👁🗨 La guerre éternelle contre Julian Assange
Selon la version américaine, WikiLeaks aurait mis des vies en danger en Irak, en Afghanistan & ailleurs - bien que le meilleur moyen de ne mettre personne en danger soit de ne pas les bombarder.
👁🗨 La guerre éternelle contre Julian Assange
Par Belén Fernández, chroniqueuse à Al Jazeera, le 14 mai 2023
L'acharnement des États-Unis contre le fondateur de WikiLeaks menace la liberté de pensée dans le monde entier.
Selon la version américaine, les activités de WikiLeaks ont mis des vies en danger en Irak, en Afghanistan & ailleurs - bien que le meilleur moyen de ne mettre personne en danger soit de ne pas les bombarder en premier lieu.
Imaginez un instant que le gouvernement cubain demande l'extradition d'un éditeur australien au Royaume-Uni pour avoir dénoncé des crimes militaires cubains. Imaginez que ces crimes incluent le massacre, en 2007, par des soldats cubains héliportés, d'une douzaine de civils irakiens, dont deux journalistes de l'agence de presse Reuters.
Imaginez maintenant que, s'il était extradé du Royaume-Uni vers Cuba, l'éditeur australien risquerait jusqu'à 175 ans dans une prison de haute sécurité, simplement pour avoir fait ce que les professionnels des médias sont en théorie censés faire : rendre compte de la réalité.
Enfin, imaginez la réaction des États-Unis à une telle attitude de la part de Cuba, réaction qui prendrait invariablement la forme d'un discours passionné sur les droits de l'homme et la démocratie, et d'un appel à la diffamation universelle de Cuba.
Bien entendu, il n'est pas nécessaire de pousser très loin l'imagination pour déduire que le scénario ci-dessus est une version réarrangée d'événements réels et que l'éditeur en question est le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange. Le pays en cause n'est pas Cuba, mais les États-Unis, responsables non seulement de l'anéantissement des droits humains fondamentaux d'Assange, mais aussi d'un nombre impressionnant de violations bien plus importantes des droits de l'homme dans le monde entier.
Selon la version américaine, les activités de WikiLeaks ont mis en danger la vie de personnes en Irak, en Afghanistan et ailleurs - bien que le moyen le plus sûr de ne pas mettre en danger la vie de ces personnes soit de ne pas les bombarder en premier lieu.
Il est en outre surprenant qu'une nation pour qui le massacre militaire est un passe-temps institutionnalisé fasse un tel tapage sélectif à propos de la révélation de certains détails sanglants.
Il est vrai que les images de civils sans défense abattus à bout portant comme des cibles de jeu vidéo par un équipage d'hélicoptère hilare ne contribuent guère à défendre le rôle de “gentils” que les Américains se sont octroyé - la façade indispensable pour justifier le droit que le pays s'arroge de semer le chaos à sa guise sur la scène internationale.
Si Assange avait voulu sauver sa peau, il aurait pu s'en tenir au type de propagande impériale qui fait office de journalisme grand public, un domaine qui a lui-même contribué à vendre les guerres d'Afghanistan et d'Irak à l'opinion publique américaine.
Au lieu de cela, il est incarcéré à la prison de Belmarsh, dans le sud-est de Londres, dans l'attente d'une extradition vers le soi-disant “pays de la liberté”, tout en faisant office de véritable étude de cas de torture psychologique prolongée, comme l'a documenté en 2019 le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture.
Dans une lettre caustique adressée au roi Charles avant son récent couronnement, Assange s'est décrit comme
un “prisonnier politique, détenu selon le bon vouloir de Votre Majesté au nom d'un souverain étranger embarrassé”. Il a ajouté : “On peut vraiment prendre la mesure d'une société à l'aune du traitement qu'elle réserve à ses prisonniers, et Votre Royaume a certainement excellé à cet égard”.
L'embarrassant souverain étranger a certainement aussi fait preuve d'excellence dans ce domaine, se targuant du taux d'incarcération le plus élevé de la planète et d'un palmarès impressionnant d'exécutions d'innocents. Et les efforts déployés au niveau national pour condamner un citoyen d'un autre pays à 175 ans de prison pour avoir dit la vérité indiquent assez clairement que quelque chose ne va pas du tout dans une société.
Et puis il y a la question de la colonie pénitentiaire offshore des États-Unis à Guantánamo Bay, à Cuba, l'ancien lieu de torture de la CIA et le trou noir judiciaire permanent dans lequel les États-Unis ont cherché à faire disparaître une partie des répercussions de leurs guerres éternelles sur le plan humain.
En effet, on peut classer dans la catégorie des hypocrisies les plus ahurissantes et les plus sinistres que l’administration américaine se sente autorisée à critiquer le gouvernement cubain pour ses propres “prisonniers politiques” alors qu'elle gère une prison illégale sur le territoire cubain occupé.
Si seulement plus de journalistes voulaient bien se donner la peine d'aborder ce genre de sujet.
Mais de la même manière qu'on ne peut pas dissimuler les crimes de Guantánamo par une classification des œuvres d'art des prisonniers, on ne peut pas cacher les horreurs de la politique américaine en rayant Julian Assange de la carte.
C'est la bonne vieille méthode du “tuer le messager”, où l’“assassinat”prend la forme d'une érosion psychologique de longue haleine menée parallèlement à une campagne visant à normaliser l'idée qu'Assange devrait être derrière les barreaux pour l'éternité.
En fin de compte, l'assaut contre Assange n'est pas qu'un banal accès de connivence impériale disproportionnée. Quelle que soit l'issue de la procédure, elle a déjà créé un dangereux précédent en criminalisant non seulement la liberté d'expression et de la presse, mais aussi - si l'on y réfléchit bien - la liberté de pensée.
Bien que les responsables australiens fassent de plus en plus de bruit pour réclamer la libération d'Assange, le Premier ministre australien Anthony Albanese a refusé de dire s'il aborderait la question avec le président américain Joe Biden lors du sommet des dirigeants du Quad qui se tiendra à Sydney le 24 mai.
Alors que les guerres éternelles des États-Unis continuent de sévir de plus en plus loin des yeux, la guerre éternelle contre Julian Assange, elle aussi, poursuit son cours.
* Belén Fernández est l'auteur de Inside Siglo XXI : Locked Up in Mexico's Largest Immigration Center (OR Books, 2022), Checkpoint Zipolite : Quarantine in a Small Place (OR Books, 2021), Exile : Rejecting America and Finding the World (OR Books, 2019), Martyrs Never Die : Travels through South Lebanon (Warscapes, 2016), et The Imperial Messenger : Thomas Friedman at Work (Verso, 2011). Elle est rédactrice au Jacobin Magazine et a écrit pour le New York Times, le blog de la London Review of Books, Current Affairs et Middle East Eye, parmi de nombreuses autres publications.
https://www.aljazeera.com/opinions/2023/5/14/the-forever-war-on-julian-assange