👁🗨 Kit Klarenberg: Made in Britain: Comment Londres sélectionne les dirigeants irakiens
Le rôle du Foreign Office dans l'orientation des politiques gouvernementales restera caché, masqué par une superposition d'entrepreneurs privés & une rhétorique noble sur le progrès et la démocratie.
👁🗨 Made in Britain: Comment Londres sélectionne les dirigeants irakiens
📰 Par Kit Klarenberg, le 15 novembre 2022
Une enquête sur la façon dont le gouvernement britannique a formé de jeunes Irakiens impressionnables pour en faire ses agents politiques.
Tout au long du 20e siècle, les habitants de l'Asie de l'Ouest disaient souvent : "soulevez la barbe d'un mollah et vous y verrez inscrits les mots "Made in England"".
Un tel cynisme est compréhensible, étant donné que la Grande-Bretagne a toujours coopté secrètement des imams et des cheikhs pour servir ses intérêts malveillants dans la région.
Pourtant, des fichiers explosifs divulgués et examinés par The Cradle montrent que cette stratégie clandestine éprouvée n'a pas faibli alors que le rôle traditionnel des enseignants religieux en Asie occidentale est de plus en plus supplanté, ou du moins contesté, par des politiciens ostensiblement élus par un vote démocratique.
Elle a plutôt évolué et s'est affirmée sous des formes plus modernes, tout aussi insidieuses, mais peut-être encore plus efficaces pour s'assurer que l'on peut compter sur les dirigeants ouest-asiatiques à tous les niveaux pour exécuter les ordres de Londres.
▪️ Une initiative pour la jeunesse
Les documents examinés par The Cradle concernent un projet du Foreign Office à Bagdad, baptisé "Youth Political Leadership", qui doit durer au moins un an à partir d'août 2016. Un "cahier des charges" d'accompagnement, qui n'était pas destiné au publique, exposait ses objectifs de manière très détaillée. En bref, Londres cherchait à "identifier les jeunes Irakiens [...] qui rejoindront l'establishment politique" et à les former aux "valeurs, à la représentation et aux compétences politiques."
Cette formation devrait "idéalement" être terminée au printemps 2017, de sorte que les "diplômés reçus" puissent "participer en tant que candidats aux élections locales de 2017 (ou 2018, selon les circonstances)." L'objectif final souhaité est que le parlement et le gouvernement irakiens soient "repeuplés par une classe de jeunes personnalités politiques professionnalisées" sur lesquelles on peut compter pour servir les intérêts de Londres.
"L'afflux de ces jeunes Irakiens", expliquait le communiqué, devait "profiter" à la Grande-Bretagne, notamment en facilitant la stratégie du Conseil national de sécurité pour Bagdad.
▪️ Pas de gouvernement opérationnel
L’élaboration et la gestion du programme de formation ont été confiées à des entrepreneurs privés chargés de mettre au point un "plan complet" pour les Irakiens de 27 ans ou moins "des deux sexes" ayant "une perspective réaliste d'entrer dans la sphère politique", y compris un "programme d'études" spécifique qui inculquerait aux étudiants une "éthique professionnelle" et des "compétences politiques solides", afin qu'ils puissent "influencer" les électeurs de manière optimale.
Les stagiaires devaient faire l'objet d'un "suivi et d'une évaluation" intensifs pendant et après le cours, et les meilleurs d'entre eux étaient sélectionnés pour un "voyage d'étude" à Londres financé par l'État, où ils se voyaient attribuer des "mentors individuels" pour "soutenir leurs ambitions professionnelles".
Par la suite, un "réseau de diplômés" serait exploité en ligne et hors ligne en coopération avec l'ambassade britannique à Bagdad, afin d'assurer un "contact régulier" entre les étudiants et le Foreign Office - et donc le MI6 - "tout au long de leur carrière politique".
Les candidats potentiels seraient rigoureusement examinés avant leur inscription afin de s'assurer qu'ils ont "une vision appropriée de l'Irak" avec une perspective "réaliste" d'intégrer dans la sphère politique à la fin de leurs études, par exemple en étant "choisis comme conseiller parlementaire ou sélectionnés pour se présenter comme membre du conseil provincial".
Ces personnes recevraient alors un enseignement rigoureux du programme approuvé par le ministère des affaires étrangères, afin de leur inculquer "les connaissances techniques, les compétences, les attitudes et les comportements appropriés [c'est nous qui soulignons] chez les candidats".
Une "formation pratique sur la manière de fonctionner en tant que représentant politique", telle que "le travail de campagne (par exemple, la prospection, l'utilisation des réseaux sociaux)" et "les compétences nécessaires pour fonctionner en collaboration en tant que membre du corps législatif", serait également dispensée.
▪️ Adam Smith International
C'est Adam Smith International (ASI) qui a répondu à l'appel de Londres. L'entreprise a clairement saisi l'urgence du projet. Dans des soumissions détaillées au Foreign Office, elle a noté que "les événements récents indiquent clairement qu'il est urgent de remédier à l'incapacité de l'establishment politique irakien à fournir un gouvernement efficace", faisant référence à plusieurs reprises aux manifestations à grande échelle sur la place historique Tahrir de Bagdad, qui ont eu lieu en juillet 2016.
Ces scènes incendiaires s'inscrivaient dans le cadre de plusieurs bouleversements de grande ampleur survenus dans tout l'Irak cette année-là, sous l'impulsion de la colère suscitée par la corruption de haut niveau et l'interminable blocage du gouvernement.
Il s'agissait d'ailleurs de sous-produits de la structure politique byzantine imposée à Bagdad à la suite de l'invasion illégale de l'Irak par les États-Unis en 2003. Les forces d'occupation occidentales ont imposé des quotas ethniques, sectaires et partisans stricts à tous les postes de l'État, garantissant ainsi une division, une inertie et une impasse perpétuelles - essentiellement une incapacité à répondre aux besoins publics fondamentaux.
Dans la vacance du pouvoir qui s'en est suivie, les groupes sectaires se sont imposés comme le principal moyen par lequel les citoyens moyens pouvaient faire pression sur le parlement pour qu'il mette en œuvre des réformes vitales. Cette évolution a sans aucun doute été extrêmement mal accueillie par Londres - après tout, nombre de ces mouvements étaient dirigés par des chiites, ce qui soulève la perspective évidente d'une augmentation considérable de l'influence de l'Iran voisin dans le pays.
Cette préoccupation se reflète dans les soumissions de l'ASI. En déplorant "l'absence d'un gouvernement fonctionnel" et en soulignant la nécessité qui en résulte d'identifier et de former rapidement les futurs dirigeants, l'entreprise a noté que le religieux chiite fanatique Muqtada al-Sadr était une figure de proue du mouvement de protestation de 2016.
"Si des mesures ne sont pas prises pour offrir des boulevards à la prochaine génération d'Irakiens pour entrer dans la législature, les cadres politiques existants continueront à dominer la scène, ce qui entraînera une frustration croissante et une augmentation des troubles sociaux", a averti ASI. "Une assistance pratique et un soutien professionnel continu ont le potentiel d'endiguer la marée montante de frustration parmi la jeunesse irakienne à court terme."
▪️ Ingérence dans les affaires intérieures de l'Irak
Par une ironie perverse, l'ASI a prétendument joué un rôle central dans l'élaboration du système politique irakien inapplicable dès ses débuts, mettant en place la construction précise que le Foreign Office s'est résolu à briser.
Dans les sections des fichiers divulgués décrivant son expérience de travail en Irak, la société a noté que depuis 2004, elle avait, au nom du gouvernement britannique, “[fourni] une assistance au centre des institutions gouvernementales en Irak", y compris “[développé] des parties clés de l'appareil gouvernemental ".
Son équipe sur place aurait même "travaillé en étroite collaboration" avec des représentants des bureaux du premier ministre et du vice-premier ministre, leur permettant ainsi d'acquérir une "compréhension détaillée du fonctionnement du système politique irakien".
"ASI s'appuiera sur les contacts et l'expérience acquis dans le cadre de ce projet pour faciliter les contacts entre les partis politiques", a promis le contractant. Les personnes qu'ASI avait installées et soutenues dans leurs fonctions étaient loin de se douter qu'en aidant leurs amis du Foreign Office à identifier des recrues pour le programme de formation au leadership, elles signaient leur propre arrêt de mort politique.
▪️ Une stratégie régionale
De toute évidence, les individus et les organisations qui servent les intérêts britanniques en Asie de l'Ouest à un moment donné sont hautement remplaçables - et si la structure de gouvernance qu'ils sont chargés de gérer au nom de Londres se révèle peu performante ou difficile à contrôler efficacement, une autre doit venir la remplacer, avec de tout nouveaux représentants afin de créer une fausse impression de "changement".
Pendant tout ce temps, le rôle du Foreign Office dans l'orientation de la composition et des politiques d'un gouvernement, et dans le choix de ses visages publics, restera caché, masqué par une superposition d'entrepreneurs privés, et une rhétorique noble sur le progrès et la démocratie.
Les fichiers divulgués exposés ici représentent un aperçu particulièrement transparent de la manière dont la Grande-Bretagne poursuit ses ambitions impériales à l'heure actuelle - mais ce n'est qu'un exemple. The Cradle a déjà révélé une collusion similaire au Liban, où Londres a secrètement recruté des "agents du changement" parmi les jeunes du pays, leur apprenant à "maximiser leur impact" et à renforcer leur "notoriété et leur crédibilité", afin de les faire entrer au Parlement.
Il va de soi que Bagdad et Beyrouth sont loin d'être seuls à cet égard. Il incombe donc à tous les citoyens d'Asie occidentale de se demander pour qui leurs représentants élus travaillent vraiment, et quels intérêts ils servent au bout du compte.
Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent pas nécessairement celles de The Cradle.