout en publiant des informations qui dépeignent les États-Unis sous un jour favorable. Le gouvernement a également expurgé de nombreux passages contenant des informations accessibles au public depuis longtemps, comme le fait que les procureurs italiens ont allégué qu'un avion militaire américain avait traversé l'espace aérien suisse le jour où la CIA a enlevé le religieux Abu Omar à Milan."
Se référant aux douze câbles que le département d'État a retenus comme la "douzaine douteuse", Estevao et Wessler ont souligné leur contenu.
...Qu'est-ce qu'ils ne veulent pas que le public voie ? Des allégations selon lesquelles un ancien détenu a été blessé lors d'un interrogatoire à Guantánamo, la référence à la tension créée entre les États-Unis et les gouvernements britannique et irlandais en raison du désaccord de ces pays concernant les vols de restitution clandestins du gouvernement américain, un compte rendu du rôle du gouvernement yéménite dans le soutien des frappes aériennes américaines au Yémen, une description des pressions exercées par le gouvernement américain sur l'Allemagne pour l'empêcher de tenir les États-Unis responsables de l'enlèvement, de la torture et de la détention secrète du citoyen allemand Khaled El-Masri. Tous ces câbles décrivent des questions d'intérêt public général, alors quel est l'intérêt de les tenir secrets, et pas les autres ?
Comme Estevao et Wessler l'ont affirmé, l'information ne pourrait pas occasionner plus de "préjudice" à la "sécurité nationale" si elle était divulguée, car l'information était déjà publique. Les "préjudices" avaient déjà été causés lors de la fuite.
Mais le département d'État s'est retranché "derrière un régime de sécurité qui feint d'être aveugle et sourd, soutenant que lorsqu'ils disent que quelque chose est secret, le public n'en sait rien en réalité. Cette logique tordue défie la raison et satisfait le désir du gouvernement de n'être tenu responsable que des informations et des actions qu'il choisit d'admettre."
Ce régime sécuritaire, qui prétend être aveugle et sourd, est celui-là même qui bénéficie d'un système judiciaire américain qui protège son autorité pour censurer d'anciens employés du renseignement et de l'armée américaine comme Chelsea Manning.
Et même si le président Barack Obama a commué la peine de Manning, elle ne sera jamais vraiment libre.
Comme c'est le cas pour tous les lanceurs d'alerte dans le domaine militaire ou de la sécurité nationale poursuivis en vertu de la loi sur l'espionnage, le gouvernement américain peut instiller à jamais la crainte que des agents du FBI débarquent chez elle et la fassent incarcérer si elle ose parler d'"informations classifiées" - des informations que nous sommes tous en droit de lire et de partager.
Ces informations sont celles que Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks, a publiées, et pour lesquelles les autorités américaines engagent des poursuites, dans le cadre d'une attaque sans précédent contre le journalisme.
Cet article est le deuxième d'une série d'articles de The Dissenter sur le nouveau livre de Chelsea Manning. Le premier article peut être lu ici.
https://thedissenter.org/the-parts-of-chelsea-mannings-book-censored-by-the-us-government/