đâđš La Commission sâoffre-t-elle les faveurs des mĂ©dias ?
Des millions d'euros sont versés chaque année à des projets médiatiques de l'UE, mais servent-ils à promouvoir un journalisme authentique ou à diffuser délibérément des messages politiques ?
đâđš La Commission sâoffre-t-elle les faveurs des mĂ©dias ?
Par Franz Becchi via Thomas Fazi, le 15 juillet 2025
Traduction d'un article de Franz Becchi initialement publié en allemand dans le Berliner Zeitung, basé sur mon récent article du MCC Bruxelles sur le financement des médias par l'UE.
âCe sont les faits qui comptent, et la vĂ©ritĂ©â, a dĂ©clarĂ© Ursula von der Leyen dans son discours au Parlement europĂ©en, au dĂ©but de la semaine derniĂšre, juste avant le vote de dĂ©fiance dont elle a fait l'objet. Elle Ă©tait prĂȘte Ă dĂ©battre, Ă condition que ce soit fondĂ© sur des âfaitsâ et des âargumentsâ.
Comme prĂ©vu, Mme von der Leyen a survĂ©cu Ă ce vote, malgrĂ© de graves allĂ©gations concernant son manque de transparence dans l'achat de vaccins contre le Covid-19 et son style de leadership autoritaire. Selon elle, ces critiques seraient le fait d'un âdiscours extrĂ©misteâ. Pour la plupart des mĂ©dias, la prĂ©sidente de la Commission europĂ©enne en est ressortie victorieuse :
âVon der Leyen se dĂ©fend avec succĂšs contre la motion de censure et les attaques des extrĂ©mistes de droiteâ, a titrĂ© Der Spiegel, tandis que Deutsche Welle (DW) a rapportĂ© un Ă©chec de la droite : âLes extrĂ©mistes de droite Ă©chouent dans leur motion de censure contre von der Leyenâ.
Mais derriĂšre ce bras de fer politique se cache une autre question, largement ignorĂ©e : Ă quel point les mĂ©dias sont-ils indĂ©pendants alors qu'ils bĂ©nĂ©ficient de financements croissants de la part des gouvernements ou d'institutions internationales comme l'UE ? Chaque annĂ©e, l'UE consacre en effet des millions d'euros Ă des projets mĂ©diatiques, non seulement dans ses Ătats membres, mais aussi dans des pays oĂč l'euroscepticisme est trĂšs rĂ©pandu, comme certaines rĂ©gions d'Europe de l'Est. Quel est l'impact de ce soutien financier sur l'indĂ©pendance journalistique et l'objectivitĂ© des reportages ?
L'UE consacre 80 millions d'euros par an au financement des médias
Le journaliste d'investigation indépendant italien Thomas Fazi a abordé cette question dans un article publié début juin. Thomas Fazi est un journaliste, auteur et réalisateur de documentaires basé principalement à Rome. Il s'est fait connaßtre pour ses analyses critiques en politique, en économie et sur les affaires européennes. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont The Battle for Europe (2014) et Reclaiming the State (2017, en collaboration avec William Mitchell). Son dernier ouvrage s'intitule The Covid Consensus (avec Toby Green). Il écrit pour des plateformes telles que UnHerd et Compact.
Ce document, publié par le think tank hongrois de droite conservatrice MCC Brussels, révÚle que l'UE consacre prÚs de 80 millions d'euros par an à des projets médiatiques, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de ses frontiÚres. Les chaßnes publiques et les agences de presse sont particuliÚrement visées, notamment l'agence italienne Ansa, l'agence allemande Deutsche Presse-Agentur (DPA) et Deutsche Welle. Ces derniÚres et autres entreprises de communication reçoivent des fonds de l'UE, mais à quelles fins exactement ?
Les appels Ă projets sont souvent prĂ©sentĂ©s sous des slogans tels que âlutter contre la dĂ©sinformationâ ou âsoutenir un journalisme factuelâ. Pourtant, comme l'explique M. Fazi dans une interview accordĂ©e au Berliner Zeitung, âl'objectif principal est d'influencer le dĂ©bat public et d'imposer l'agenda de l'UEâ. De nombreux projets soutiennent explicitement les discours pro-europĂ©ens, notamment la promotion de l'intĂ©gration europĂ©enne.
Dans des zones gĂ©opolitiques sensibles, comme celle du conflit entre la Russie et l'Ukraine, les mĂ©dias bĂ©nĂ©ficiant de ces financements peuvent ĂȘtre incitĂ©s Ă relayer les positions officielles de l'UE et de l'OTAN, met en garde M. Fazi. Rien que l'annĂ©e derniĂšre, l'UE a allouĂ© environ 10 millions d'euros aux mĂ©dias ukrainiens.
La Commission europĂ©enne est le principal bailleur de fonds de ces initiatives mĂ©diatiques. GrĂące Ă des programmes tels que l'IMREG (Mesures d'information pour la politique de cohĂ©sion de l'UE), elle a investi 40 millions d'euros dans les mĂ©dias depuis 2021, souvent par le biais de chaĂźnes publiques et d'agences de presse. Depuis 2021, un autre programme clĂ©, âPartenariats pour le journalismeâ, a octroyĂ© prĂšs de 50 millions d'euros.
L'Observatoire européen des médias numériques (EDMO), qui soutient les réseaux de lutte contre la désinformation, a reçu au moins 27 millions d'euros ces cinq derniÚres années, principalement pour promouvoir les discours pro-UE.
Depuis 2020, le Parlement europĂ©en, via sa direction gĂ©nĂ©rale de la communication, a allouĂ© prĂšs de 30 millions d'euros Ă diverses campagnes mĂ©diatiques. Ce financement Ă©tait destinĂ©, entre autres, Ă âaccroĂźtre la portĂ©e auprĂšs des publics ciblesâ et Ă âaffirmer la lĂ©gitimitĂ© des campagnes du Parlement europĂ©enâ, notamment Ă l'approche des Ă©lections europĂ©ennes.
Avant les élections de 2024, par exemple, 8 millions d'euros ont été consacrés à l'information des citoyens sur l'importance du scrutin et à la mobilisation des électeurs, ainsi qu'au dialogue avec les nouveaux électeurs.
âLes mĂ©dias indĂ©pendants jouent un rĂŽle crucial dans la dĂ©mocratie europĂ©enne, et le Parlement europĂ©en les soutient par le biais d'initiatives transparentes garantissant la libertĂ© Ă©ditorialeâ,
a déclaré un porte-parole du Parlement à la Berliner Zeitung. Il a également souligné que certains médias ont rapporté des montants erronés en citant les plafonds maximum des accords-cadres, amplifiant ainsi le rÎle financier de l'UE.
âCe qui compte, c'est que les fonds soient allouĂ©sâ, affirme M. Fazi, pour qui ces estimations sont prudentes, car elles ne tiennent compte que des subventions directes aux mĂ©dias. Les agences de comm' qui perçoivent des fonds de l'UE pour ensuite les redistribuer aux mĂ©dias ne sont pas incluses dans ses calculs, une pratique courante, ajoute-t-il.
Combien l'UE verse-t-elle aux médias ?
Reste Ă savoir combien chaque mĂ©dia reçoit. Euronews arrive en tĂȘte de liste avec un soutien total de 230 millions d'euros. En revanche, la ZDF et le Bayerischer Rundfunk (BR) sont loin derriĂšre, avec respectivement 500 000 et 600 000 euros. La chaĂźne franco-allemande Arte a reçu environ 26 millions d'euros. Des montants considĂ©rables ont Ă©galement Ă©tĂ© allouĂ©s Ă la Deutsche Welle (35 millions d'euros) et Ă l'agence de presse dpa (3,2 millions d'euros).
Les agences se sont notamment engagĂ©es dans plusieurs initiatives mĂ©diatiques. En 2024, environ 1,7 million d'euros ont Ă©tĂ© allouĂ©s au programme âActions multimĂ©diasâ pour la crĂ©ation de la European Newsroom (ENR). CoordonnĂ©e par la dpa, cette plateforme rassemble des agences de presse de 24 pays pour produire et diffuser des contenus liĂ©s aux affaires europĂ©ennes. Ces agences, parmi lesquelles l'AFP (France), l'EFE (Espagne), l'Ansa (Italie) et la Belga (Belgique), fournissent et diffusent conjointement des informations offrant une perspective paneuropĂ©enne sur les questions europĂ©ennes.
Ces contenus sont destinĂ©s aux mĂ©dias, aux citoyens et aux institutions, et sont diffusĂ©s via les rĂ©seaux des agences, le European Data News Hub, des newsletters, les rĂ©seaux sociaux et des projets tels que ChatEurope. L'objectif est de favoriser la comprĂ©hension des dĂ©cisions de l'UE et de lutter contre la âdĂ©sinformationâ.
Que cache la European Newsroom ?
Alors que sa mission principale est de fournir un large éventail d'informations mondiales, l'ENR se concentre sur des reportages spécialisés sur l'UE. Le contenu de l'ENR peut s'intégrer au service de base de la dpa, mais il reste axé sur les thÚmes liés à l'UE. Le budget du service de base est essentiellement couvert par les abonnements, tandis que l'ENR est spécifiquement financée pour soutenir le contenu et l'infrastructure liés à l'UE, comme les bureaux partagés à Bruxelles.
âDans le cadre du projet en cours, la dpa organise les services centraux et joue le rĂŽle de plateforme d'Ă©changeâ,
a dĂ©clarĂ© un porte-parole de l'agence de presse allemande Ă la Berliner Zeitung. La European Newsroom ne produit pas de contenu pour le compte de la Commission europĂ©enne et ne coordonne pas ses contenus avec elle, a-t-il ajoutĂ©. Cependant, un rapide coup d'Ćil au site web de l'ENR rĂ©vĂšle l'absence quasi totale de points de vue divergents sur l'UE.
Les interviews de responsables europĂ©ens brossent un tableau largement partial de l'Union. Par exemple, le prĂ©sident du Conseil europĂ©en, AntĂłnio Costa, affirme que l'Albanie pourrait adhĂ©rer Ă l'UE avant 2030. La vice-prĂ©sidente du Parlement europĂ©en, Katarina Barley (PSE), met en garde contre les âalliances d'extrĂȘme droiteâ et la âdĂ©sinformationâ qui pourraient menacer la âdĂ©mocratieâ, sans que des voix critiques ne viennent contester la position de l'UE.
Le financement est liĂ© Ă des projets spĂ©cifiques assortis d'exigences explicites, telles que la promotion de certaines politiques de l'UE comme la politique de cohĂ©sion ou la âdĂ©mystification de l'UEâ. L'initiative Stars4Media, qui a reçu plus de 8 millions d'euros depuis 2019, en est un exemple. L'un de ses projets phares,
âLucidAREuropeâ, vise Ă âcrĂ©er un outil d'engagement civique pour dĂ©mystifier et dĂ©mystifier l'Union europĂ©enne et ses institutionsâ. âCes stipulations sont essentiellement des directives Ă©ditoriales qui portent atteinte Ă l'intĂ©gritĂ© journalistiqueâ, estime M. Fazi.
La Commission européenne conteste toutefois cette interprétation :
âLa nĂ©cessitĂ© de sensibiliser aux atouts de la politique de cohĂ©sion n'est mentionnĂ©e ni dans le texte de l'appel Ă propositions, ni dans la convention de subventionâ,
a dĂ©clarĂ© un fonctionnaire de la Commission. Selon elle, tous les mĂ©dias financĂ©s Ćuvrent en âtoute indĂ©pendance Ă©ditorialeâ, comme en tĂ©moigne notamment une dĂ©claration d'indĂ©pendance.
Cependant, le projet âRenforcer les mĂ©dias indĂ©pendants pour une Ukraine dĂ©mocratique forteâ raconte une autre histoire. Entre 2024 et 2026, l'UE va allouer plus de 3,4 millions d'euros Ă ce projet. La Deutsche Welle Akademie et la chaĂźne publique ukrainienne Suspilne collaborent pour
ârenforcer l'Ă©cosystĂšme mĂ©diatique dĂ©mocratique afin de soutenir l'intĂ©gration de l'Ukraine dans l'UEâ.
Les documents du projet indiquent explicitement que cet objectif est âprioritaireâ pour l'UE.
L'accent sera particuliĂšrement mis sur la sensibilisation des jeunes, notamment en Ukraine.
âNous voulons crĂ©er un espace pour les enfants d'Ukraine, un lieu oĂč ils peuvent trouver des informations fiables et se distraireâ,
a déclaré Olga Avrakhova, productrice à Suspilne, dans un reportage de la DW Akademie.
âLes jeunes sont submergĂ©s par un flot d'informations, qui complique la distinction du vrai du faux. Ils ont besoin d'une plateforme qui leur soit accessible, leur fournisse des informations fiables et mette Ă leur disposition des interlocuteurs de confianceâ,
a ajoutĂ© Mme Avrakhova. Entre autres initiatives, des dessins animĂ©s, prĂ©sentĂ©s comme des âcontes thĂ©rapeutiquesâ, ont pour but d'aider les enfants Ă mieux comprendre leur nouvelle rĂ©alitĂ©.
L'UE a-t-elle perdu toute légitimité ?
Au cours de la derniĂšre dĂ©cennie, la Deutsche Welle Akademie a reçu environ 35 millions d'euros de la Commission europĂ©enne pour mettre en Ćuvre de tels projets. Depuis 2020, plus de 14 millions d'euros ont Ă©tĂ© distribuĂ©s. MalgrĂ© ces sommes substantielles, les programmes de formation aux mĂ©dias de l'acadĂ©mie ne sont pas accessibles gratuitement : une session de formation d'une journĂ©e pour cinq participants coĂ»te environ 790 euros par personne.
âL'UE essaie de pallier sa perte de lĂ©gitimitĂ© et de confiance de la part du public par davantage de propagande et de mesures rĂ©pressivesâ,
affirme M. Fazi. Dans un prĂ©cĂ©dent article, il a mis en Ă©vidence des schĂ©mas similaires dans le financement des ONG par l'UE. InterrogĂ© sur les critiques adressĂ©es au MCC Brussels, liĂ© au Premier ministre hongrois Viktor OrbĂĄn, pour avoir publiĂ© son travail, M. Fazi rĂ©plique : âJe trouve amusant que personne ne critique le contenu de mes articlesâ.
Son nouvel article a Ă©tĂ© repris non seulement par les mĂ©dias alternatifs, mais aussi par les grandes plateformes d'information de pays comme l'Italie et le Danemark, souvent en des termes neutres. DĂ©but juillet, Euractiv a publiĂ© un article d'opinion intitulĂ© âStopper le financement des mĂ©diasâ. L'article soutient que
âles subventions de l'UE Ă la presse [...] ont contribuĂ© Ă corrompre les journalistes dĂ©pendants des politiciens qui contrĂŽlent leur survie Ă©conomique, et Ă biaiser le paysage mĂ©diatiqueâ.
Traduit par Spirit of Free Speech