đâđš Krach symbolique
Un pilier de lâordre symbolique tombe & câest un grand fracas. Le mot interdit, ou le mot rĂ©servĂ© â rĂ©servĂ© à «eux», les «autres», vient dâĂȘtre dit en France, Ă propos de la France : illibĂ©ralisme.
đâđš Krach symbolique
Par Frédéric Lordon, le 20 avril 2023
Un pilier de lâordre symbolique tombe et câest un grand fracas. Le mot interdit, ou plutĂŽt le mot rĂ©servĂ© â rĂ©servĂ© à «eux», les «autres», le Hongrois, le Turc, le Russe â vient dâĂȘtre dit en France, Ă propos de la France : illibĂ©ralisme.
CatĂ©gorie inepte, crĂ©Ă©e par des journalistes Ă lâusage des journalistes, «illibĂ©ralisme» sert de boussole intellectuelle Ă tout lâĂ©ditorialisme français depuis des annĂ©es. On voit aisĂ©ment pourquoi : mĂȘme Ă 7/20 comme pour le recrutement dans la police, « illibĂ©ralisme », on arrive Ă comprendre. Nous, LaDĂ©mocratie (1) : bien. Eux : pas bien. On notera la symĂ©trie imparfaite et lâabsence de terme intermĂ©diaire, Ă©quivalent de LaDĂ©mocratie. Câest ce trou que devait remplir le signifiant flottant « illibĂ©ralisme » : on y mettait ce quâon voulait, lâessentiel Ă©tant de produire de la diffĂ©rence â avec « nous ».
Lire aussi Benoßt Bréville, « Un peuple debout, un pouvoir obstiné », Le Monde diplomatique, avril 2023.
« IllibĂ©ralisme » aura Ă©tĂ© une magnifique trouvaille pour le nĂ©olibĂ©ralisme, une espĂšce dâassurance symbolique multirisques, permettant dâapprofondir la brutalisation capitaliste en temps de crise organique, mais adossĂ© Ă Nous-LaDĂ©mocratie-Bien. « IllibĂ©ralisme » Ă©tait le complĂ©ment nĂ©cessaire de la postulation fondamentale du nĂ©olibĂ©ralisme autoritaire : chez nous, câest LaDĂ©mocratie. Il fallait bien des « illibĂ©raux » pour attester que nous Ă©tions «libĂ©raux». Le postulat une fois posĂ©, en tout cas, il sâen suivait logiquement que tout ce qui se passait « chez nous » Ă©tait dĂ©mocratique.
De la résistance des matériaux symboliques
Malheureusement, comme en gĂ©nie civil, il vaut mieux ne pas ignorer les contraintes de la rĂ©sistance des matĂ©riaux symboliques. Avec ses limites dâĂ©lasticitĂ©, et ses points critiques. Si on sâappuie trop, ça flambe, ou bien si on tire trop, ça casse. Il y a nĂ©cessairement quelque part un seuil Ă ne pas dĂ©passer pour Ă©viter que la croyance ne ruine : un nombre dâimages de violence policiĂšres, un nombre dâabus monarchiques grotesques, un nombre de provocations incendiaires, un nombre de censures variĂ©es. Ă lâĂ©vidence, le seuil, qui attendait depuis longtemps, a Ă©tĂ© franchi. Et ça a rompu.
InterrogĂ© sur Quotidien, officine du socialisme de droite, Pierre Rosanvallon contemple, consternĂ©, la façon dont a tournĂ© ce quâil a si longtemps soutenu : « la crise dĂ©mocratique la plus grave que la France ait connue depuis la guerre dâAlgĂ©rie », lĂąche-t-il dâune voix blanche. On voit bien oĂč gisait lâerreur-systĂšme : dans lâimpossibilitĂ© de concevoir une tournure autoritaire du libĂ©ralisme avancĂ©. Il nâen est pas encore Ă dire formellement « illibĂ©ralisme » mais câest Ă©crit : ça finira par sortir.
Enhardi et se sachant couvert par une autoritĂ© indiscutable, Thomas Legrand, qui, lui, a fait les beaux jours du macronisme France Inter, se lance : « Macron sur la pente glissante de lâillibĂ©ralisme ». VoilĂ , câest dit. Ă peine une ridule Ă la surface du dĂ© Ă coudre, ou bien un Ă©vĂ©nement considĂ©rable ?
Peut-ĂȘtre les deux. Car il y a, concentrĂ©s dans le dĂ© Ă coudre, des effets de levier objectivement puissants. Une brochette dâĂ©ditocrates travaille Ă façonner de la croyance pour le pays entier. Certes avec des succĂšs tendanciellement Ă©vanouissants : depuis un moment dĂ©jĂ la population nâĂ©coute plus, regarde ailleurs. Contrairement Ă ce quâils croient, les Ă©ditocrates ne parlent plus tant Ă la population quâils ne se parlent Ă eux-mĂȘmes, ainsi quâaux puissants auxquels ils sâidentifient en imagination. Ces gens sâambiancent. Se croyant au sommet du libre-arbitre, ils nâont de pensĂ©e que grĂ©gaire. Ils sont donc toujours en proie au besoin de se monter le bourrichon entre eux â pour se rassurer Ă penser tous la mĂȘme chose, ils se font collectivement leur atmosphĂšre.
Lire aussi Meriem Laribi, « Quand lâOccident choisit ses contestataires », Le Monde diplomatique, avril 2023.
Ăa nâest pas rien cependant une atmosphĂšre, mĂȘme en dĂ© Ă coudre. On sait ce que serait lâatmosphĂšre sous une prĂ©sidence MĂ©lenchon : un ouragan « vĂ©nĂ©zuĂ©lien » permanent. On sait ce quâelle est â a Ă©tĂ©Â ? â sous Macron : le lac de GenĂšve. Ăa nâest pas rien parce quâĂ faits strictement Ă©quivalents, câest lâatmosphĂšre qui dĂ©cide dâune signification globale ou bien de son exacte contraire.
Par exemple : les services publics sont en ruine, on meurt sur des brancards aux urgences, des profs sont recrutĂ©s en 30 minutes, des fonctionnaires pour faire chauffeur de bus, des mĂ©dicaments Ă©lĂ©mentaires manquent, la premiĂšre ministre prie Ă lâautomne pour que lâhiver ne soit pas trop rude et que le systĂšme Ă©lectrique tienne le coup. AtmosphĂšre « Lac de GenĂšve » : des problĂšmes de gestion, on nâa pas assez rĂ©formĂ©. AtmosphĂšre « Venezuela » : voilĂ oĂč conduit le communisme, Ă la ruine du pays, on vous lâavait bien dit. Un gouvernement MĂ©lenchon nâaurait pas droit au centiĂšme de la colossale foirade macronienne pour ĂȘtre aussitĂŽt dĂ©clarĂ© banqueroutier. Presse bourgeoise, atmosphĂšre bourgeoise. Ce qui sert la bourgeoisie a toutes les indulgences, ce qui la contrarie aucune.
AtmosphĂšres
Question : si lâatmosphĂšre est la consolidation mentale collective du dĂ© Ă coudre, comment un changement de mĂ©tĂ©o peut-il y survenir ? RĂ©ponse : soit parce que câest allĂ© trop loin et que mĂȘme les manches Ă air ont du mal Ă suivre ; soit parce quâune autre autoritĂ© met du clapotis dans les soupiĂšres. Ici : la presse internationale. Pour que lâĂ©ditocratie nationale change de disque, il faut quâon le lui dise. Pas nâimporte quel « on », Ă©videmment. Le « on » de la grande presse du monde libre est adĂ©quat. Au dehors comme ici, la presse nationale bourgeoise ne redevient un peu de la presse quâĂ propos des gouvernements Ă©trangers. Car les « atmosphĂšres », soutenues par tous leurs intĂ©rĂȘts de socialisation Ă©litaires, sont dâabord nationales. Nâayant pas de dĂźners en ville Ă sauver, ni dâinformateurs des coulisses Ă mĂ©nager, les journalistes Ă©trangers peuvent dire ce quâils voient en France. Comme ce quâil y a Ă voir crĂšve les yeux, Macron ramasse.
Nâayant pas de dĂźners en ville Ă sauver, ni dâinformateurs des coulisses Ă mĂ©nager, les journalistes Ă©trangers peuvent dire ce quâils voient en France. Comme ce quâil y a Ă voir crĂšve les yeux, Macron ramasse.
La presse allemande est trĂšs en forme â- et comme on sait, sa valeur de rĂ©fĂ©rence est considĂ©rable auprĂšs dâun Ă©ditorialiste français. Qui sent sa mĂąchoire se dĂ©crocher en lisant « Un prĂ©sident au milieu des ruines »dans le FrankfĂŒrter Allgemeine Zeitung tout en allusions nĂ©roniennes, « Darmanin aussi agressif que Le Pen » dans Die Zeit, hebdomadaire de la bourgeoisie allemande (se croyant) progressiste, mais aussi « La main lourde de la police » et le rĂ©cit des exploits de la BRAV-M Ă la « une » du New York Times. Des choses pareilles, on ne les avait jamais vues en terre barragiste, on ne croyait mĂȘme pas quâil soit possible de les penser. Dites par la petite troupe des mĂ©dias indĂ©pendants, bien sĂ»r elles Ă©taient nulles et non avenues. Mais câest autre chose si le FrankfĂŒrter et le Timestirent au canon sur le lac de GenĂšve.
Subprimes intellectuelles
Seul un Ă©branlement extĂ©rieur pouvait dĂ©stabiliser la croyance soutenue jusquâici par la confirmation mutuelle des imbĂ©ciles. Avec alors, comme dans les marchĂ©s financiers, la possibilitĂ© que le suivisme se repolarise sur la croyance opposĂ©e dĂšs lors que la prĂ©cĂ©dente commence Ă sâeffondrer. Il suffit quâadossĂ© aux autoritĂ©s extĂ©rieures, lâun des ambianceurs repentis lĂąche du bout des lĂšvres « illibĂ©ralisme » pour quâun ou deux autres, surmontant leur grand peur, lui emboĂźtent le pas et puis que, de proche en proche, parcourant le gradient des pleutres, le ralliement soit gĂ©nĂ©ral â brutalitĂ© des rendements croissants de la croyance dans les mondes de lâopinion.
Entre Rosanvallon qui nâose pas encore le dire mais un peu quand mĂȘme, et Legrand qui le lendemain ajoute les bretelles Ă la ceinture â car le titre complet est : «Vu de lâĂ©tranger, Macron sur la pente glissante de lâillibĂ©ralisme», «Vu de lâĂ©tranger», nâest-ce pas, parce que, quant Ă lui, Legrand ne se prononce pas, nâa pas dâavis, se contente de rapporter honnĂȘtement â, entre ces deux courageux transgresseurs, donc, il y a peut-ĂȘtre dĂ©jĂ assez pour que ça commence Ă flamber.
« IllibĂ©ralisme » est donc le lieu dâun possible krach symbolique â un Ă©quivalent des subprimes dans la sphĂšre du commentaire Ă©ditorial : on y croyait (LaDĂ©mocratie, LaPatrieDesDroitsDeLâhomme), on nây croit plus. Ăa vient dâun coup. Comme pour les CDO ou les MBS. De « Triple-A » à « Toxic waste » en un clin dâĆil.
Quand une croyance directrice sâĂ©croule, câest tout le paysage quâelle soutenait qui se trouve brutalement rĂ©ordonnĂ©. LittĂ©ralement parlant, on ne voit plus les choses pareil. Et tout se met Ă faire sens Ă nouveau. En rĂ©alitĂ©, tout Ă©tait dĂ©jĂ lĂ . Mais il manquait lâessentiel : la croyance organisatrice. Celle qui fait tableau dâune multiplicitĂ© dâĂ©lĂ©ments Ă©pars en leur donnant une cohĂ©rence dâensemble. « IllibĂ©ralisme » lĂąchĂ©, tout devient lisible : la conduite autocratique de la rĂ©forme Ă©videmment, mais aussi la « rĂ©publique exemplaire » en fait corruption en bande organisĂ©e, les prĂ©varications idĂ©ologiques de Schiappa (sur le dos de lâassassinat de Samuel Paty, admirable), le SNU (2) comme opĂ©rateur de fascisation grotesque, la rĂ©pression effarante, encouragĂ©e par un pouvoir qui ne gouverne plus quâĂ lâintimidation, les interpellations pour crime de lĂšse-majestĂ©, la police envoyĂ©e contre des banderoles aux fenĂȘtres ou des mots ayant dĂ©plu sur les rĂ©seaux sociaux, des interdictions prĂ©fectorales de rassemblements « casseroles », la Ligue des droits de lâhomme menacĂ©e : câest tout un. Mais il fallait poser « illibĂ©ralisme » pour le voir.
En rĂ©alitĂ©, ça faisait trĂšs longtemps que la France macronienne multipliait des images difficilement distinguables Ă lâaveugle des rĂ©gimes repoussoirs habituels. Mais, aux ambianceurs de la bourgeoisie, il fallait plus que des faits pour renverser une croyance. Il fallait une lecture venue du dehors. Le dehors de quelques intellectuels Ă©branlĂ©s â de leurs propres errements ; le dehors de la presse du monde libre quand elle se met Ă douter que la France sous Macron appartienne encore au monde libre.
Lire aussi Sophie BĂ©roud & Martin Thibault, « Du dialogue social Ă lâĂ©preuve de force », Le Monde diplomatique, avril 2023.
La nouvelle croyance est mĂ»re pour produire tous ses effets de rĂ©ordonnancement: tous les nouveaux Ă©lĂ©ments dâinformation vont venir sây ranger pour y trouver leur liaison et leur lieu. Le SNU dĂ©gĂ©nĂšre en violences sexuelles de chambrĂ©es ; un Ă©diteur françaisest interpellĂ© Ă Londres sous les motifs anti-terroristes les plus loufoques et par signalement de la police française ; un avocat est poursuivi par la prĂ©fecture pour diffamation ; un journaliste du service public somme Laurent Berger de sâexcuser dâavoir seulement pensĂ© « casser la baraque » (le syndicaliste flanelle sâexĂ©cute) ; le gouvernement fabrique une diversion ouvertement raciste Ă base « dâallocs » et « dâArabes » pour se sortir du dĂ©sastre des retraites ; Macron pousse la chansonnette avec une petite chorale fasciste ; le gouvernement adopte pour nouvelle devise « Travail, Ordre, ProgrĂšs » : tout ça devient cohĂ©rent, et tout ce qui viendra aprĂšs nâen finira plus de confirmer, et de nourrir, cette cohĂ©rence. Ainsi fonctionne la croyance : câest un ventre, elle avale tout, et recode tout dans ses coordonnĂ©es.
Le bouclier et le tombeau
Que fait lâĂ©ditorialisme avec ça ? Nâayant aucune pensĂ©e propre, il nâest que suivisme des autoritĂ©s. Si ses autoritĂ©s tournent casaque, il tourne casaque Ă son tour. Or, Ă lâĂ©vidence, elles sont en train. Mais lâĂ©ditorialisme a aussi des actionnaires. Et puis des directeurs. Qui ne laisseront pas dire nâimporte quoi non plus. On voudrait bien savoir comment ça va se passer Ă LibĂ©ration par exemple, publication dirigĂ©e par Denis Olivennes, intellectuel de pacotille par excellence et macronien fanatique, lui-mĂȘme donc traversĂ© par la contradiction du moment entre ses autoritĂ©s qui lâabandonnent et sa fidĂ©litĂ© viscĂ©rale au rĂ©gime. Sâen suivra-t-il que « lâillibĂ©ralisme » nâexistera jamais que « vu de lâĂ©tranger » ?
Câest une position qui va devenir difficile Ă tenir. Car le rĂ©el de lâaction gouvernementale nâest pas prĂšs de cesser dâalimenter la nouvelle vue. Pauvres Ă©ditorialistes, Ă©cartelĂ©s entre le vĆu de prĂ©servation Ă tout prix de lâordre bourgeois et le point dâhonneur intellectuel bourgeois, vigie-des-droits et grande-conscience-des-libertĂ©s. Avec des mots comme « illibĂ©ralisme », comme en bien dâautres circonstances, câest le premier pas qui coĂ»te. Mais le premier franchi appelle irrĂ©sistiblement les autres. Ă quoi lâĂ©ditorialisme bourgeois sera-t-il le plus fidĂšle ? Ă lâordre social qui lui garantit sa position ou aux grandes idĂ©es qui lui garantissent son image de soi ? Il va falloir choisir parce que la contradiction est en train de devenir mordante. Quelle parfaite ironie si lâillibĂ©ralisme, pensĂ© tout exprĂšs pour ĂȘtre le bouclier du rĂ©gime, pouvait en devenir le tombeau.