đâđš La CIA traque-t-elle les soutiens d'Assange ?
Intrusions, surveillances, Ă©coutes chez les soutiens d'Assange: "Je me suis occupĂ© de bien des cas sensibles. J'ai Ă©tĂ© menacĂ©, parfois par la police, mais jamais je nâai vĂ©cu ce degrĂ© d'intimidation".
đâđš La CIA traque-t-elle les soutiens d'Assange ?
Par Jens GlĂŒsing et Jörg Schindler, le 23 fĂ©vrier 2023
Intrusions, surveillances, écoutes : depuis des années, des faits étranges se multiplient dans le milieu des soutiens de Julian Assange, le fondateur de WikiLeaks. On ne sait pas qui est derriÚre tout cela - mais les personnes concernées émettent des suppositions.
"Je me suis occupĂ© de nombreux cas sensibles. J'ai Ă©tĂ© menacĂ©, parfois mĂȘme par la police. Mais jamais je nâai vĂ©cu ce degrĂ© d'intimidation".
L'implant mesure environ quatre centimÚtres sur six, est cerclé de métal doré, et contient une double pile soudée. Il se trouvait sur le circuit imprimé d'un crypto-téléphone - en principe - protégé contre les écoutes, muni d'un couvercle en acier inoxydable portant le numéro de série 0317410-03311.
" C'est fou ce que c'est bien fait ", dit Andy MĂŒller-Maguhn en montrant des photos de l'implant, un Field Programmable Gate Array, [ circuit intĂ©grĂ© programmable aprĂšs la sortie des chaĂźnes de fabrication] sur son ordinateur. Il est Ă©quipĂ© de puces de production amĂ©ricaine et ne peut pas ĂȘtre dĂ©tectĂ© par un appareil de localisation de frĂ©quence normal.
Il l'a dĂ©couvert par hasard dans son appartement en Asie du Sud-Est, cachĂ© dans un tĂ©lĂ©phone fixe avec lequel il a autrefois communiquĂ© Ă plusieurs reprises avec Julian Assange et des journalistes du monde entier. "Ils Ă©taient dans mes locaux privĂ©s - honnĂȘtement, ça ne m'a pas fait trĂšs plaisir".
MĂŒller-Maguhn s'est demandĂ© s'il devait en parler au SPIEGEL, pour lequel il travaille depuis des annĂ©es en tant que pigiste. Edward Snowden, la NSA, la CIA, le BND : le nom de cet homme de 51 ans, ancien porte-parole du Chaos Computer Club, figurait dans de nombreux articles. Il s'y connaĂźt en matiĂšre de surveillance.
Cambriolages et tentatives d'intimidation
Cependant, depuis qu'il semble qu'il soit lui-mĂȘme surveillĂ©, il est devenu prudent. D'autant plus que de nombreux indices laissent penser que les bizarreries de son entourage sont liĂ©es Ă l'un des dĂ©tenus les plus cĂ©lĂšbres du monde : Julian Assange. Le fondateur de WikiLeaks dĂ©pĂ©rit depuis avril 2019 dans une prison londonienne de haute sĂ©curitĂ© et se bat contre son extradition vers les Etats-Unis, oĂč il risque jusqu'Ă 175 ans de prison dans un procĂšs pour espionnage. La procĂ©dure judiciaire Ă©tant trĂšs avancĂ©e, son sort pourrait bientĂŽt ĂȘtre scellĂ©.
C'est Ă©galement une mauvaise nouvelle pour les compagnons de route d'Assange, dont Andy MĂŒller-Maguhn est l'un des plus en vue. Cet Allemand gĂšre les dons Ă WikiLeaks via la fondation Wau Holland, il a rĂ©guliĂšrement rendu visite Ă Assange lorsque celui-ci Ă©tait encore rĂ©fugiĂ© dans l'ambassade Ă©quatorienne Ă Londres. Son nom est citĂ© dans le rapport Mueller sur l'influence prĂ©sumĂ©e de la Russie sur les Ă©lections prĂ©sidentielles amĂ©ricaines de 2016. Cela fait longtemps que MĂŒller-Maguhn ne se rend plus au Royaume-Uni ou aux Ătats-Unis.
L'Allemand n'est pas le seul membre de l'entourage de WikiLeaks Ă vivre des choses Ă©tranges depuis des annĂ©es. Notamment des cambriolages, des tentatives d'intimidation, et mĂȘme des menaces de morts prĂ©sumĂ©es.
TantĂŽt une avocate a perdu son ordinateur portable Ă Londres, tantĂŽt une journaliste qui enquĂȘtait sur le cas d'Assange s'est fait voler des donnĂ©es mĂ©dicales. Le cabinet de l'avocat espagnol d'Assange a Ă©tĂ© cambriolĂ©, bizarrement. En Ăquateur, un dĂ©veloppeur de logiciels suĂ©dois est retenu dans le pays depuis prĂšs de quatre ans pour des raisons fallacieuses. Ailleurs, des soutiens d'Assange, qui prĂ©fĂšrent rester anonymes, ont fait Ă©tat d'incidents similaires et inquiĂ©tants.
Le lien entre eux ne peut pas ĂȘtre Ă©tabli. Jusqu'Ă prĂ©sent, il n'a pas non plus Ă©tĂ© possible d'identifier avec certitude les auteurs dans aucun cas. Il pourrait s'agir de coĂŻncidences. "Mais qui va croire à ça ?", demande l'avocat d'Assange, Aitor MartĂnez, qui est certain qu'il s'agit d'une campagne concertĂ©e des autoritĂ©s amĂ©ricaines, dont WikiLeaks a rĂ©vĂ©lĂ© Ă plusieurs reprises les mĂ©thodes souvent douteuses. "C'est une vendetta contre Julian Assange", dit l'Espagnol. Et ce ne sont pas seulement les compagnons de route et les membres de la famille d'Assange qui sont dans la ligne de mire, mais aussi les avocats et les journalistes qui, selon la loi, devraient ĂȘtre particuliĂšrement protĂ©gĂ©s contre les mesures d'Ă©coute.
Ni MartĂnez, ni MĂŒller-Maguhn, ni d'autres soutiens de Julian Assange ne disposent de preuves formelles pour Ă©tayer leurs accusations. Mais beaucoup d'indices, de dĂ©clarations sous serment, de documents forment un tableau oppressant.
Pour mieux comprendre le contexte, dit MĂŒller-Maguhn, il faut se rappeler Ă quel point les rĂ©vĂ©lations passĂ©es de WikiLeaks ont Ă©tĂ© embarrassantes et humiliantes, surtout pour les Etats-Unis.
En 2010, la plateforme de divulgation publie - en coopération avec des médias comme le New York Times, le Guardian et le SPIEGEL - le "Afghan War Diary" et les "Iraq War Logs". Ce dernier est une collection de 390.000 documents secrets de la guerre d'Irak commencée en 2003, la plus grande fuite de données de l'histoire militaire américaine.
Du gibier potentiel
La situation empire encore pour le gouvernement de Barack Obama lorsque le lanceur d'alerte Edward Snowden rĂ©vĂšle trois ans plus tard toute l'Ă©tendue de l'appareil de surveillance amĂ©ricain Ă l'Ă©chelle mondiale. Snowden agit certes de son propre chef, mais une collaboratrice de WikiLeaks l'aide dans sa fuite, qui le mĂšne Ă Moscou via Hong Kong. Julian Assange devient ainsi dĂ©finitivement l'ennemi public des Ătats-Unis.
L'Australien vit alors Ă l'ambassade Ă©quatorienne de Londres, oĂč il s'est rĂ©fugiĂ© en 2012 pour Ă©chapper Ă une Ă©ventuelle expulsion vers les Ătats-Unis. Le vice-prĂ©sident de l'Ă©poque, Joe Biden, l'avait qualifiĂ© de "terroriste high-tech".
Alors que le gouvernement d'Obama poursuit implacablement les lanceurs d'alerte tels que Chelsea Manning et Edward Snowden, il est confronté à un problÚme dans la gestion de WikiLeaks. Assange a fait enregistrer sa plateforme en tant que média, s'est déclaré rédacteur en chef et a été couvert de prix de journalisme. Aux Etats-Unis aussi, les médias bénéficient d'une protection particuliÚre par la Constitution.
Puis vient l'année 2017, qui occupe une place particuliÚre dans cette histoire. Elle voit arriver en janvier non seulement un nouveau président, Donald Trump, mais aussi une nouvelle révélation de WikiLeaks : "Vault 7". C'est l'un des plus gros coups de l'histoire de la plateforme, des milliers de pages d'informations top secrÚtes sur les outils de surveillance électronique de la CIA, un terrible camouflet pour le directeur de la CIA Mike Pompeo, nommé par Trump.
Et ce dernier n'encaisse pas sans réagir.
Le 13 avril 2017, Pompeo tient un discours devant un think tank de Washington. WikiLeaks, y dĂ©clare-t-il, "agit comme un service secret hostile et communique comme un service secret hostile. L'organisation coopĂšre avec des Etats comme la Russie et devrait donc Ă©galement ĂȘtre classĂ©e comme un service secret ennemi.â
Les propos de Pompeo ne sont pas seulement marquants sur le plan rhétorique, mais également importants sur un plan juridique. En redéfinissant WikiLeaks comme un service secret, il permet à sa CIA d'agir désormais beaucoup plus violemment contre l'organisation. Toute personne trop proche d'Assange est donc un gibier potentiel.
Se rĂ©fĂ©rant Ă de nombreuses sources des services secrets amĂ©ricains, une Ă©quipe d'investigation de "Yahoo News" rapporte plus tard que Pompeo avait fait savoir Ă ses collaborateurs qu'il n'y avait "pas de limites". On aurait discutĂ© de la surveillance totale de WikiLeaks, envisagĂ© d'enlever Assange ou mĂȘme de le tuer. Pompeo rejette ces propos, mais admet Ă©galement que des "passages" de l'article de Yahoo sont "exacts". L'homme de 59 ans, nommĂ© secrĂ©taire d'Ătat sous Trump, est aujourd'hui considĂ©rĂ© comme un candidat possible aux prĂ©sidentielles de 2024.
Ce que personne ne savait encore Ă l'Ă©poque : Julian Assange ne peut dĂ©sormais plus agir depuis son ambassade exilĂ©e Ă Knightsbridge sans ĂȘtre espionnĂ©. L'entreprise de sĂ©curitĂ© espagnole UC Global, responsable de la sĂ©curitĂ© de l'ambassade, espionne apparemment le cĂ©lĂšbre invitĂ© 24 heures sur 24 - soi-disant sur ordre de la CIA. Les accusations, contestĂ©es par l'entreprise, ont Ă©tĂ© formulĂ©es par trois anciens employĂ©s d'UC Global ; elles figurent ainsi Ă©galement dans une plainte contre la CIA dĂ©posĂ©e en aoĂ»t 2022 par quatre journalistes et avocats amĂ©ricains devant un tribunal de New York.
Les personnes qui rendent visite à Assange à l'ambassade se retrouvent donc sans le savoir sous le regard des caméras ; des copies de leurs passeports, des enregistrements de réunions privées tombent entre de mauvaises mains. Parmi les personnes concernées figurent des célébrités comme Yoko Ono, Pamela Anderson, Michael Moore, mais aussi des journalistes comme Glenn Greenwald, l'auteur des révélations sur Snowden, des collaborateurs du SPIEGEL et de nombreux avocats. Liberté de la presse ? Le secret professionnel du client ? C'est manifestement hors concept dans l'Úre Pompeo.
Et l'un de ceux auxquels les surveillants semblent s'intĂ©resser tout particuliĂšrement est l'informaticien allemand Andy MĂŒller-Maguhn. Et pas seulement lorsqu'il rend visite Ă Julian Assange Ă Londres.
Le jeu du chat et de la souris
Au dĂ©but, il doutait encore de ses propres impressions, dit aujourd'hui MĂŒller-Maguhn. Le fait qu'il ait toujours Ă©tĂ© longuement interrogĂ© Ă son arrivĂ©e Ă Londres et que des voitures l'aient parfois suivi lors de ses dĂ©placements depuis l'ambassade, il l'a perçu comme faisant partie d'un jeu du chat et de la souris. Mais ensuite, depuis mi-2017, les incidents se sont multipliĂ©s. Et avec l'implant dans son crypto-tĂ©lĂ©phone asiatique, qu'il a dĂ©couvert en mars 2018, une limite a Ă©tĂ© franchie.
Ce qui s'est passĂ© depuis est Ă "la limite du surrĂ©el", dit MĂŒller-Maguhn. Une fois, en juin 2019, alors qu'il attend sa femme Ă Milan, il repĂšre de l'autre cĂŽtĂ© de la rue un "type nĂ©gligĂ©" qui pointe un tĂ©lĂ©objectif sur lui Ă travers un sac en plastique. "Quand il a vu que je l'ai surpris, il a pris la fuite".
Une fois, Telekom le contacte pour lui proposer un nouveau contrat en raison de la consommation Ă©levĂ©e de donnĂ©es de son crypto-tĂ©lĂ©phone portable. Pourtant, il ne l'utilise quasiment pas. Le volume de donnĂ©es consommĂ© aurait dĂ©passĂ© les huit gigaoctets en un mois. Lorsqu'il fait examiner l'appareil, il dĂ©couvre des connexions avec des adresses IP jamais utilisĂ©es. MĂŒller-Maguhn suppose qu'on lui a implantĂ© un cheval de Troie. Mais il ne peut pas le prouver.
A l'automne 2020, il envoie des documents sous pli scellĂ© et par courrier express Ă un avocat Ă l'Ă©tranger. Au lieu d'arriver du jour au lendemain, le courrier arrive non scellĂ© trois jours plus tard. InterrogĂ©e Ă ce sujet, DHL lui explique seulement "que cet envoi a Ă©tĂ© ouvert sur instruction des douanes allemandes". Peu aprĂšs, il quitte son appartement berlinois pour faire des courses ; Ă son retour, quelque chose est coincĂ© dans la serrure de sa porte, qui ne s'ouvre plus. La police soupçonne une tentative d'effraction. Nous sommes le 3 novembre 2020, le jour de l'Ă©lection prĂ©sidentielle amĂ©ricaine. "DrĂŽle de coĂŻncidence", dit MĂŒller-Maguhn.
Là , c'en est trop pour lui. Vers la fin de l'année, l'ami d'Assange prend un avocat et porte plainte dans l'affaire de l'implant dans son appartement asiatique, de la suspicion de cheval de Troie et de la tentative d'intrusion. Il met les téléphones éventuellement manipulés à la disposition de l'Office régional de police criminelle de Berlin, sans grand espoir d'identifier les auteurs.
Quelle n'est pas sa surprise lorsque le parquet fĂ©dĂ©ral lui annonce qu'il a ouvert une enquĂȘte sur l'espionnage prĂ©sumĂ© des tĂ©lĂ©communications. La paranoĂŻa prĂ©sumĂ©e d'Andy MĂŒller-Maguhn a dĂ©sormais un numĂ©ro de dossier : 3 ARP 692/20-3.
"Pendant toutes ces annĂ©es, il s'agissait de me faire savoir trĂšs clairement : Nous ne te lĂącherons pas". MĂŒller-Maguhn appelle cela une "surveillance par intimidation". Par "nous", il entend les services secrets amĂ©ricains et leurs alliĂ©s. Il a lu une fois que l'une des mĂ©thodes des services secrets britanniques MI6 consistait Ă pousser les individus adverses au "dĂ©sespoir". Lui-mĂȘme n'y est pas encore tout Ă fait parvenu, dit MĂŒller-Maguhn, Ă moitiĂ© amusĂ©. Mais il connaĂźt des gens Ă deux doigts du dĂ©sespoir.
L'un d'entre eux vit contre son grĂ© depuis prĂšs de quatre ans Ă 10 000 kilomĂštres de Berlin, Ă Quito, la capitale de l'Ăquateur.
Ola Bini raconte qu'il voyait souvent ces hommes faire leur jogging dans le parc, habillés comme de simples sportifs, mais aux corps bien musclés et équipés de talkies-walkies. Une voiture de police était souvent garée devant sa porte ; une fois, il a photographié une voiture dont la lunette arriÚre était surmontée d'une antenne dirigée vers son appartement. "Je ne sais pas de quoi mes adversaires sont capables", dit Bini lorsqu'il arrive à vélo un dimanche matin dans un café de Quito pour un entretien. Des gardes du corps l'accompagnent, ils lui auraient été fournis par une organisation de défense des droits de l'homme.
Ola Bini est probablement l'une des personnes les plus surveillĂ©es d'Ăquateur. Trois ou quatre services de sĂ©curitĂ© sont Ă ses trousses, dit le quadragĂ©naire. Pourtant, mĂȘme sans cette surveillance permanente, il n'aurait pratiquement aucune chance de s'Ă©chapper : Il doit se prĂ©senter tous les vendredis au parquet et n'a pas le droit de quitter le pays. "Cette situation me dĂ©truit psychologiquement", dit-il.
La donne a changé
Le cauchemar a commencĂ© ce 11 avril 2019, lorsque Julian Assange a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© Ă Londres. Cet aprĂšs-midi-lĂ , Ola Bini Ă©tait dans un salon d'attente de l'aĂ©roport de Quito, il allait s'envoler pour Tokyo pour suivre une formation en arts martiaux. Des policiers l'ont placĂ© en garde Ă vue.
Le SuĂ©dois est arrivĂ© en Ăquateur en 2013. Il se bat pour un Internet libre, une entreprise informatique multinationale l'avait dĂ©pĂȘchĂ© et qui formait de jeunes Ăquatoriens Ă la sĂ©curitĂ© sur Internet. Il est certes ami avec Assange Ă qui il a rendu visite, selon ses propres dires, "plus de 15 fois" dans l'asile de l'ambassade Ă Londres. La derniĂšre fois qu'il a Ă©tĂ© en contact avec Assange, c'Ă©tait en janvier ou fĂ©vrier 2019. Son travail en Ăquateur n'a toutefois rien Ă voir avec cela, affirme Bini : "Je n'ai jamais travaillĂ© avec Julian Assange, je n'ai jamais Ă©tĂ© membre de WikiLeaks".
Les autoritĂ©s Ă©quatoriennes ne l'ont pas cru. LĂ -bas, la donne a changĂ© en ce qui concerne Assange depuis que le prĂ©sident de gauche Rafael Correa a quittĂ© le pouvoir en mai 2017. Depuis, les spĂ©culations vont bon train sur la raison pour laquelle le gouvernement de LenĂn Moreno qui lui a succĂ©dĂ© voulait absolument se dĂ©barrasser du fondateur de WikiLeaks ; et si les Etats-Unis ont exercĂ© une influence sur cette dĂ©cision, et laquelle.
Bini raconte qu'il a été retenu à l'aéroport pendant huit heures, sans pouvoir informer ni un avocat ni l'ambassade de SuÚde. Il a finalement été placé dans une sorte de centre de détention provisoire. "On m'a mis dans une cellule avec huit ou dix personnes et j'ai dû dormir par terre". En prison, il a enfin pu rencontrer un avocat. "On l'a accusé de déstabiliser le gouvernement, les preuves seraient fournies ultérieurement", raconte son défenseur. Plus tard, ils l'ont accusé d'avoir "ciblé des systÚmes informatiques".
PrĂšs de trois mois plus tard, alors que la justice ne fournit toujours aucune preuve, son avocat a dĂ©posĂ© une demande d'examen de la dĂ©tention auprĂšs de la Cour suprĂȘme. Bini a obtenu gain de cause sur tous les points et est sorti de prison. Mais l'enquĂȘte se poursuit et Bini doit rester dans le pays jusqu'Ă ce que le jugement soit rendu. Son avocat a fait Ă©tat de menaces de mort, ses amis et collĂšgues auraient Ă©galement Ă©tĂ© harcelĂ©s.
Le procÚs a débuté en janvier 2022. "Présentez enfin vos preuves", a demandé le juge agacé au procureur au quatriÚme jour du procÚs. Sans succÚs. Finalement, le procÚs a été ajourné encore et encore - jusqu'à ce que Bini soit acquitté le 31 janvier de cette année, à la surprise générale. Mais une fin heureuse se fait toujours attendre : comme le parquet a immédiatement fait appel, le Suédois se voit toujours refuser l'autorisation de quitter le pays. Le lendemain du jugement, Bini dit que "la surveillance s'est encore accrue", les personnes qui le suivent portant désormais ouvertement une arme.
Entre-temps, les dĂ©lais incessants ont depuis longtemps atteint leur but : Le public s'est peu Ă peu dĂ©sintĂ©ressĂ©, le procureur n'a pas eu Ă faire face Ă des questions gĂȘnantes. Il a refusĂ© une demande d'entretien du SPIEGEL. Il ne sera peut-ĂȘtre jamais possible de dĂ©terminer qui est responsable de cette farce juridique qui a durĂ© quatre ans.
"Mais pour nous, il ne fait aucun doute que Julian Assange, l'organisation WikiLeaks et tous ceux qui entourent Julian sont systĂ©matiquement surveillĂ©s et victimes dâintimidations - qu'il s'agisse de soutiens, de journalistes, d'avocats ou de membres de la famille". Aitor MartĂnez tient ces propos dans une salle de rĂ©union surchauffĂ©e de l'avenue de MenĂ©ndez Pelayo Ă Madrid, dans le cabinet de l'Ă©minent avocat des droits de l'homme Baltasar GarzĂłn.
Une coĂŻncidence Ă peine croyable
MartĂnez, un Espagnol Ă l'allure juvĂ©nile avec un pull vert et une barbe noire, est le reprĂ©sentant lĂ©gal de Julian Assange depuis bientĂŽt dix ans. Quand il raconte, les bouteilles d'eau se transforment en personnages, les crypto-tĂ©lĂ©phones en chambres d'ambassade, les stylos en camĂ©ras. Souvent, il se lĂšve d'un bond, fait le tour de la table de rĂ©union. A la fin, alors qu'il fait dĂ©jĂ nuit dehors, il est pratiquement toujours debout.
Ce n'est pas seulement la situation de plus en plus dĂ©sespĂ©rĂ©e d'Assange qui prĂ©occupe MartĂnez. Cet homme de 41 ans a vĂ©cu personnellement ce que signifie dĂ©fendre un ennemi public des Etats-Unis. Pour lui aussi, la sĂ©rie des bizarreries a apparemment commencĂ© au printemps 2017, lorsque le chef de la CIA, Pompeo, a dĂ©clarĂ© WikiLeaks service secret hostile.
MartĂnez et sa femme se trouvaient Ă l'Ă©poque au Paraguay pour leur travail. Dans une rue d'AsunciĂłn, un inconnu aurait saisi le bras de sa femme et lui aurait criĂ© en anglais : "Surveillez votre tĂ©lĂ©phone portable !" A l'hĂŽtel, 230 captures d'Ă©cran avec des e-mails, des SMS et des photos privĂ©s auraient soudain surgi sur son tĂ©lĂ©phone portable, soi-disant envoyĂ©s par le tĂ©lĂ©phone de MartĂnez, qu'il n'avait mĂȘme pas touchĂ©, selon ses propres dires. "Lorsque nous sommes partis prĂ©cipitamment, un homme avec une oreillette nous a suivis Ă l'aĂ©roport et nous a fait un signe d'adieu amical".
L'année derniÚre, raconte l'avocat, son appartement à Madrid a été cambriolé. Rien n'a été volé.
Mais tout cela est encore surpassé par ce qui a eu lieu dans la nuit du 16 au 17 décembre 2017.
L'Ă©quipe d'avocats d'Assange avait imaginĂ© un plan pour obtenir, avec l'aide de l'Ăquateur, un passeport diplomatique pour le fugitif de l'ambassade de Londres afin de pouvoir l'emmener dans un autre pays sans ĂȘtre inquiĂ©tĂ©. Selon la Convention de Vienne sur les relations consulaires, un diplomate bĂ©nĂ©ficie de l'immunitĂ© lorsqu'il se dĂ©place d'un lieu de mission Ă un autre, explique MartĂnez. Selon la thĂ©orie, les hommes de main postĂ©s devant l'ambassade londonienne d'Assange auraient donc Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă l'inaction.
Le ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres Ă Quito aurait acceptĂ© le projet, "nous avions retenu la Chine, la Serbie, la GrĂšce, Cuba, la Bolivie et le Venezuela comme destinations possibles et jamais la Russie, comme on l'a prĂ©tendu par la suite". Tout Ă©tait prĂȘt Ă la mi-dĂ©cembre, le 25 devait ĂȘtre le jour X. Et puis, en plein milieu de la planification finale de la fuite, des cambrioleurs se sont attaquĂ©s au cabinet de MartĂnez Ă Madrid.
Encore une coĂŻncidence Ă peine croyable.
Il existe une vidĂ©o de l'incident, car les cambrioleurs, par ailleurs professionnels, n'ont pas remarquĂ© la prĂ©sence d'une camĂ©ra de surveillance dans le cabinet. Et l'on voit ainsi comment, ce 17 dĂ©cembre Ă 2h12 du matin, trois individus masquĂ©s, portant des vĂȘtements d'hiver et des lampes de poche, entrent dans le cabinet et s'empressent de fouiller les ordinateurs, les armoires et les tiroirs.
Ils semblent chercher quelque chose - un serveur, suppose MartĂnez - mais ne le trouvent pas. Ils laissent de l'argent liquide rĂ©coltĂ© pour une loterie de NoĂ«l. Au bout de six minutes, ils s'enfuient. Mais juste avant que la porte ne se referme, l'un d'eux revient prĂ©cipitamment, disparaĂźt dans la cuisine du cabinet et s'enfuit finalement avec un jambon. "Un jambon !", s'exclame MartĂnez -, "C'est fou !". Sa voix s'emballe presque. Il ne sait toujours pas qui Ă©taient les affamĂ©s prĂ©sents dans son cabinet.
Tout ce qu'il sait, c'est que "dans ma vie, je me suis occupĂ© de nombreux cas sensibles. J'ai Ă©tĂ© menacĂ©, parfois mĂȘme par la police. Mais jamais je nâai vĂ©cu ce degrĂ© d'intimidation". AprĂšs toutes ces annĂ©es dans la tourmente WikiLeaks, MartĂnez ne doute pas que derriĂšre les cambriolages, les vols et les menaces souvent perpĂ©trĂ©s sans laisser de traces se cachent les services secrets amĂ©ricains et leurs acolytes.
VoilĂ pourquoi l'idĂ©e que Julian Assange puisse effectivement ĂȘtre extradĂ© vers les Etats-Unis est si effrayante. Les autoritĂ©s amĂ©ricaines ont certes toujours assurĂ© que le fondateur de WikiLeaks bĂ©nĂ©ficierait d'un procĂšs Ă©quitable.
"Car", dit MartĂnez, "que valent rĂ©ellement les garanties des Ătats-Unis aprĂšs tout ?"