👁🗨 La cloche de Gaza
Même au cœur de la dévastation, une lueur de résilience refuse de s'éteindre. Cette résilience qui nous tient enracinés dans cette terre, malgré le poids des menaces incessantes sur notre existence.
👁🗨 La cloche de Gaza
Par Malak Hijazi, le 18 avril 2024
GaJ'ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi ma famille avait quitté notre petit village en 1948 pour se réfugier à Gaza.
Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Au cours des six derniers mois, des proches, mais pas ma famille immédiate, ont été contraints de déménager plusieurs fois de maison en maison pour échapper à la violence génocidaire d'Israël.
C'était comme une nouvelle Nakba.
Notre situation semblait reproduire les images en noir et blanc du site web de l'Agence des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA), à cette différence près que nous avons des téléphones mobiles et des ordinateurs portables.
Gaza et notre village sont très proches, mais nous ne pouvons pas y aller, Israël ne le permet pas.
J'ai été élevée comme une réfugiée. J'ai fréquenté une école de l'UNRWA.
J'ai vécu dans un camp de réfugiés. Cela ne m'a pas empêché de faire l'expérience directe de la réalité du déplacement.
Mon grand-père, qui a fui en Égypte en 1967 sans ses enfants, n'est jamais revenu. Les Palestiniens reviennent rarement chez eux une fois qu'ils sont partis.
En effet, après la Nakba de 1947-49, Israël s'est assuré d'empêcher le retour des réfugiés en adoptant une loi confisquant leurs biens et leurs terres. C'est pourquoi mon père a catégoriquement refusé de déménager dans le sud de la bande de Gaza pendant la guerre génocidaire actuelle, bien que l'armée israélienne nous ait bombardés de milliers de messages enregistrés nous enjoignant de déménager.
Nombre de nos voisins ont effectivement migré vers le sud. Pendant cette guerre, j'ai pris l'habitude de distinguer ceux qui avaient quitté leur maison de ceux qui étaient restés, en observant les cordes à linge.
La famille Abu Mahmoud, par exemple, a laissé ses vêtements étendus, alors qu'elle a déménagé.
Je ne sais toujours pas si rester était la bonne décision, car l'armée israélienne nous a punis pour ne pas avoir obéi aux ordres en nous affamant et en poursuivant les destructions.
Voir les histoires Instagram de mes amis, où ils expriment leur nostalgie de la ville de Gaza qu'ils ont quittée pour aller vers le sud, me brise le cœur. La ville dont ils se souviennent n'est pas celle que je vois de ma fenêtre - elle est complètement dévastée, plus que l'ombre d'elle-même.
La ville entière a été anéantie, on a effacé son histoire, et tout espoir de reconstruction s'est évanoui.
La colère et la faim
Les ruines sont omniprésentes, les maisons bombardées et incendiées, et les écoles remplies de personnes déplacées qui n'ont plus de toit. Les rues sont jonchées d'ordures, de chats affamés et de corps en décomposition.
Le marché est presque vide, il n'y a plus grand-chose à acheter ou à vendre. La sécurité est absente, les vols et les litiges concernant l'eau et la nourriture ont lieu tous les jours et peuvent se transformer en affrontements armés.
Les gens sont en colère et affamés, frustrés par la perte de leurs biens et la privation des produits de première nécessité.
Parfois, je passe de longues moments à me souvenir de ce que nous avions, avant la catastrophe. À d'autres moments, je me perds sur le chemin du retour.
Parfois, j'ai l'impression que l'endroit est devenu une ardoise vierge, offrant l'opportunité de façonner un nouvel avenir. Mais souvent, je suis profondément attristé par la perte de la vie d'antan.
Je regarde par une fenêtre qui n'est pas en verre - juste un cadre recouvert d'une pellicule de nylon. C'est une des fenêtres de notre maison en partie détruite.
J'observe notre quartier, où les voitures sont recouvertes de débris, des tas de métal rouillé. Tout près se trouve une maison dont les propriétaires sont morts brûlés à l'intérieur lorsqu'un obus a frappé leur maison.
Elle s'est ensuite effondrée sur leurs corps, puis les chars l'ont balayée, enterrant les corps sous les décombres.
Je regarde encore les débris - vêtements éparpillés, papiers, ustensiles de cuisine, tous ces rêves brisés, grands et petits. Cela fait plus d'un mois que les habitants de cette maison voisine ont été brûlés vifs.
Enfant, je me demandais comment les gens osaient vivre à côté d'un cimetière. Mais aujourd'hui, au coeur des destructions, tout m’est devenu bien trop familier.
Parfois, je me demande pourquoi je m’accroche ici, malgré les incertitude et la pénurie. Mais la ville de Gaza est ma maison.
Pourquoi devrions-nous partir contre notre gré ? Comment peut-on tolérer de voir des gens mourir de faim, ou de leur rendre la vie impossible au point qu'ils se sentent obligés de fuir ?
Les jours s'écoulent, monotones. Je perds la raison, je souhaite parfois qu'un obus mette fin à ma vie, comme tant d'autres. Mais aujourd'hui, j'ai décidé de me soumettre à la cruauté de la vie, en m'accrochant encore à l'existence, mais à peine.
Je ferme les yeux et le monde s'évanouit. Quand je les rouvre, la vie reprend son cours.
Je refuse de différer mon activité d’écriture jusqu'à la fin de la guerre, car je n'en vois pas la fin. Écrire ma vie, c'est affirmer sa réalité.
Une vie au jour le jour
Voici donc comment s'est déroulée ma journée :
Je me suis réveillée à 5h43.
J'ai écouté les nouvelles à la radio parce qu'internet ne passait pas.
J'ai préparé une tasse de thé sans sucre. Le kilo de sucre coûte aujourd'hui 12,50 dollars, et nous devons en user avec parcimonie.
Le thé n'était pas très bon, mais je ne pouvais pas désobéir aux sacro-saintes consignes de mon père.
J'ai lu une partie du roman de Sylvia Plath, La Cloche de détresse.
J'ai attrapé la fin du journal télévisé du matin.
J'ai mangé du pain avec un filet d'huile d'olive et du zaatar [mélange d’épices du Moyen-Orient].
J'ai écouté les nouvelles sur Radio Israël en arabe, mais j'ai éteint avant la fin, ça me donnait la nausée. Je peux entendre les mêmes actualités en anglais, mais mon cerveau ne digère pas le point de vue israélien dans ma langue maternelle.
Je me suis assise près de la fenêtre, écoutant les récits de notre voisine Um Rami sur les différents massacres autour de la farine. Une fois, dit-elle, l'armée israélienne a obligé les camions à écraser les blessés.
Une autre fois, 40 personnes, qui attendaient des convois d'aide, ont été contraintes de marcher vers le sud, abandonnant le nord de Gaza, peut-être pour toujours.
Elle interdit à son fils Rami d'aller attendre cette aide humanitaire, craignant qu'il ne soit tué comme l'ont été son mari Abu Rami et son neveu Ahmad au cours de ce génocide.
Lors d'un récent massacre de la farine, un homme est arrivé dans le quartier avec le cadavre d'un garçon, suscitant des pleurs d'angoisse. C'était notre voisin Ahmad, un jeune homme de 17 ans aux cheveux blonds bouclés et à la peau brune, une physionomie particulière.
Séparé depuis six mois de sa famille, qui avait suivi la directive de l'armée israélienne de se déplacer vers le sud, Ahmad a voulu rester iici avec des parents. Alors qu'il allait chercher un sac de farine, il a été tué aux côtés d'une centaine d'autres personnes qui attendaient de l'aide.
Ahmad n'a pas été enterré par les membres de sa famille, et sa mère n'a pas assisté à ses derniers instants.
J'ai eu l'impression d'être complètement calme et vide, comme dans l'oeil du cyclone.
La cloche de détresse
En retournant à mon livre, j'ai senti le poids de cette cloche qui m'emprisonne depuis le 7 octobre. J'ai eu l'impression de me dissoudre dans l'ombre, de devenir le reflet obscur de quelqu'un que je n'arrive pas à reconnaître, comme si j'étais le négatif de quelqu'un que je n'aurais jamais rencontré.
Inspirée par Plath, qui a dressé la liste de ce qu'elle ne pouvait pas faire, j'ai commencé à dresser la liste des limites auxquelles je me heurte depuis le début de cette épreuve :
Je ne peux pas dormir à cause du fracas des missiles et des avions de combat israéliens, en particulier des drones espions qui m'empêchent de faire ma sieste habituelle vers midi.
Ces bruits ne s'arrêtent jamais et, quand il fait gris, ils se rapprochent de la fenêtre, ce qui me donne envie de l'ouvrir et de crier : “Il n'y a rien à voir, bande de salauds ! Vous gaspillez votre peine et votre carburant pour rien. Qu'y a-t-il de si important à voir dans cette rue ?”
Les enfants cherchent dans les décombres des maisons bombardées du cuivre à vendre, dans l'espoir d'acheter des bonbons dont le prix grimpe en flèche. Ils n'y a plus d'école et ils se font de l'argent de poche, et l'école, elle, n'est pas prête de reprendre.
Une femme crie sur son fils depuis sa fenêtre, le sermonnant. “Reviens ! Je mangerais plutôt du sable que d'imaginer qu'ils t'emmènent loin de moi !”.
Il compte se rendre dans la rue al-Rashid, dans l'espoir d'obtenir un sac de farine, malgré le risque de tomber sur l'armée israélienne et son penchant à tuer les gens qui ont faim.
Dans l'école qui abrite les personnes déplacées, il y a des bagarres quotidiennes pour l'eau. Et si, exceptionnellement, il y en a assez, d’autres bagarres éclatent pour la nourriture et la lessive.
Rien n'est important ici, une jeune fille qui ne fait rien d'autre que de lire des livres essaie de dormir pour passer le temps. Regarder ailleurs.
J'ai envisagé d'écrire que j'avais perdu espoir en la vie, mais je crois que j'ai aussi perdu le sens de la vie. Je suis trop lâche pour envisager de me suicider.
La guerre offre des occasions rêvées de mourir, mais pas de la mort lente que cette guerre me réserve. Je veux une fin rapide, comme un coup sec ...
Je n'ai pas envie de voir le toit s'effondrer sur moi à cause d'un missile d'un avion de combat F-35, comme ce fut le cas pour mes cousins, ou d'être carbonisée par un obus embrasé comme ceux qui ont coûté la vie à nos voisins, juste à côté de chez nous. Je n'ai pas non plus envie qu'une balle tirée arbitrairement d'un quadcoptère me mutile comme le fils de l'ami de ma mère, ou me mette en état de mort cérébrale sans pour autant être réellement morte, comme notre voisine.
Les diverses façons de mourir ne sont pas vraiment attrayantes. Est-ce qui s’il serait possible de m'éteindre paisiblement, entouré de mes proches, sur un lit blanc et propre, en prononçant quelques derniers mots avant que tout ne s'efface ?
Même ce genre de fin paisible est hors de portée.
Le problème du pain
Je n'ai jamais eu autant envie de pain qu'aujourd'hui, du pain fait de farine blanche et non d'orge ou de maïs. Le processus de fabrication du pain avec l'orge et le maïs demande beaucoup de travail.
J'entends ma mère ronchonner alors qu'elle mélange l'eau à de la farine animale, ses paroles probablement empreintes de malédiction et de frustration alors qu'elle s'efforce de pétrir la pâte, déplorant son refus de s'étirer et sa tendance à coller au rouleau à pâtisserie.
C'est alors que mon père intervient, s'enquérant de nos réserves de farine et se demandant si elles dureront jusqu'à la semaine prochaine. Il donne des directives, nous exhortant à faire encore une fois des économies, en limitant chacun d'entre nous à un morceau de pain par jour.
Je ne peux m'empêcher d'éclater de rire en lui faisant remarquer que le goût infect du pain nous découragerait de toute façon d'en consommer davantage.
Il rétorque : “Vous vous rendez compte de ce que coûte la nourriture pour animaux aujourd'hui ? C'est cinq fois plus cher qu'il y a un an”.
Ma mère, qui aime faire les courses, n'aime pas parler d'économies. Avant que mon père ne puisse terminer son laïus sur les prix exorbitants du marché, ma mère, fatiguée par le pétrissage, a déclaré que le mélange ne ressemble en rien à de la vraie farine et qu'il vaut mieux le jeter.
Mon père lui a répondu froidement : “Nous en sommes tous conscients, mais va donc me trouver de la vraie farine.” Il n'y en a pas.
Comme il n'y en a pas, nous nous résignons à consommer le pain sans trop nous plaindre. Se lamenter n’apporte rien.
Il n'y a pas d'alternative.
Je n'ai pas rencontré mes amis depuis longtemps, plus de longues conversations ou d'agréables bavardages. Le réseau est presque totalement coupé et la plupart d'entre nous n'a pas internet.
J'ai la chance de pouvoir me connecter une heure par jour. Chaque fois que je parle à mon amie, elle me dit qu'elle mourra bientôt de dépression si elle ne meurt pas de la guerre.
Comment l'aider alors que je ressens exactement la même chose ?
J'ai lui ai dit que l'armée israélienne nous avait demandé, par le biais de messages vocaux enregistrés, d'évacuer le quartier d'al-Zaytoun et de nous diriger vers le sud, vers al-Mawasi, sur la plage. C'est suspect : je n'habite pas à al-Zaytoun et la route vers al-Mawasi n'est pas du tout sûre.
Elle a répondu que c'est parce qu'ils nous demandaient d'aller tous à al-Mawasi pour nous noyer et nous éliminer.
La Cloche de détresse revisitée
Voilà cinq mois que je n'ai pas mangé de poulet. Il y a un an, j'ai tenté de devenir végétarienne après avoir regardé un documentaire sur les dangers de la viande rouge et de la volaille pour la santé, mais je n'ai tenu que trois jours.
À Gaza, où être végétarien est rare et où les options de nourriture végétarienne sont limitées, l'entreprise semblait presque impossible.
Aujourd'hui, s'abstenir de manger du poulet n'est plus un défi. Quelques jours de guerre ont suffi à épuiser tous les stocks.
Sa saveur n'est plus qu'un lointain souvenir. J'ai même demandé à ma sœur, qui vit en Turquie, quelle était la saveur du shawarma, un plat que j'avais l'habitude de déguster chaque semaine.
Elle m'a dit que le shawarma syrien n'est pas comparable à la version de gazaouie, peut-être pour me donner l'impression que rien ne manque dans un autre monde.
Je réfléchis aux objectifs d'Israël, perplexe au vu des bombardements aveugles.
Un élevage de poulets… Une boulangerie animée avec de longues files d'attente…
Des moutons qui se promènent et et vaquent à leurs activités… Un générateur d'électricité vital…
Des panneaux solaires sur un toit…
Dans la solitude de ma maison en partie détruite, cernée par les vestiges d'une vie désormais brisée par la guerre, je me surprends à réfléchir aux images émouvantes de la “Cloche de détresse” de Sylvia Plath, où le monde paraît vide et immobile, comme dans un mauvais rêve.
En fixant la désolation de ma fenêtre, je ne peux pas m'empêcher de ressentir tout le poids du désespoir.
Mais même au cœur de la dévastation, une lueur de résilience persiste, qui refuse de s'éteindre. Cette même résilience a permis à ma famille de survivre pendant des générations de déplacements et de souffrances, cette même résilience qui nous maintient enracinés dans cette terre, malgré le poids des menaces incessantes sur notre existence.