đâđš La lettre d'Assange au roi Charles III contient probablement des messages codĂ©s
Pourquoi les autorités pénitentiaires ont-elles autorisé Stella Moris Assange à emporter et publier sur declassifieduk.org une copie de la lettre de Julian au roi ? Que s'est-il passé ?
đâđš La lettre d'Assange au roi Charles III contient probablement des messages codĂ©s
Par Patrick Boylan le 22 mai 2023
La lettre que Julian Assange a adressée le 5 mai 2023 au roi Charles III pour son couronnement soulÚve de multiples questions.
Formellement, la lettre, en plus d'ĂȘtre une invitation au roi Ă visiter la prison de Belmarsh, constitue une demande de grĂące. Il faut prĂ©ciser que Julian ne peut pas utiliser le mot "grĂące" car il s'agit d'un terme juridique utilisĂ© pour indiquer l'annulation d'une condamnation dĂ©finitive, alors qu'aucune condamnation ne pĂšse sur Julian. Pour sortir de l'impasse, Julian a donc recours au mot commun "mercy", que l'on peut traduire par "clĂ©mence". Malheureusement, dans les traductions italiennes de la lettre de Julian diffusĂ©es dans les mĂ©dias et produites par des traducteurs automatiques peu fiables tels que Google Translate, DeepL ou ChatGPT, le mot "mercy" apparaĂźt, un terme religieux qui donne un ton piĂ©tiste trompeur Ă un discours qui, en anglais, est tout sauf piĂ©tiste.
En substance, Julian appelle simplement, comme il en a le droit, à un acte de clémence royale coïncidant avec l'accession au trÎne de Charles : "Je vous prie [...], alors que vous montez sur le trÎne, de vous souvenir des paroles rapportées dans Matthieu (5:7) : "Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde". Et que la clémence soit l'étoile polaire de votre royaume, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des murs de Belmarsh".
La "clĂ©mence" signifie concrĂštement que Julian demande au roi de le libĂ©rer de prison et, en mĂȘme temps, de rĂ©voquer l'ordre d'extradition vers les Ătats-Unis dĂ©jĂ signĂ© le 17 juin 2022 par le ministre de l'intĂ©rieur de l'Ă©poque, Pritti Patel.
A bien y réfléchir, le roi Charles aurait également deux bonnes raisons de gracier Julian.
Tout d'abord, il retirerait ainsi les proverbiaux marrons du feu des juges de la Haute Cour britannique. En effet, si l'ordre d'extradition de Julian n'a pas encore été exécuté, c'est parce que ses avocats l'ont contesté en invoquant pas moins de 16 vices de forme et de fond - par exemple, le caractÚre politique de la demande américaine de juger Julian, au mépris du traité britannico-américain en la matiÚre, qui interdit au contraire les extraditions politiques. La grùce accordée par le roi dispenserait donc la Haute Cour de rouvrir le procÚs en premiÚre instance et de traiter les questions juridiques embarrassantes et épineuses sur lesquelles la juge de premiÚre instance, Vanessa Baraitser, avait fait l'impasse à l'époque.
DeuxiĂšmement, le roi aurait Ă©galement un intĂ©rĂȘt personnel Ă faire un "geste royal" de clĂ©mence car, en raison de ses nombreux scandales dans le passĂ©, Charles a beaucoup Ă faire pour gagner en stature auprĂšs de la population sur laquelle il veut rĂ©gner. Et c'est prĂ©cisĂ©ment pour rĂ©itĂ©rer le besoin de rĂ©habilitation que Julian cite quelques lignes de la piĂšce de Shakespeare Le Marchand de Venise, oĂč la protagoniste Portia tente de convaincre l'usurier Shylock - comme Julian tente de convaincre le roi Charles - que "par un acte de clĂ©mence, tu grandiras ; ne calcule pas les prĂ©tendus torts commis par le passĂ© ou les rĂ©parations dues ; on n'est pas misĂ©ricordieux par calcul ou par contrainte ; fais un acte gĂ©nĂ©reux et tu seras toi aussi dĂ©dommagĂ© parce que le peuple considĂ©rera ce geste comme noble et toi comme un homme (un souverain) Ă respecter".
Voici les versets :
"On n'est pas miséricordieux par calcul ou par contrainte :
la clémence est une douce pluie spontanée
qui se répand ici-bas et, ce faisant,
sâoffre au sol et Ă elle-mĂȘmeâ
NOTE : Julian ne cite que deux vers du texte shakespearien, mais un bon traducteur humain sait que, mĂȘme pour un Italien cultivĂ©, il serait nĂ©cessaire de citer les quatre vers. En effet, un lecteur anglais aura en tĂȘte les troisiĂšme et quatriĂšme vers dĂšs qu'il aura lu les deux premiers. Mais pas un lecteur italien qui, dĂšs qu'il lit " Au milieu du chemin de la vie... ", perçoit immĂ©diatement que " je me trouve dans une vie obscure ". Tout cela, les traducteurs automatiques, peu fiables, ne peuvent le savoir et se contentent de reproduire les deux premiers vers et c'est tout. Versets qu'ils traduisent ensuite de maniĂšre atroce : "La qualitĂ© de la misĂ©ricorde n'est pas contrainte, elle tombe comme une douce pluie du ciel sur le lieu d'en bas" (Google Translate, DeepL, ChatGPT). Qu'est-ce que cela signifie ? Pas grand-chose).
Par consĂ©quent, en demandant la clĂ©mence du roi, tout ce que Julian avait Ă faire Ă©tait d'Ă©crire quelques lignes, de faire ses belles citations bibliques et shakespeariennes et, au mieux, de rappeler au roi qu'en plus des quatre annĂ©es passĂ©es dans l'isolement aliĂ©nant de Belmarsh, il avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© privĂ© de sa libertĂ© par les autoritĂ©s britanniques pendant les sept annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, confinĂ© comme il l'Ă©tait dans une piĂšce de l'ambassade Ă©quatorienne Ă Londres avec un cordon de policiers autour de lui 24/7 prĂȘt Ă l'arrĂȘter s'il faisait un pas en dehors. Ainsi, mĂȘme si, de l'avis du roi, Assange devrait encore purger une peine de prison pour avoir rĂ©vĂ©lĂ© des documents secrets, il l'a dĂ©jĂ purgĂ©e - pendant onze bonnes annĂ©es ! "Trop c'est trop", comme aime Ă le rĂ©pĂ©ter le Premier ministre australien Anthony Albanese, le temps est venu d'un acte de clĂ©mence. Un acte que Julian avait tout intĂ©rĂȘt Ă demander dans les termes que nous venons d'Ă©voquer.
Mais ce n'est pas la lettre que Julian a écrite au roi.
Inexplicablement, Julian en profite pour Ă©crire, non pas un simple appel Ă la clĂ©mence, mais une longue tirade qui raconte toute l'histoire du systĂšme carcĂ©ral de Sa MajestĂ©. Au nez et Ă la barbe de Sa MajestĂ© elle-mĂȘme ! Dans les 44 phrases qui composent la lettre de Julian, on ne trouve pas moins de 35 (sic) blagues sarcastiques contre la prison de Belmarsh, certaines ironiques Ă©tant mĂȘme dirigĂ©es contre la personne de Charles - c'est-Ă -dire contre la personne Ă qui Julian demandait une faveur !
Quel est le sens d'un tel comportement ?
Mais ce qui est encore plus incroyable, c'est l'autorisation accordĂ©e par les autoritĂ©s pĂ©nitentiaires pour la diffusion de cette lettre qui, pour elles, Ă©tait manifestement infĂąme. En effet, il est de notoriĂ©tĂ© publique que Belmarsh exerce un contrĂŽle strict sur toutes les communications qui entrent et sortent ; autoriser la sortie de la lettre de Julien au roi ne pouvait donc pas ĂȘtre une "erreur". En outre, dĂšs le dĂ©part, la dĂ©cision de placer Julian dans une cellule d'isolement d'une prison de haute sĂ©curitĂ© - c'est-Ă -dire de le soumettre Ă un rĂ©gime Ă©quivalent au rĂ©gime italien 41bis - avait et a vraisemblablement pour objectif principal d'empĂȘcher toute communication entre Julian et le monde extĂ©rieur. Seuls ses avocats (quelques fois en quatre ans), sa femme et ses enfants (en thĂ©orie une fois par semaine, en pratique une ou deux fois par mois) sont autorisĂ©s Ă approcher Julian. De plus, pour ĂȘtre autorisĂ©s Ă le rencontrer, tous les visiteurs doivent subir des inspections humiliantes jusque dans leurs parties intimes, inspections infligĂ©es mĂȘme aux deux enfants de Julian, ĂągĂ©s de 4 et 6 ans. Mais de Belmarsh, semblent dire les autoritĂ©s, aucune communication d'un dĂ©tenu ne doit sortir. Pas mĂȘme par le biais d'une interview Ă la presse. Le 4 avril dernier, les responsables de l'ONG Reporters sans frontiĂšres ont Ă©tĂ© empĂȘchĂ©s d'entrer dans la prison pour avoir un entretien avec Julian, prĂ©cisĂ©ment parce qu'ils Ă©taient... journalistes ! Pourquoi une telle sĂ©vĂ©ritĂ© ?
On peut supposer que les autoritĂ©s craignent que Julian ne laisse sortir de prison certains codes stockĂ©s qui donneraient accĂšs Ă d'hypothĂ©tiques dossiers encore cachĂ©s sur le site WikiLeaks, et donc Ă d'autres rĂ©vĂ©lations gĂȘnantes pour le Pouvoir. De plus, les autoritĂ©s ne voudraient pas que Julian "attise" ses partisans par des messages d'encouragement Ă©crits ou enregistrĂ©s - comme ceux qu'il dĂ©livrait rĂ©guliĂšrement depuis le balcon de l'ambassade Ă©quatorienne. Donc, rien ne doit sortir des murs gris de la prison de Belmarsh ! Alors pourquoi les autoritĂ©s ont-elles permis Ă Stella Moris Assange d'emporter et de publier sur declassifieduk.org une copie de la lettre de Julian au roi ? Dans un tweet du 8 mai, la compagne de Julian a mĂȘme explicitement demandĂ© Ă tous les militants pro-Assange du monde entier de lui fournir des traductions de la lettre de Julian dans leur langue maternelle, et elle a Ă©tĂ© inondĂ©e de rĂ©ponses, toutes visibles sur le net.
Alors que s'est-il passé ?
RĂ©ticents aux thĂ©ories du complot et, en gĂ©nĂ©ral, Ă la diĂ©tĂ©tique, nous pensons qu'une explication possible de toutes ces anomalies est la suivante : la lettre de Julian Ă Carlo serait en fait un message codĂ© pour entamer une nĂ©gociation en vue de sa libĂ©ration. Une nĂ©gociation dans laquelle les exigences et les concessions faites par les deux parties dans cette nĂ©gociation doivent ĂȘtre mises par Ă©crit, bien que de maniĂšre codĂ©e, et rendues publiques afin d'ĂȘtre moralement contraignantes puisqu'elles sont dans le domaine public.
Les mots clĂ©s, selon cette hypothĂšse, dans la lettre de Julien Ă Charles du 5 mai 2023, pourraient ĂȘtre "mon seigneur" ("my liege, Lord, Sovereign", appellation utilisĂ©e par un vassal), ainsi que des termes tels que "votre noble gouvernement" ("your noble government"), sans oublier que la structure gouvernementale actuelle n'est en aucun cas composĂ©e uniquement de nobles ou de seigneurs.
En pratique, dire "mon seigneur" signifierait reconnaĂźtre la suprĂ©matie de la monarchie et dĂ©clarer sa soumission Ă celle-ci. Lors du couronnement de Charles Ă Westminster, mĂȘme son fils William a dĂ» lui prĂȘter serment d'allĂ©geance en promettant d'ĂȘtre "Your liege man of life and limb", "Your loyal subject, ready to die for You" ["Votre homme de confiance dâesprit et de corps", "Votre fidĂšle sujet, prĂȘt Ă mourir pour Vous"]. Par sa lettre, Julian promet donc une soumission totale Ă la Couronne et aux dĂ©cisions futures du roi - et aussi de son gouvernement, puisqu'il est "noble".
Pourquoi ce souffre-douleur du pouvoir en place voudrait-il s'abaisser Ă ce point devant la monarchie ?
D'une part, en tant qu'Australien (et donc membre du Commonwealth, Ă la tĂȘte duquel se trouve le monarque britannique), Julian est habituĂ© depuis l'Ă©cole Ă rĂ©pĂ©ter des expressions telles que "our liege" ; le dire est donc, d'une certaine maniĂšre, normal pour lui. MĂȘme si, il faut le reconnaĂźtre, des expressions comme "notre seigneur" sont de moins en moins utilisĂ©es de nos jours, mĂȘme par de nombreux hauts fonctionnaires de la Couronne. L'Economist (9 mai 2023), qui fait autoritĂ© en la matiĂšre, le dit en commentant le comportement de nombreux hauts fonctionnaires britanniques lors du couronnement du 6 juin : "EmbarrassĂ©s, ils ont discrĂštement (et Ă juste titre) supprimĂ© les parties de leurs discours publics dans lesquelles ils Ă©taient censĂ©s exprimer leur loyautĂ© envers le roi".
Pourquoi Julian a-t-il alors explicitement déclaré cette loyauté ? Je considÚre qu'il est tout à fait possible que :
les autorités pénitentiaires permirent à Julien d'écrire sa lettre et de la transmettre au roi, précisément à la condition qu'elle contienne des phrases qui, à l'occasion du couronnement de Charles III, exprimaient la soumission à la volonté du souverain.
ce faisant, il s'agit de l'ouverture formelle d'une négociation pour clore l'affaire. En fait, la négociation a probablement déjà commencé.
Nous savons en effet que le 4 avril, le haut reprĂ©sentant du gouvernement australien a rendu visite Ă Julian - la premiĂšre visite Ă Belmarsh d'un haut fonctionnaire depuis l'incarcĂ©ration de Julian il y a quatre ans. De plus, nous savons, d'aprĂšs les indiscrĂ©tions du Haut ReprĂ©sentant avant son long entretien avec Julian, qu'il espĂšre une sĂ©rie de visites. Or, parler de "sĂ©rie", c'est justement Ă©voquer une nĂ©gociation, par exemple sur les conditions de libĂ©ration. Et au cĆur de cette nĂ©gociation ne peut que se trouver l'Ă©pineuse question de fond, apparemment insoluble, Ă savoir : une fois libĂ©rĂ©, Julian recommencera-t-il Ă faire fonctionner le site WikiLeaks et Ă publier des documents brĂ»lants obtenus par ce biais ingĂ©nieux ? Ou acceptera-t-il plutĂŽt de devenir un pĂšre de famille ? Ou cherchera-t-il plutĂŽt une voie mĂ©diane : ĂȘtre journaliste, oui, mais en Ă©crivant des articles basĂ©s uniquement sur des documents dĂ©jĂ divulguĂ©s, sans solliciter ni publier de nouvelles rĂ©vĂ©lations ?
Or, négocier les conditions de la libération de Julian, c'est fixer des rÚgles. C'est aussi reconnaßtre une autorité, acceptée par les deux parties, habilitée à faire respecter ces rÚgles. Par conséquent, la partie britannique aurait pu suggérer au haut représentant australien que Julian écrive une lettre de soumission à la Couronne afin de reconnaßtre ses limites et donc d'ouvrir la voie à des négociations.
De son cĂŽtĂ©, Julian a peut-ĂȘtre rĂ©ussi Ă obtenir des autoritĂ©s britanniques qu'elles acceptent quâil rĂ©dige une lettre - Ă diffuser publiquement - contenant des critiques impitoyables sur les conditions de vie Ă Belmarsh. De cette maniĂšre, la partie britannique, mĂȘme si elle a le dernier mot, reconnaĂźt aussi ses propres limites. Ainsi, Julian aurait Ă©galisĂ© le score, et les nĂ©gociations pourraient se poursuivre sur un pied d'Ă©galitĂ©.
Mais attention : les critiques impitoyables de Julian ne concernent que ses conditions de vie scandaleuses en prison. Elles ne concernent pas le fait, encore plus scandaleux, qu'il soit toujours en prison alors que sa dĂ©tention a Ă©tĂ© jugĂ©e arbitraire par l'ONU, que l'approbation de la demande d'extradition est extravagante, et que l'extraterritorialitĂ© exigĂ©e par la justice amĂ©ricaine est un abus de pouvoir manifeste. Les critiques impitoyables formulĂ©es par Julian dans sa lettre n'abordent mĂȘme pas ses chevaux de bataille bien connus : les crimes de guerre toujours impunis des Ătats-Unis et du Royaume-Uni, l'espionnage de masse illicite de la CIA et de la NSA, ou la dĂ©vastation de l'environnement par les multinationales pĂ©troliĂšres, par exemple. De toute Ă©vidence, ces chevaux ont Ă©tĂ© mis au pĂąturage pendant que Julien rĂ©digeait sa lettre au roi. AprĂšs tout, si l'on veut vraiment nĂ©gocier, il faut accepter de cesser les hostilitĂ©s : l'Ukraine enseigne. Et c'est ce que semble avoir choisi le cofondateur de WikiLeaks, un choix judicieux que l'on ne peut qu'approuver :
"Pour chaque chose, il y a un temps [...].
un temps pour déchirer et un temps pour coudre,
un temps pour se taire, et un temps pour parler..." (Ecclésiaste 3:7)
Que dire, enfin, de l'Ă©trange paragraphe dans lequel Julian cite des versets de Proverbes 22:6 - il est vrai peu pertinents pour son discours - et mentionne le "big day out" (littĂ©ralement, "grand jour", mais l'allusion pourrait ĂȘtre faite aux concerts de rock "Big Day Out" organisĂ©s dans de nombreuses villes australiennes). Qui sait ce que les chiffres 22:6 et ces rĂ©fĂ©rences au monde extĂ©rieur Ă l'Australie pourraient signifier ? Mais, Ă ce stade, nous sommes Ă deux pas de la divination. Alors, puisque nous ne sommes pas divins, arrĂȘtons les spĂ©culations et attendons d'autres indices.
Il reste cependant possible que la lettre au roi Charles représente le premier pas concret et documenté vers la libération de Julian Assange. Pour l'instant, ce n'est qu'une hypothÚse. Croisons les doigts.
* Patrick Boylan est professeur de théorie et de pratique de la traduction à l'université Roma Tre, auteur du livre Free Assange et cofondateur du groupe "Free Assange Italia"].