đâđš La famille, le broyeur & les jardins
âCâest vrai que nombreux sont ceux prĂ©fĂ©rant fuir & chercher un lieu sĂ»r hors de Gaza, mais ce n'est pas le cas de la majoritĂ© ... Il n'est pas simple de recommencer sa vie loin du pays qu'on aimeâ.
đâđš La famille, le broyeur & les jardins
Par Alison Glick, le 24 février 2024
Quatre heures du matin semble ĂȘtre mon heure fatidique, l'heure au-delĂ de laquelle je n'arrive plus Ă dormir. La faible lumiĂšre matinale de l'hiver n'a pas encore rĂ©ussi Ă s'infiltrer Ă travers les stores, et je sais que le lever du soleil est loin d'ĂȘtre proche. Mon rĂ©veil restera silencieux pendant des heures. La chaudiĂšre ne s'est pas encore mise en route pour monter la tempĂ©rature ce matin. Rester enfouie sous les couvertures, ne pas bouger, prĂ©tendre que je vais me rendormir, les raisons ne manquent pas. Mais je sais maintenant que c'est illusoire. Je ne dors plus. Au lieu de cela, j'attrape mon tĂ©lĂ©phone. Le mouvement de mon bras activera l'Ă©cran et projettera juste assez de lumiĂšre pour faire surgir les ombres des recoins de la piĂšce.
Je verrai une photo de ma fille T et de sa cousine Issa, ùgée de quatre ans. Elle a été prise en juillet dans la maison de son oncle à Gaza, alors qu'elle rendait visite à son pÚre pour la premiÚre fois depuis plus de dix ans. Issa est assis sur ses genoux et ils regardent le téléphone qu'elle tient à la main. Elle a les yeux écarquillés, la bouche plissée en un demi-baiser, le menton appuyé sur son épaule droite. Les petites lÚvres d'Issa sont serrées l'une contre l'autre, réprimant à peine un petit rire.
J'ai vu cette photo des centaines de fois, mais je fais glisser mon pouce vers le haut aussi vite que possible pour minimiser le temps pendant lequel je vois les yeux de biche d'Issa. Je tape quatre chiffres - l'adresse de la maison de mon enfance - et l'écran se déverrouille.
Ensuite, je me mettrai en devoir d'accomplir la tĂąche que lâheure matinale m'appelle Ă accomplir. Dans ce qui sâapproche dâune version de la roulette russe, un appel sur WhatsApp m'aidera Ă savoir si le pĂšre de T est toujours en vie Ă Gaza.
Le vendredi 13 octobre, T. m'a appelĂ©e. Lorsque j'ai rĂ©pondu, je n'ai pu entendre que ses sanglots. Respire, habibti, lui ai-je dit. C'est le jour oĂč les IsraĂ©liens ont lancĂ© leur premier ultimatum âAllez au sud ou ailleursâ aux habitants de la ville de Gaza, oĂč vivait son pĂšre. Il venait de l'appeler pour lui donner le mot de passe de son courrier Ă©lectronique afin qu'elle puisse accĂ©der Ă ses documents et informations importants, parce qu'il ne voulait pas partir. Elle a compris ce que cela signifiait. Elle Ă©tait inconsolable. J'ai prĂ©parĂ© quelques affaires et fait deux heures de route pour ĂȘtre prĂšs dâelle. Ensemble, nous avons rĂ©ussi Ă passer un bref appel vidĂ©o WhatsApp avec H. Il s'est enquis de ses Ă©tudes et a fait une blague de papa. Il l'a encouragĂ©e Ă ne pas s'inquiĂ©ter. Puis il a mis fin Ă l'appel comme il le faisait toujours : âPrends soin de ta mĂšre. Je t'aime, babaâ.
Mais un mois plus tard, H a quittĂ© la ville de Gaza, aprĂšs avoir passĂ© plusieurs semaines dans son immeuble de dix Ă©tages, le seul Ă ĂȘtre restĂ©. Il s'est rendu Ă Khan Younis pour sĂ©journer chez des parents. H a envoyĂ© des photos de son pĂ©riple sur la route principale vers le sud. Un ciel de plomb plane sur les dizaines de personnes prises en photo, transportant leurs biens. La lumiĂšre filtrant Ă travers les nuages suffit tout juste Ă projeter des ombres dans les pas des marcheurs. Une femme avance, regardant droit devant elle, tenant la main de deux jeunes enfants, un de chaque cĂŽtĂ© d'elle. Eux aussi portent leurs affaires sur le dos, dans des sacs Ă dos roses et bleus assortis, ornĂ©s de personnages de dessins animĂ©s. Probablement les mĂȘmes que ceux qu'ils ont pris pour aller Ă l'Ă©cole.
H. est restĂ© Ă Khan Younis un peu moins d'un mois. DĂ©but dĂ©cembre, il est parti pour Rafah, la ville la plus au sud de la frontiĂšre Ă©gyptienne. Les chars israĂ©liens s'Ă©taient approchĂ©s suffisamment prĂšs pour qu'il puisse les voir depuis les fenĂȘtres de son refuge. Il Ă©tait temps de partir. ArrivĂ© Ă Rafah, il Ă©crit (emojis dans l'original) :
ââ€ïžâ€ïžâ€ïž Ă Rafah, la situation est quelque peu diffĂ©rente de celle de Khan Younis. Rafah Ă©tait pleine de Gazaouis dans ses maisons et ses rues. L'afflux de population Ă Rafah a dĂ©passĂ© toutes les prĂ©visions raisonnables, d'autant que la structure de Rafah n'est pas adaptĂ©e Ă l'accueil de ce grand nombre de dĂ©placĂ©s. En fait, toutes les Ă©coles et tous Ă©quipements publics sont bondĂ©s au double de leur capacitĂ©. Les zones vides sont Ă©galement remplies de tentes improvisĂ©es en bois et en nylon. Il n'y a pratiquement pas de magasin ou d'entrepĂŽt inutilisĂ© qui n'ait Ă©tĂ© transformĂ© en abri pour les dĂ©placĂ©s. Tous ceux qui ont trouvĂ© un toit s'estiment chanceux. Ils sont mieux lotis que ceux qui restent dans la rue ou sous les arbres. De toute façon, le manque de refuges n'est pas le seul problĂšme Ă Rafah, c'est aussi le manque de tout. L'eau, la nourriture, le bois de chauffage, etc etc, Ă l'infini. Le plus gros problĂšme est que la rĂ©silience n'augmente pas au fur et Ă mesure que la guerre se poursuit, mais a plutĂŽt tendance Ă baisser quand les maladies commencent Ă se propager Ă cause de la faim, du froid, ou pour d'autres raisons. La peur de ce qui s'est passĂ© et se passe dans le nord de Gaza, et de ce qui se passe Ă Khan Younis augmente la confusion du jour, malgrĂ© le calme relatif qui continue Ă rĂ©gner Ă Rafah. La grande question est de savoir quand viendra le tour de Rafah, et quand cessera la souffrance des dĂ©placĂ©s et des habitants. Avec l'espoir que les secours approchent et que la dĂ©tresse prenne fin, je vous souhaite une bonne nuit.â
Les emojis prĂ©fĂ©rĂ©s de H. sont les cĆurs et les roses rouges. Je pense que les roses constituent son ode aux magnifiques jardins qu'il a entretenus au cours des 35 annĂ©es oĂč je l'ai connu. Il parlait avec fiertĂ© des fruits et lĂ©gumes qu'il cultivait : citronniers, amandiers et oliviers, aubergines et courges, et grenades semblant rougir quand je les regardais avec admiration. Et bien qu'il ne se soit jamais vantĂ© de ses fleurs, je voyais bien qu'il les aimait par-dessus tout. Il arrosait les fruits et les lĂ©gumes avec un gros tuyau noir qu'il traĂźnait d'un coin Ă l'autre. Mais les fleurs - glaĂŻeuls, clĂ©matites, hibiscus, roses - il les arrosait toujours Ă la main Ă l'aide d'un vieux pichet qu'il remplissait encore et encore.
La deuxiÚme semaine de décembre, H. écrit :
âđčđčđč Bonjour. Nous sommes entrĂ©s dans la dixiĂšme semaine de guerre. Les jours passent, apportant avec eux leur lot de victimes et de dĂ©gĂąts matĂ©riels, d'une part, et suscitant l'hĂ©roĂŻsme et la fermetĂ©, d'autre part. IsraĂ«l a appelĂ© ses troupes et sa stratĂ©gie dans cette guerre âle broyeurâ, ou âle moulinâ. La vĂ©ritĂ© est que la guerre est vraiment proche de l'action d'un broyeur ou d'un moulin. Bien que les avions pulvĂ©risent les bĂątiments, les bulldozers sont Ă©galement nĂ©cessaires pour dĂ©truire ce qui ne l'est pas encore, et mettre Ă nu tout ce qui se trouve sous les bĂątiments, dans une tentative dĂ©sespĂ©rĂ©e de trouver des tunnels. Des zones entiĂšres de la ville de Gaza ont Ă©tĂ© dĂ©truites au bulldozer. DĂ©pouiller les gens, dans le but de les humilier, est une extension du processus de dĂ©molition de la pierre et de la terre. L'occupation cherche Ă dĂ©raciner toute vie du territoire, y compris les maisons et les cultures, et supprime dĂ©libĂ©rĂ©ment l'histoire en s'attaquant aux monuments historiques et Ă tous les sites archĂ©ologiques.â
Si la vie est dĂ©racinĂ©e de sa terre, oĂč la retrouver Ă Gaza ?
Sous les décombres.
Les gens reviennent, parce qu'on revient toujours vers sa maison dĂ©truite. En se frayant un chemin parmi les amoncellements instables, ils rĂ©cupĂšrent ce que le ciment et les barres d'armature leur abandonnent : une poĂȘle Ă frire, une chaise, des livres d'Ă©cole, la peluche prĂ©fĂ©rĂ©e.
Mais les plus beaux trĂ©sors sont rĂ©cupĂ©rĂ©s par des hommes vĂȘtus de gilets orange, la poussiĂšre de leur ancienne ville incrustĂ©e en permanence dans leur barbe. Ce sont eux qui arrachent les enfants aux tĂ©nĂšbres, telles des sages-femmes accouchant d'une nouvelle vie. Ils passent des heures Ă rassurer ces poches de vie dĂ©couvertes au cĆur des monceaux de mort, encourageant les petits Ă respirer - kudh nefes, habibi - tandis que d'autres, comme des chirurgiens du bĂątiment, utilisent des scies, des perceuses et leurs mains tachĂ©es de sang pour procĂ©der Ă l'extraction. Par les ouvertures les plus Ă©troites, des bĂ©bĂ©s couverts de poussiĂšre et de dĂ©bris sortent, recroquevillĂ©s et grelottants, d'abord lentement, puis dans un dernier Ă©lan vital, sous les acclamations de leur nouvelle famille. Ils sont lavĂ©s avec l'eau d'une bouteille en plastique et emmaillotĂ©s dans une chemise. Le paquet est ensuite placĂ© dans le bras de quelqu'un, et mĂȘme dans la faible lumiĂšre d'un tĂ©lĂ©phone portable, on voit les larmes tracer un sillon le long des joues couvertes de poussiĂšre. Il se balance, cajole et chante pour s'apaiser lui-mĂȘme autant que le miracle qu'il tient dans ses bras.
âMais ce qui force lâadmiration, c'est que le ressenti gĂ©nĂ©ral des Palestiniens est la tĂ©nacitĂ©, la survie et une rĂ©silience Ă toute Ă©preuve. Bien sĂ»r, nombreux sont ceux qui prĂ©fĂšrent fuir et chercher un endroit sĂ»r en dehors de la bande de Gaza, mais pas pour la majoritĂ©, pour de nombreuses raisons. Il n'est pas simple de recommencer sa vie loin de la patrie qu'on aime.
Quoi qu'il en soit, nous allons bien et espĂ©rons que cette guerre prendra bientĂŽt fin. Nous vous souhaitons, ainsi qu'Ă tous, sĂ©curitĂ© et longĂ©vitĂ©.â
Qu'il en soit ainsi.
https://mondoweiss.net/2024/02/of-families-mills-and-gardens/