👁🗨 La guerre de Trump contre l’éducation
La situation est grave mais le pire est à venir. Le système éducatif va droit à l’abattoir où il sera dépecé & privatisé. L'endoctrinement implique l'ignorance, et aussi l'obéissance. Et c'est le but.
👁🗨 La guerre de Trump contre l’éducation
Par Chris Hedges pour ScheerPost, le 11 mars 2025
Les attaques contre les collèges et les universités - l'administration de Donald Trump a averti que quelque 60 collèges pourraient perdre des fonds fédéraux s'ils ne parviennent pas à sécuriser les campus pour les étudiants juifs et a d'ores et déjà retiré un financement de 400 millions de dollars à l'université de Columbia - n'ont rien à voir avec la lutte contre l'antisémitisme. L'antisémitisme est un leurre, une façade pour un programme bien plus vaste et insidieux. L'objectif, qui prévoit notamment de supprimer le ministère de l'Éducation et de mettre fin à tous les programmes de diversité, d'équité et d'inclusion (DEI), est de transformer le système éducatif, de la maternelle à l'université, en une machine d'endoctrinement.
Les régimes totalitaires cherchent à contrôler intégralement les institutions qui transmettent des idées, en particulier les médias et l'éducation. Les récits contestant les mythes qui légitiment le pouvoir absolu (dans notre cas, les faits historiques qui entachent le caractère sacré de la suprématie blanche masculine, du capitalisme et du fondamentalisme chrétien) sont balayés. Il ne peut y avoir de perception commune des réalités. Il ne peut y avoir d'autres perspectives légitimes. L'histoire doit être figée. Elle ne saurait être réinterprétée ou remise en question. Elle se calcifiera en mythe pour soutenir l'idéologie dominante et la hiérarchie politique et sociale en place. Tout autre paradigme de pouvoir et d'interaction sociale est synonyme de trahison.
“L'une des menaces les plus sérieuses auxquelles une hiérarchie de classe peut être confrontée est l'existence d'un excellent système scolaire public accessible à tous”,
écrit Jason Stanley dans “Effacer l'histoire : comment les fascistes réécrivent le passé pour contrôler l'avenir” :
“La doctrine politique la plus sensible à cette menace, et qui allie hostilité envers l'éducation publique et soutien à la hiérarchie des classes, est une certaine forme de libertarianisme de droite, une idéologie qui considère le libre marché comme la source première de liberté des hommes. Ce type de libertariens s'oppose à la réglementation gouvernementale et à pratiquement toutes les formes de services publics, notamment l'éducation. L'objectif politique de cette version de l'idéologie libertarienne est de démanteler les services publics. Le démantèlement de l'éducation est soutenu par les oligarques et les élites du monde des affaires, qui y voient une menace pour leur pouvoir et pour leur richesse. Les écoles publiques sont le bien public démocratique fondamental. Il est donc parfaitement logique que ceux qui s'opposent à la démocratie, y compris les mouvements fascistes et d'inspiration fasciste, unissent leurs forces à celles des libertariens de droite pour saper l'institution de l'éducation publique”.
J'ai enseigné “Une histoire populaire des États-Unis” de Howard Zinn dans la salle de classe d'une prison du New Jersey. Le livre de Zinn est l'une des principales cibles de l'extrême droite. Trump a dénoncé Zinn en 2020 lors de la Conférence de la Maison Blanche sur l'histoire américaine, en déclarant :
“Nos enfants étudient des tracts de propagande, comme ceux de Howard Zinn, qui tentent de leur faire honte de leur propre histoire”.
Zinn démolit les récits mensongers glorifiant la conquête des Amériques. Il permet aux lecteurs de voir les États-Unis du point de vue des Amérindiens, des immigrants, des esclaves, des femmes, des dirigeants syndicaux, des socialistes persécutés, des anarchistes et des communistes, des abolitionnistes, des militants anti-guerre, des leaders des droits civiques et des pauvres. Il reprend les témoignages de Sojourner Truth, Chief Joseph, Henry David Thoreau, Frederick Douglass, W.E.B. Du Bois, Randolph Bourne, Malcolm X et Martin Luther King Jr. Pendant mes cours, j'entendais les étudiants marmonner “Merde” ou “On nous a menti”.
Zinn explique clairement que les forces militantes organisées ont ouvert un espace démocratique dans la société américaine. Aucun de ces droits démocratiques - abolition de l'esclavage, droit de grève, égalité des femmes, sécurité sociale, journée de travail de huit heures, droits civils - ne nous a été accordé par une classe dirigeante bienveillante. Il a fallu se battre et se sacrifier. En bref, Zinn explique comment fonctionne la démocratie.
Dans ma salle de classe exiguë, le livre de Zinn était une référence. Parce que mes élèves comprenaient intimement comment le privilège blanc, le racisme, le capitalisme, la pauvreté, la police, les tribunaux et les mensonges colportés par les puissants ont perverti leurs communautés et leurs vies. Zinn leur a permis d'entendre, pour la première fois, la voix de leurs ancêtres. Il a écrit l'histoire, pas le mythe. Il a non seulement éduqué mes élèves, mais il leur a transmis des moyens d'agir. J'ai de tout temps admiré Zinn. Après ce cours, je l'ai encensé moi aussi.
Zinn, lorsqu'il enseignait au Spelman College, une université historiquement réservée aux femmes noires à Atlanta, s'est impliqué dans le mouvement des droits civiques. Il a fait partie du Student Nonviolent Coordinating Committee. Il a défilé avec ses étudiants pour revendiquer les droits civiques. Le président de Spelman n'a pas apprécié.
“J'ai été licencié pour insubordination”, se souvient Zinn. “En l'occurrence, c'était vrai”.
L'éducation est supposée être subversive. Elle permet aux étudiants de poser librement des questions sur les idées et les hypothèses dominantes. Elle remet en question les dogmes et les idéologies. Comme l'écrit Zinn, elle peut “contrecarrer la manipulation qui légitime l'autorité du gouvernement”. Elle fait entendre la voix des marginalisés et des opprimés, afin de respecter la pluralité des perspectives et des expériences. Lorsque l'éducation est efficace, elle suscite l'empathie et une meilleure compréhension, ainsi qu'un désir de réparer les torts historiques et d'améliorer la société. Elle favorise l'intérêt général.
L'éducation n'est pas seulement une question de connaissances, mais aussi d'inspiration. Elle se nourrit de passion. Elle repose sur la conviction que ce que nous faisons dans la vie compte. Comme James Baldwin l'écrit dans son essai “The Creative Process”, elle permet d'aller “au cœur de chaque réponse pour révéler la question enfouie derrière la réponse”.
Les attaques des conservateurs contre des programmes tels que la théorie du racisme systémique ou l'équité, la diversité et l'inclusion (EDI), comme le souligne Stanley dans son livre,
“déforment intentionnellement ces concepts pour faire croire que ceux dont les perspectives sont enfin prises en compte, comme les Noirs américains par exemple, bénéficient d'un privilège ou d'un avantage indu. Ainsi, les Noirs américains qui ont accédé à des postes de pouvoir et d'influence sont pris pour cible et présentés comme indignes et non méritants. L'objectif ultime est de justifier la prise de contrôle des institutions, les transformant en armes dans la guerre contre l'idée même de démocratie multiraciale”.
L'intégrité et la qualité de l'enseignement supérieur public en Amérique sont attaquées depuis des décennies, comme le documente Ellen Schrecker dans son livre “The Lost Promise: American Universities in the 1960s”.
Ellen Schrecker souligne que les manifestations sur les campus universitaires dans les années 1960 furent l'occasion pour “les ennemis de l'université libérale” d'attaquer ses “fondements idéologiques et financiers”.
Les frais de scolarité, autrefois peu élevés, voire gratuits, sont montés en flèche, entraînant avec eux une dette étudiante colossale. Les législateurs des États et le gouvernement fédéral ont réduit le financement des universités publiques, les obligeant à rechercher le soutien d'entreprises et à rétrograder la plupart des enseignants au statut d'auxiliaires mal payés, souvent privés d'avantages sociaux et de sécurité de l'emploi. Près de 75 % de l'enseignement dans les collèges et les universités est assuré par des auxiliaires, des chargés de cours à temps partiel et des enseignants à temps plein sans titularisation, sans aucune chance d'obtenir un poste permanent, selon la Fédération américaine des enseignants.
Les établissements publics, qui accueillent 80 % des étudiants du pays, souffrent d'un déficit de fonds et de ressources de base chronique. L'enseignement supérieur s'est mué, même dans les grandes universités de recherche, en formation professionnelle, désormais moins un vecteur d'apprentissage qu'un outil de mobilité économique. Cette offensive voit les écoles élitistes, où les frais de scolarité peuvent dépasser 80 000 dollars par an, se tourner vers les riches et les privilégiés, excluant les pauvres et la classe ouvrière.
“La fonction principale des universités actuelles constitue la réplique d'un statu quo de plus en plus inéquitable. À moins d'une pression extérieure en faveur d'une éducation supérieure universelle et gratuite, on voit mal comment elles pourraient être restructurées pour servir un objectif plus démocratique”, écrit Schrecker.
Les sociétés totalitaires n'enseignent pas aux étudiants comment penser, mais ce qu'il faut penser. Elles produisent à la chaîne des étudiants historiquement et politiquement ignorants, aveuglés par une amnésie historique imposée. Elles cherchent à produire des sujets et des apologistes conformes, et non des critiques et des rebelles. Voilà pourquoi les universités humanistes n'existent pas dans les États totalitaires.
PEN America a répertorié près de 16 000 interdictions d'ouvrages dans les écoles publiques du pays depuis 2021, soit un nombre “jamais égalé depuis l'ère McCarthy de la chasse aux sorcières des années 1950”, écrit l'organisation. Parmi ces ouvrages figurent des titres tels que The Bluest Eye de Toni Morrison, The Color Purple d'Alice Walker et Maus, le roman graphique sur l'Holocauste d'Art Spiegelman.
La plus importante activité des hommes, comme nous le rappellent Socrate et Platon, n'est pas l'action, mais la contemplation, faisant écho à la sagesse consacrée par la philosophie orientale. Nous ne pouvons pas changer le monde sans le comprendre. En assimilant et en critiquant les philosophes et les réalités du passé, nous devenons des penseurs indépendants du présent. Nous avons la capacité d'exprimer nos propres valeurs et croyances, souvent en opposition avec ce que ces philosophes anciens préconisaient. La capacité de penser, de poser les bonnes questions, constitue toutefois une menace pour les régimes totalitaires qui cherchent à inculquer une obéissance aveugle à l'autorité.
Les civilisations sans conscience sont des terres en friche du totalitarisme. Elles sont la réplique et l'écho d'idées mortes, comme le montre l'œuvre de José Clemente Orozco, “L'épopée de la civilisation américaine”, où des squelettes en toge universitaire enfantent des squelettes de bébés.
“Avant de prendre le pouvoir et d'établir un monde conforme à leurs doctrines, les courants totalitaires façonnent un monde mensonger et cohérent qui répond mieux aux besoins de l'esprit humain que la réalité elle-même. Un monde dans lequel, grâce au pouvoir de l'imagination, les masses déracinées peuvent se sentir chez elles et sont préservées des chocs incessants que la vie et les expériences réelles infligent aux êtres humains et leurs attentes” écrit Hannah Arendt dans “Les origines du totalitarisme”. “L'efficacité de la propagande totalitaire — avant que les idéologies puissent ériger des barrières pour empêcher quiconque de troubler, par la moindre réalité, la tranquillité sinistre d'un monde entièrement imaginaire — réside dans sa capacité à isoler les masses du monde réel”.
Malgré la gravité de la situation, le pire est encore à venir. Le système éducatif national va droit vers l'abattoir, où il sera dépecé et privatisé. Les entreprises qui profitent du système des établissements à financement privé (charter schools) et des universités en ligne, dont la principale préoccupation n'est certainement pas l'éducation, remplacent les vrais enseignants par des instructeurs non syndiqués et mal formés. Les étudiants, à défaut d'être formés, apprennent par cœur et se nourrissent des tropes familiers des manuels éducatifs autoritaires, des odes à la suprématie blanche, à la pureté nationale, au patriarcat et du devoir de la nation d'imposer ses “vertus” par la force. Cet endoctrinement de masse va non seulement entretenir l'ignorance, mais aussi l'obéissance. Et c'est bien là le but.
* Chris Hedges est un journaliste lauréat du prix Pulitzer ancien correspondant à l'étranger pendant quinze ans pour The New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et de chef du bureau des Balkans pour le journal. Il a auparavant travaillé à l'étranger pour The Dallas Morning News, The Christian Science Monitor et NPR. Il est l'animateur de l'émission The Chris Hedges Report.
Il a fait partie de l'équipe qui a remporté le prix Pulitzer 2002 du reportage sur le terrorisme mondial par le New York Times, et il a reçu le prix mondial du journalisme des droits de l'homme d'Amnesty International en 2002. M. Hedges, titulaire d'une maîtrise en théologie de la Harvard Divinity School, est l'auteur des best-sellers ‘American Fascists : The Christian Right and the War on America’, ‘Empire of Illusion : The End of Literacy and the Triumph of Spectacle’ et a été finaliste du National Book Critics Circle pour son livre ‘War Is a Force That Gives Us Meaning’. Il tient une chronique en ligne sur le site ScheerPost. Il a enseigné à l'université Columbia, à l'université de New York, de Princeton et de Toronto.
https://scheerpost.com/2025/03/11/chris-hedges-trumps-war-on-education/