đâđš La guerre rĂ©gionale sĂ©vit dĂ©jĂ . Seul un cessez-le-feu Ă Gaza peut y mettre fin
Tant que les Palestiniens sont les principales victimes, les alliés d'Israël ont soutenu puis toléré son arrogance militaire. Mais aujourd'hui, ils redoutent les amÚres retombées de leurs erreurs.

đâđš La guerre rĂ©gionale sĂ©vit dĂ©jĂ . Seul un cessez-le-feu Ă Gaza peut y mettre fin
Par Amjad Iraqi, le 6 août 2024
Les assassinats consĂ©cutifs du commandant du Hezbollah, Fuad Shukr, Ă Beyrouth, et du chef politique du Hamas, Ismail Haniyeh, Ă TĂ©hĂ©ran, relĂšvent soit de la folie stratĂ©gique, soit de la pyromanie dĂ©libĂ©rĂ©e. Si IsraĂ«l a revendiquĂ© la responsabilitĂ© du premier et est restĂ© sibyllin sur le second, il ne fait guĂšre de doute qu'il a orchestrĂ© les deux - et mĂȘme ses alliĂ©s admettent que, cette fois, les IsraĂ©liens sont allĂ©s trop loin.
Les politiciens israéliens ont rapidement trouvé un prétexte pour frapper le Hezbollah à haut niveau - une attaque à la roquette en provenance du Liban qui a tué 12 enfants et jeunes druzes syriens sur les hauteurs du Golan occupé, pour laquelle le Hezbollah a nié toute implication - bien que les résidents locaux aient protesté avec véhémence contre leurs appels à la vengeance. Shukr et Haniyeh étaient certainement des personnalités clés de leurs groupes respectifs, mais Israël sait trÚs bien que les deux organisations disposent de mécanismes internes et de plans d'urgence pour les remplacer. AprÚs tout, il ne s'agit pas des premiers assassinats que les deux mouvements de résistance ont connus.
Comme l'ont dĂ©clarĂ© Hassan Nasrallah, du Hezbollah, et l'ayatollah Ali Khamenei, de l'Iran, l'assassinat de deux personnalitĂ©s de haut rang dans des capitales Ă©trangĂšres, exĂ©cutĂ© en l'espace de quelques heures, est un message sans ambiguĂŻtĂ© qui franchit les âlignes rougesâ Ă©tablies entre les parties belligĂ©rantes au cours des dix derniers mois. Aujourd'hui, le monde retient son souffle dans l'attente d'une riposte Ă une manĆuvre de domination inutile, ce qui nous rapproche d'une conflagration comme nous n'en avons jamais connue depuis des dĂ©cennies.
Les effets volatils de la dĂ©mesure militaire d'IsraĂ«l sont apparus clairement dĂšs les premiers jours de l'opĂ©ration âIron Swordsâ, la campagne brutale lancĂ©e sur la bande de Gaza aprĂšs lâassaut meurtrier du Hamas le 7 octobre. Mais la politique internationale a toujours accordĂ© plus d'importance Ă l'assassinat de dirigeants symboliques qu'Ă celui de civils.
En effet, bien que le 7 octobre ait plongĂ© l'ensemble du Moyen-Orient dans un tourbillon de violence, on nous a rĂ©pĂ©tĂ© Ă maintes reprises que le seuil d'une âguerre rĂ©gionaleâ n'avait pas encore Ă©tĂ© franchi. Les experts insistent sur le fait que les acteurs en prĂ©sence jouent encore un jeu risquĂ© mais calibrĂ© pour rĂ©tablir la âdissuasionâ mutuelle, autorisant certains niveaux de violence dont on peut encore penser qu'ils Ă©vitent un chaos total.

à bien des égards, cependant, il s'agit d'une astuce discursive qui minimise la terrible vérité sur le terrain : nous sommes déjà plongés dans les affres de cette guerre régionale depuis des mois. La preuve en est les corps et les débris qui s'accumulent à Gaza et au Sud-Liban, et l'activation de l'alliance dirigée par l'Occident et de de Axe de la résistance sur de multiples fronts - des navires de guerre américains en Méditerranée aux milices Houthi en mer Rouge, des frappes aériennes israéliennes au Liban à une pluie de missiles en provenance de l'Iran.
Cette confrontation peut s'aggraver Ă l'infini. Pourtant, la raison mĂȘme pour laquelle les acteurs internationaux sont tardivement entrĂ©s en action la semaine derniĂšre est celle-lĂ mĂȘme qui pousse la guerre vers sa phase la plus dangereuse : certaines vies, et certains intĂ©rĂȘts, comptent plus que d'autres.
Arrogance et ambition
Pour les gouvernements occidentaux, le principal danger posĂ© par les assassinats de Shukr et de Haniyeh ne tient pas au nombre incalculable d'Arabes ou d'Iraniens qui pourraient ĂȘtre tuĂ©s lors d'une escalade des hostilitĂ©s. Au contraire, les dix derniers mois ont montrĂ© que tant que les Palestiniens sont les principales victimes, une guerre prolongĂ©e est une situation tolĂ©rable, bien que regrettable. En consĂ©quence, les capitales occidentales, au premier rang desquelles Washington, ont refusĂ© de tout mettre en Ćuvre pour enrayer les combats, prĂ©fĂ©rant laisser le temps Ă IsraĂ«l d'essayer d'atteindre ses objectifs dĂ©clarĂ©s Ă Gaza et au Liban - mĂȘme s'il Ă©tait Ă©vident que les IsraĂ©liens Ă©choueraient.
Aujourd'hui, cependant, les gouvernements occidentaux paniquent. Ils ne craignent pas seulement les consĂ©quences d'une escalade de la guerre sur l'ordre mondial, notamment en attisant le chaos sĂ©curitaire et en perturbant les filiĂšres Ă©conomiques. Ils craignent Ă©galement qu'une telle guerre n'entraĂźne un nombre massif de victimes israĂ©liennes et un dĂ©clin sans prĂ©cĂ©dent de l'Ătat israĂ©lien.
Ce processus a sans doute commencĂ© au dĂ©but de l'annĂ©e 2023, lors des divergences internes du pays sur la rĂ©forme judiciaire de l'extrĂȘme droite, mais il a Ă©tĂ© rapidement intensifiĂ© par le 7 octobre et l'opĂ©ration de Gaza. Les prĂ©judices causĂ©s par l'attrition militaire actuelle d'IsraĂ«l et le dĂ©clin de sa rĂ©putation mondiale n'ont pas encore Ă©tĂ© pleinement ressentis, mais une attaque sĂ©rieuse du Hezbollah ou de l'Iran risque d'aggraver le phĂ©nomĂšne.
MĂȘme si certains en IsraĂ«l admettent que l'armĂ©e a pu aller trop loin, l'ego national pourrait l'obliger Ă rĂ©pondre Ă nouveau : le ministre de la DĂ©fense Yoav Gallant ordonne dĂ©jĂ Ă l' armĂ©e de se prĂ©parer Ă une âtransition rapide vers l'offensiveâ. Le dĂ©sir constant de rĂ©gler ses comptes et de revendiquer une certaine forme de victoire pourrait l'emporter sur toute rationalitĂ© justifiant de dĂ©poser les armes.

On aurait pu s'attendre à ce que les dirigeants d'Israël reconnaissent cette spirale qui va en s'aggravant, avec l'économie du pays qui s'effondre, son armée qui s'épuise et ses populations du nord et du sud déplacées. Mais ces dirigeants sont trop aveuglés par leurs ambitions idéologiques, leur arrogance nationaliste et la peur pour leur propre survie politique pour envisager une autre voie que celle du militarisme et de la grandiloquence.
Il ne s'agit pas seulement de Benjamin Netanyahu, dont le propre cabinet de crise admet que le Premier ministre sabote directement un accord de prisonniers avec le Hamas. De Gallant au chef d'Ă©tat-major de l'armĂ©e israĂ©lienne Herzi Halevi, une grande partie du corps politique et militaire a tout intĂ©rĂȘt Ă ce que le conflit se prolonge sous une forme ou une autre. Tous Ă©taient aux commandes le jour oĂč IsraĂ«l a connu son pire Ă©chec en matiĂšre de sĂ©curitĂ© depuis des dĂ©cennies, et tous se battent pour restaurer leur rĂ©putation, voire leur carriĂšre. Ils pensent qu'une situation d'urgence sans fin peut les aider Ă allonger la durĂ©e de leur mandat.
Pendant ce temps, les ministres d'extrĂȘme droite du gouvernement, menĂ©s par le ministre des Finances Bezalel Smotrich et le ministre de la SĂ»retĂ© nationale Itamar Ben Gvir, profitent de la crise pour poursuivre leurs objectifs messianiques. Leurs Ă©lecteurs sur le terrain, principalement les colons de Cisjordanie, font correspondre les percĂ©es lĂ©gislatives en faveur d'une annexion formelle avec des pogroms soutenus par l'armĂ©e contre les communautĂ©s palestiniennes, consolidant ainsi leur vision du Grand IsraĂ«l tout en promouvant des plans visant Ă coloniser Ă©galement la bande de Gaza.
Plus prévoyants que la Maison Blanche
Ce sont prĂ©cisĂ©ment ces fonctionnaires que le prĂ©sident Joe Biden et d'autres dirigeants occidentaux ont gratifiĂ©s d'une impunitĂ© quasi-totale, malgrĂ© tous les signaux indiquant leurs motivations cachĂ©es, leurs crimes de guerre flagrants et mĂȘme le ressentiment croissant de l'opinion publique israĂ©lienne elle-mĂȘme. Pendant dix mois, les gouvernements les plus puissants du monde ont jouĂ© les idiots et les impuissants, prĂ©tendant qu'ils n'avaient que peu d'influence sur un Ătat qui cherche Ă obtenir davantage d'armes, de fonds et de soutien diplomatique pour mener son assaut. Et Biden, alors mĂȘme qu'il rĂ©alisait apparemment Ă quel point Netanyahu lui avait âmentiâ, a continuĂ© Ă faire en sorte que les robinets de l'AmĂ©rique restent ouverts et que les rĂȘnes du pouvoir entre les mains des fous et des pyromanes.
Aujourd'hui, Washington - et d'ailleurs les signataires arabes des accords d'Abraham - récoltent les fruits amers de l'une de leurs plus grandes erreurs : avoir accepté l'idée que passer outre les Palestiniens ouvrirait la voie à la paix régionale. L'attaque du Hamas du 7 octobre a brisé cette croyance erronée, mais l'administration Biden n'a pas retenu la leçon.

En fait, les Ătats-Unis ont prĂ©fĂ©rĂ© lancer des frappes aĂ©riennes au YĂ©men et en Irak, menacer les plus hautes juridictions du monde, et gratifier Netanyahu Ă Washington d'ovations, plutĂŽt que de contraindre IsraĂ«l Ă un cessez-le-feu Ă Gaza. Le fait que des millions de manifestants dans le monde entier soient descendus dans les villes et sur les campus pour exiger l'arrĂȘt de la guerre dĂšs les premiers jours, et pas l'administration Biden, montre Ă quel point les citoyens ordinaires sont plus prĂ©voyants que les dĂ©cideurs siĂ©geant Ă la Maison-Blanche.
Mais la catastrophe n'est pas inĂ©vitable. Dans le vide diplomatique laissĂ© par les Ătats-Unis, d'autres ont pris le relais ces derniers mois pour tenter d'endiguer les retombĂ©es. Le Qatar continue de servir de mĂ©diateur dans les nĂ©gociations entre le Hamas et IsraĂ«l, bien que ce dernier invective et sape rĂ©guliĂšrement les efforts de ses hĂŽtes, et qu'il ait assassinĂ© l'un des principaux nĂ©gociateurs de l'autre camp.
La Chine, qui s'est traditionnellement tenue Ă l'Ă©cart d'une implication profonde dans le conflit, a facilitĂ© les derniers efforts de rĂ©conciliation palestinienne, lorsque 14 factions, dont le Fatah et le Hamas, ont signĂ© une dĂ©claration d'unitĂ© Ă PĂ©kin le mois dernier. Le nouveau gouvernement britannique, dirigĂ© par les travaillistes, est revenu sur les coupes opĂ©rĂ©es par son prĂ©dĂ©cesseur dans les budgets de l'UNRWA, a levĂ© ses objections aux demandes de mandats d'arrĂȘt de la Cour pĂ©nale internationale et se dit sur le point de mettre un terme Ă certaines ventes d'armes Ă IsraĂ«l.
Il est important de noter que la Cour internationale de justice, qui a reconnu la plausibilité d'un génocide en cours à Gaza, a déclaré sans équivoque que l'occupation israélienne était illégale et a exigé des actions fermes pour y mettre fin. Le procureur de la CPI, Karim Khan, attend le feu vert pour ordonner que Netanyahu et Gallant soient jugés à La Haye, ainsi que le chef du Hamas à Gaza, Yahya Sinwar (qui, si les informations sur l'assassinat du commandant Mohammed Deifsont vraies, est désormais le seul suspect survivant du Hamas).
Toutes ces mesures sont infimes comparĂ©es Ă l'influence massive de Washington ou aux pressions Ă©conomiques et politiques plus sĂ©rieuses exercĂ©es par d'autres gouvernements. Mais ce sont des indicateurs de la direction que prend finalement la politique internationale. Les Ătats-Unis ne devraient pas avoir Ă se contenter de compenser ces bouleversements, mais prendre de l'avance signifie accepter la vĂ©ritĂ© selon laquelle leur alliĂ© le plus prĂ©cieux dans la rĂ©gion - et la puissance amĂ©ricaine elle-mĂȘme - a Ă©tĂ© une source de plus de dĂ©vastation que de paix.

L'exercice d'un pouvoir démesuré
Les Palestiniens, quant à eux, sont dépassés en nombre, en armement et en puissance par des forces régionales et mondiales qui échappent à leur contrÎle, et subissent une campagne génocidaire plus destructrice que la Nakba de 1948. Les champs de bataille israéliens ont brisé toutes les familles palestiniennes de Gaza, transformé une grande partie de la bande en ruines et condamné deux millions d'assiégés, dont la moitié sont des enfants, à une vie entiÚre de traumatismes physiques et psychosociaux.
Le Hamas survit grùce à sa résistance armée et à ses organes politiques, mais il a subi de lourdes pertes militaires, a perdu une grande partie de sa légitimité internationale aprÚs les massacres du 7 octobre et se démÚne pour obtenir le contrÎle et le soutien de la population de Gaza. L'Autorité palestinienne, dirigée par le Fatah, a une fois de plus démontré son incapacité totale à aider son peuple, rivée à son rÎle de gendarme de l'occupation alors qu'elle sombre rapidement dans la faillite politique et financiÚre.
Pourtant, les Palestiniens ont Ă©galement prouvĂ© qu'ils disposent d'un pouvoir considĂ©rable face Ă ces obstacles colossaux - et qu'ils doivent l'exercer en consĂ©quence. Si la prioritĂ© absolue est d'assurer la survie des Palestiniens de Gaza face aux missiles, Ă la famine et aux maladies, il est Ă©galement vital d'affirmer leur pouvoir politique Ă un moment oĂč des acteurs extĂ©rieurs - de l'armĂ©e israĂ©lienne aux Ătats arabes et occidentaux - Ă©laborent des plans pour leur dicter leur destin.
à ce titre, la déclaration d'unité de Pékin est une initiative cruciale, bien qu'imparfaite, autour de laquelle il convient de se mobiliser. Bien que le président Mahmoud Abbas et ses fidÚles tenteront probablement de contrecarrer les efforts de réconciliation, de nombreux membres du Fatah et du Hamas reconnaissent la nécessité urgente de coopérer afin de restaurer leur légitimité et de préserver la maßtrise palestinienne de leurs affaires. La société civile palestinienne devra faire pression sur les élites pour qu'elles traduisent leurs déclarations en actions tangibles, tout en insistant sur la nécessité d'ouvrir des espaces de représentation populaire et démocratique.

Les efforts visant Ă Ă©tablir un conseil de reconstruction de Gaza, dirigĂ© par les Palestiniens et soutenu par un appui financier et technique de l'Ă©tranger, doivent ĂȘtre intensifiĂ©s afin d'Ă©viter que lâenclave ne devienne un terrain de jeu pour les ingĂ©rences Ă©trangĂšres, qu'elles viennent de l'Ouest ou de l'Est. Il faudra Ă©galement Ă©laborer un plan pour un appareil de sĂ©curitĂ© nationale qui intĂšgre les forces de sĂ©curitĂ© du Fatah, la police du Hamas et d'autres groupes armĂ©s afin d'avoir la capacitĂ© et la crĂ©dibilitĂ© nĂ©cessaires pour rĂ©tablir l'ordre et la sĂ©curitĂ© au sein de la population.
Les questions relatives Ă la crĂ©ation d'un Ătat et aux nĂ©gociations de paix ne doivent pas ĂȘtre la prioritĂ© ou la condition prĂ©alable de ce programme national : la survie, la rĂ©habilitation et la rĂ©organisation doivent avoir la prioritĂ©. Et les acteurs internationaux se doivent de respecter cette volontĂ©.
Mais toutes ces mesures ne serviront guĂšre si les Palestiniens restent prisonniers des dynamiques gĂ©opolitiques qui ont fait obstacle Ă leur cause pendant un siĂšcle, et ont menĂ© la rĂ©gion au bord de l'abĂźme. MĂȘme si les puissances occidentales contournent le problĂšme, un cessez-le-feu Ă Gaza reste la clĂ© de voĂ»te de la dĂ©sescalade rĂ©gionale, et la libĂ©ration des Palestiniens le schĂ©ma directeur de l'espoir rĂ©gional.
La Palestine est loin d'ĂȘtre le premier Ă©picentre des batailles rĂ©gionales du Moyen-Orient, mais elle pourrait ĂȘtre la derniĂšre fracture qui fera voler en Ă©clats tout semblant d'ordre international incapable d'empĂȘcher une telle guerre. L'avenir sera fonction du sort rĂ©servĂ© Ă Gaza, - et les Palestiniens doivent s'emparer des mĂ©canismes nĂ©cessaires Ă sa rĂ©alisation.
* Amjad Iraqi est rédacteur en chef du magazine +972. Il est également membre associé du programme MENA de Chatham House, du groupe de réflexion Al-Shabaka, et était auparavant coordinateur des activités de plaidoyer au centre juridique Adalah. Outre +972, il a écrit pour la London Review of Books, la New York Review of Books, The Nation et The Guardian, entre autres. Il est citoyen palestinien d'Israël et vit actuellement à Londres.