👁🗨 Matt Taibbi : La guerre des élites contre la libre pensée
La censure rendue inutile grâce à de nouvelles communautés d'humains sans mémoire, à la perception monochrome est une crise des droits humains. Et j'espère qu'il n'est pas trop tard pour y remédier.
👁🗨 La guerre des élites contre la libre pensée
Mon discours lors d'un événement sur la liberté d'expression à Londres, avec Russell Brand et Michael Shellenberger
Par Matt Taibbi, le 23 juin 2023
Une chose amusante s'est produite hier soir, lors d'un événement remarquable organisé à Londres pour célébrer la liberté d'expression avec Russell Brand et Michael Shellenberger. Avant les débats, Michael a suggéré que nous fassions des remarques prédéfinies. J'ai écrit un discours, que j'ai peaufiné la nuit dans l'avion, puis toute la journée après l'atterrissage. Lors de l'événement, Michael s'est présenté devant une foule nombreuse et a prononcé un discours enthousiaste de manière improvisée. J'ai donc laissé mon texte sous une chaise.
Bien que j'aie fini par marmonner quelques mots de mémoire, voici l'intégralité du discours, tel qu'il a été écrit :
Il est réconfortant de voir autant de visages ici à Londres, pour parler de la crise de la liberté d'expression dans le monde, ou pour protester contre la censure, ou pour toute autre raison. Avant de commencer, je pense qu'il est important de faire une distinction. Contrairement à Russell et au reste de nos hôtes, Michael et moi, ainsi que quelques-uns d'entre nous dans la foule, sommes américains. Pour nous, la croyance en une liberté d'expression sans entrave est un élément essentiel de notre identité. C'est l'une des raisons pour lesquelles les Américains jouissent de la merveilleuse réputation qui est la leur dans le monde entier, en particulier ici en Europe, où (je suis désolé de vous le dire) nous vous entendons chuchoter à l'hôtesse du restaurant que vous aimeriez être assis à la table la plus éloignée possible de la nôtre.
C'était pour rire, mais d'une certaine manière, c'est à cela que se résume le Premier Amendement de la Constitution américaine : le droit d'être un trou du cul. Nous avons une façon plus élégante de le dire - le droit d'adresser des pétitions pour obtenir réparation - mais c'est la même idée de base.
N'est-ce pas là une belle expression, un droit de recours ? C'est un langage magnifique et mémorable. Comme beaucoup d'Américains, je connais le Premier Amendement par cœur. Je me le suis récité suffisamment pour savoir qu'il ne dit pas que le gouvernement me donne le droit de parler, de participer à des rassemblements et d'avoir une presse libre. Il stipule que ces droits sont déjà acquis. Et ce, en tant que personne, en tant que citoyen.
Voilà une idée très américaine, selon laquelle que les droits ne nous sont pas conférés, mais qu'ils font inhérents à notre être, au même titre que le foie, et qu'on ne peut nous en priver sans détruire notre identité. C'est pourquoi, dans d'autres contextes, vous entendrez certains d'entre nous dire des choses telles que : "Je ne vous donnerai ce flingue que lorsque la mort m'aura glacé le sang !".
Certains lèvent les yeux au ciel et pensent que c'est de la folie, mais nous savons tous que ce type est sincère, mais pour beaucoup d'entre nous, c'est logique. Nous sommes très attachés à nos droits, en particulier aux Premiers d'entre eux : la liberté d'expression, de réunion, de religion, la liberté de la presse.
Mais nous ne sommes pas ici ce soir pour débattre des vertus du droit américain en matière d'expression comparé à la tradition européenne. Michael et moi sommes plutôt ici pour vous raconter une histoire terrifiante qui concerne les citoyens du monde entier. L'année dernière, Michael et moi avons eu l'occasion unique d'examiner la documentation interne de Twitter.
J'ai abordé cette histoire en trimbalant une vision démodée, légaliste et américaine des droits, dans l'espoir de répondre à une ou deux questions. Le FBI, par exemple, avait-il déjà dit à Twitter ce que la société devait faire lors d'un épisode clé de l'histoire de la liberté d'expression ? Dans l'affirmative, il s'agirait d'une violation du Premier Amendement. Donc, du lourd !
Mais après avoir examiné des milliers d'e-mails et de sessions de chat sur Slack [« Messenger » professionnel, réseau social d’entreprise déjà adopté par des millions d’utilisateurs dont de nombreuses équipes de développeurs.], j'ai d'abord commencé à avoir mal à la tête, puis à me sentir perplexe. J'ai réalisé que les protections de la vieille école des Lumières que j'ai adorées en grandissant étaient conçues pour contrer l'autoritarisme tel que les gens le concevaient il y a des centaines d'années, à l'époque des tricornes et des rues jonchées de crottin de cheval.
Ce que Michael et moi observions était quelque chose de nouveau, une approche du contrôle politique à l'ère d'internet qui utilise la puissance numérique brute pour modifier la réalité elle-même. Nous avons certainement vu de nombreux exemples de censure et de déformation, ainsi que le concours des gouvernements à cette fin. Cependant, il est clair que l'idée qui sous-tend le vaste système de surveillance numérique, combiné à des milliers, voire des millions de gratifications et de punitions subtiles intégrées à l'expérience en ligne, est de conditionner les gens à s'autocensurer.
En réalité, après avoir passé suffisamment de temps en ligne, les utilisateurs finissent par renoncer aux connaissances et au vocabulaire dont ils auraient besoin pour nourrir des pensées politiquement dangereuses. Ce que Michael appelle le complexe industriel de la censure n'est en fait que l'institutionnalisation de l'orthodoxie, un vaste effort organisé pour réduire nos horizons intellectuels.
Il est opportun que nous soyons ici à Londres pour aborder ce sujet, car c'est le territoire de George Orwell, qui a prédit une grande partie de ce que nous avons vu dans les "Twitter Files" avec une précision déprimante.
En voici un flagrant échantillon.
L'un des grands thèmes de 1984 repose sur la réduction de toute chose à de simples valeurs binaires. Il décrit un monde où "toutes les ambiguïtés et nuances ont été gommées", où il n'est pas vraiment nécessaire d'avoir des mots pour désigner à la fois le "chaud" et le "froid", puisque, comme il le dit lui-même, "chaque terme de la langue - peut se voir appliquer la négation par l'ajout de l'affixe un-".
Ne nous embarrassons donc pas du terme "froid", contentons-nous du terme "non-chaud".
Il existe depuis longtemps, aux États-Unis et ailleurs, un mouvement politique visant à réduire toutes les questions politiques à de simples catégories binaires. Comme Russell le sait, la pensée politique actuelle n'aime pas l'idée qu'il puisse y avoir un néolibéralisme de gauche ici, et un trumpisme de droite là, et puis aussi toutes sortes de gens qui ne sont ni l'un ni l'autre - entre les deux, à la périphérie, peu importe.
Ils préféreraient voir les choses sous l'angle suivant : "Nous avons ici des gens consciencieux qui croient à la science, à l'équité, à la démocratie et aux bébés chiens, et tous les autres sont des gens de droite." C'est ainsi que des gens qualifient Russell Brand d'homme de droite.
Mais cela va plus loin. Michael et moi avons découvert une correspondance sur Twitter à propos d'un projet appelé "Virality Project", un programme de partage d'informations multiplateforme dirigé par l'université de Stanford, dans le cadre duquel des entreprises telles que Google, Twitter et Facebook partageaient des informations sur le covid-19.
Ces entreprises ont comparé leurs pratiques en matière de censure ou de désamorçage de certains contenus. La mission apparente est logique, du moins au premier regard : il s'agit de lutter contre la "désinformation" au sujet de la pandémie, et d'encourager les gens à se faire vacciner. En lisant les communications à destination et en provenance de Stanford, nous avons découvert des passages choquants.
L'un d'entre eux suggère à Twitter de traiter la "désinformation ordinaire sur votre plateforme [...] les histoires d'effets secondaires réels des vaccins [...] les messages véridiques qui pourraient alimenter l'hésitation", ainsi que les "blagues inquiétantes" ou les messages sur des sujets tels que "l'immunité naturelle" ou "les personnes vaccinées qui contractent de toute façon le virus covid-19".
C'est tout droit sorti d'Orwell. Au lieu de laisser place à des "controverses" et à des "nuances" sur le covid-19, ils ont tout réduit à un schéma binaire : vax, et anti-vax.
Les ambiguïtés ont été éliminées en se plaçant dans l'esprit des utilisateurs. Dans le cadre du projet Virality, si une personne raconte l'histoire vraie d'une personne ayant contracté une myocardite après avoir été vaccinée, même si cette personne ne fait que raconter une histoire - même si elle ne dit pas "l’ infection a provoqué une myocardite" - le projet Virality a simplement vu un message susceptible de "susciter le doute".
Ce contenu, même authentique, a été classé dans la catégorie politique "anti-vax", et donc dans la catégorie "désinformation".
Une personne se disant opposée au passeport vaccinal peut exprimer par ailleurs son soutien au vaccin, mais le Virality Project estime que les "préoccupations" concernant le passeport vaccinal alimentent "un discours anti-vax plus général", de sorte qu'une personne pro-vaccin peut être anti-vax. Ils ont également écrit que ces "préoccupations" inspiraient des discussions plus générales "sur la perte de droits et de libertés", ce qui est également problématique.
D'autres agences ont parlé de messages diffusant les résultats de recherches effectuées au titre de la liberté d'information sur des "sources de santé faisant autorité" telles que le Dr Anthony Fauci, ou utilisant des jeux de mots tels que "Fauxi". Le vice-président a désapprouvé ces pratiques.
"Ce processus permanent qui consiste à semer le doute et l'incertitude parmi les voix autorisées", écrit Graphika dans un rapport envoyé à Twitter, "mène à une société qui trouve qu'il est trop complexe d'identifier ce qui est vrai et ce qui est faux".
Il en va de même pour quelqu'un qui partagerait de vraies recherches sur l'efficacité de l'immunité naturelle, ou qui suggérerait que le virus provient d'un laboratoire. Tout cela est peut-être factuel, mais c'est politiquement gênant, ce que les experts appellent de la "malinformation". En fin de compte, de toutes ces croyances possibles, ils ont dégagé un schéma binaire de 1984 : le bien et le mal.
Cet ensemble de croyances a également été appliqué aux personnes.
C'était une nouveauté. Le droit au discours de l'ancienne école punissait le discours, pas l'orateur. En tant que journaliste, j'ai appris que si je me rends coupable de diffamation, si j'écris quelque chose de diffamatoire qui porte préjudice à quelqu'un, je dois me rétracter, admettre mon erreur, m'excuser et payer une compensation. Tout cela est juste ! Mais le procès ne me viserait pas en tant que personne. Il ne supposerait pas que, parce que je me suis trompé sur X, je me trompe également sur Y et Z.
Nous avons vu des ONG et des agences comme le FBI ou le département d'État se mettre à cibler de plus en plus les intervenants, et non les discours. Le projet Virality a évoqué le cas de personnes comme Robert F. Kennedy Jr. Les messages de ces "récidivistes" sont "pratiquement toujours signalés". Ils ont encouragé les modérateurs de contenu à émettre des hypothèses sur les personnes, et non à procéder à un examen au cas par cas. En d'autres termes, ils ont constaté qu'il y avait des gens bien, et d'autres qui l'étaient moins, et que ces derniers étaient "presque toujours suspects".
Nous avons constaté à maintes reprises que des algorithmes tentaient d'évaluer électroniquement la valeur d'une personne, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Nous avons découvert un rapport de Twitter plaçant Wikileaks et la candidate du parti écologiste Jill Stein sur une "liste de rejet" de Twitter, une liste noire qui empêche les gens de voir ou de trouver les messages que vous publiez. Jill Stein a été placée sur une liste noire appelée is_Russian parce qu'un algorithme a déterminé qu'elle partageait trop de croyances avec des internautes bannis, en particulier des Russes.
Nous avons constaté le même phénomène dans les rapports du Global Engagement Center du département d'État. Ils identifient certains comptes comme opérant pour la Russie, puis d'autres comme étant "hautement connectés" ou "liés à la Russie", faisant partie de l'"écosystème de l'information" russe. C'est une façon élégante de dire "coupable d'association". Cette technique a permis d'impliquer tout un chacun, du site web canadien Global Research à l'ancien Premier ministre italien Giuseppe Conte, en passant par l'ancien secrétaire du Parti démocrate italien Nicola Zingaretti.
En appliquant ces techniques cinquante millions, cent millions, un milliard voire mille milliards de fois, les gens ne tarderont pas à comprendre que certains comptes sont désamplifiés, et d'autres non. Ils vont s'auto-classer, et s'auto-homogénéiser.
Même lorsque Twitter ne supprime pas un compte alors que le FBI le recommande, ou qu'il transmet une demande des services de renseignement ukrainiens de supprimer un compte, comme celui du journaliste de Grayzone Aaron Mate, les utilisateurs commencent à être en mesure de deviner où se situe la limite entre le bon et le mauvais.
Enfin, une dernière remarque s'impose. Comme Michael et moi l'avons découvert récemment à propos de cette histoire d'origine virale, les choses considérées comme politiquement correctes s'avèrent souvent fausses, et ce qui est considéré comme incorrect s'avère être vrai.
Je peux énumérer une liste au besoin, mais de nombreuses informations dont les autorités étaient absolument certaines hier se sont avérées totalement erronées par la suite. Il s'agit là d'une autre caractéristique prédite par Orwell: le double raisonnement.
Il a défini le double raisonnement comme "le fait de soutenir simultanément deux idées ou opinions opposées, qui s'excluent l'une l'autre, et de croire à l'une et à l'autre simultanément et de façon inconditionnelle".
Il n'y a pas si longtemps, on nous a dit en termes très clairs que les Russes avaient fait sauter leur propre gazoduc Nord Stream, qu'ils étaient les seuls suspects. Aujourd'hui, le gouvernement américain nous dit qu'il sait depuis juin dernier que les forces ukrainiennes l'ont planifié, avec l'approbation des plus hauts responsables militaires. Mais on n'attend pas de nous que nous disions quoi que ce soit. On attend de nous que nous oubliions.
Qu'advient-il d'une société qui ne fait pas la part des choses concernant les faits, la vérité, les erreurs, la propagande, etc. Seules quelques options s'offrent à nous. Certains feront ce qu’une part d'entre nous a déjà fait : se sentir frustré et en colère, la plupart du temps dans son coin. D'autres ont essayé de protester en inventoriant frénétiquement les événements passés.
La plupart d'entre nous choisit cependant la solution la plus favorable à la survie de l'esprit. Ils apprennent à oublier. Ce qui signifie vivre exclusivement dans le présent. Quelle que soit la raison pour laquelle nous flippons aujourd'hui, faisons-le tous ensemble. Puis, lorsque les choses évolueront demain, nous ne prendrons pas le temps de réfléchir au changement, nous nous contenterons de paniquer à propos de la nouvelle donne. Les faits sont morts ! Vive les faits !
Nous sommes en train d'élaborer une culture de masse mondiale qui voit tout en noir et blanc, qui craint la différence, et déteste la mémoire. C'est pourquoi les gens ne lisent plus de livres, et pourquoi, lorsqu'ils voient des gens comme Russell qui ne correspondent pas à des catégories bien définies, ne savent que pointer du doigt et hurler, comme des figurants dans "Invasion of the Body Snatchers" [“L'Invasion des profanateurs de sépultures”, 1956 ‧ SF/Horreur].
Nous nous sommes plaints de la censure, et il est essentiel de le faire. Mais on s'attaque aux gens en rendant la censure inutile, en construisant des communautés d'êtres humains sans mémoire, à la perception monochrome. Il ne s'agit pas seulement d'une crise de l'expression. C'est une crise des droits de l'homme. J'espère qu'il n'est pas trop tard pour y remédier.