đâđš La mission de Julian Assange : changer le monde, mais Ă quel prix ?
âAssange peut ĂȘtre tĂȘtu mais il est surtout extrĂȘmement respectueux & chaleureux, avec un grand sens de l'humour. Publier est la mission de sa vie, et c'est ce qu'il a fait avec Wikileaksâ.
đâđš La mission de Julian Assange : changer le monde, mais Ă quel prix ?
Par Lauren Said-Moorhouse & Claudia Rebaza, le 27 avril 2024
Julian Assange a lancĂ© son site web de divulgation WikiLeaks dans une quĂȘte de transparence et de vĂ©ritĂ© radicales, mission qui a fait d'une personnalitĂ© dĂ©jĂ clivante un personnage cĂ©lĂšbre et lui a valu des critiques et des soutiens Ă parts Ă©gales.
La bataille de longue haleine pour son extradition vers les Ătats-Unis s'est poursuivie ce mois-ci, les avocats amĂ©ricains ayant fourni Ă la High Court britannique une sĂ©rie de garanties concernant les droits du Premier Amendement du fondateur de WikiLeaks, ĂągĂ© de 52 ans, et le fait qu'il ne serait pas condamnĂ© Ă la peine de mort s'il Ă©tait remis Ă la justice. Ces garanties seront rĂ©examinĂ©es lors d'une nouvelle audience le 20 mai.
Cela fait maintenant plus de 12 ans que le cĂ©lĂšbre Australien n'a pas pu vivre en homme libre, et qu'il a passĂ© les cinq derniĂšres annĂ©es en prison, dans la structure de haute sĂ©curitĂ© de Belmarsh, Ă Londres, et prĂšs de sept ans auparavant dans l'ambassade de l'Ăquateur dans la capitale anglaise, oĂč il a tentĂ© d'Ă©chapper aux autoritĂ©s.
Il risque la prison Ă vie aux Ătats-Unis pour avoir publiĂ© des centaines de milliers de documents militaires et gouvernementaux sensibles fournis par Chelsea Manning, une ancienne analyste du renseignement de l'armĂ©e, il y a plus d'une douzaine d'annĂ©es. Mais rĂ©cemment, les pressions se sont accrues pour que l'affaire Assange soit classĂ©e.
Ce mois-ci, le prĂ©sident Joe Biden a laissĂ© entrevoir une lueur d'espoir aux partisans de M. Assange en dĂ©clarant que son administration âsongeaitâ Ă la requĂȘte de l'Australie d'abandonner les poursuites Ă l'encontre du fondateur de WikiLeaks. Ces remarques ont Ă©tĂ© qualifiĂ©es de signal âencourageantâ par le Premier ministre australien Anthony Albanese, qui a ajoutĂ© que M. Assange avait âdĂ©jĂ payĂ© le prix fortâ et que âtrop, c'est tropâ.
La trajectoire d'Assange
Né en 1971 à Townsville, dans l'est du Queensland, M. Assange a reçu une éducation peu conventionnelle. Sa famille déménageant fréquemment, son éducation s'est faite à la fois à la maison et par correspondance.
Ă l'adolescence, il se dĂ©couvre une aptitude naturelle pour l'informatique, mais ses activitĂ©s - qui consistent notamment Ă accĂ©der Ă plusieurs systĂšmes sĂ©curisĂ©s, dont ceux du Pentagone et de la NASA - sous le pseudonyme de pirate informatique âMendaxâ - le placent rapidement dans le collimateur des autoritĂ©s. En 1991, les autoritĂ©s australiennes l'ont inculpĂ© de 31 chefs d'accusation de cybercriminalitĂ©, mais il n'a Ă©copĂ© que d'une petite amende lors du prononcĂ© de la sentence, aprĂšs avoir plaidĂ© coupable pour la plupart des chefs d'accusation.
AprĂšs ses dĂ©mĂȘlĂ©s avec la justice, M. Assange a travaillĂ© comme consultant en sĂ©curitĂ© informatique, a voyagĂ© et a briĂšvement Ă©tudiĂ© la physique Ă l'universitĂ© de Melbourne avant d'abandonner ses Ă©tudes.
Lorsqu'il a créé WikiLeaks en 2006, il voulait en faire une sorte de dépÎt d'archives en ligne qui publierait des documents, des vidéos et d'autres matériels sensibles soumis anonymement, aprÚs les avoir examinés.
Il a fonctionnĂ© pendant plusieurs annĂ©es en tĂ©lĂ©chargeant des documents allant du manuel d'exploitation de l'armĂ©e amĂ©ricaine pour son camp de dĂ©tention de Guantanamo Bay, Ă Cuba, Ă des documents internes de l'Ăglise de Scientologie et Ă certains courriels personnels de la candidate rĂ©publicaine Ă la vice-prĂ©sidence de 2008, Sarah Palin.
Mais c'est en 2010 que l'attention du monde entier a Ă©tĂ© attirĂ©e par une vidĂ©o qui a Ă©tĂ© plus tard connue sous le nom de âCollateral Murderâ. Ă l'Ă©poque, la journaliste Atika Shubert a eu vent d'images qui circulaient et qui prĂ©tendaient montrer une attaque meurtriĂšre d'hĂ©licoptĂšres amĂ©ricains en 2007 en Irak. Alors reporter pour CNN Ă Londres, Atika Shubert a retrouvĂ© la personne en possession de ces images.
M. Assange s'est dâabord montrĂ© âvagueâ et âinsaisissableâ, se souvient Mme Shubert. Avec le recul, elle pense aujourd'hui que
âson comportement Ă©tait dĂ» au fait qu'il gardait cette cache de documents de Chelsea Manning, et qu'il essayait de trouver un moyen de les publierâ.
Peu aprÚs, il s'est présenté à l'improviste au bureau londonien de CNN avec à la main une clé USB contenant des milliers de documents classifiés.
âC'Ă©tait ma premiĂšre initiation au monde des dĂ©pĂŽts de donnĂ©es et Ă ce que faisait justement WikiLeaks, dont je n'avais jamais entendu parler auparavantâ, a dĂ©clarĂ© Mme Shubert.
WikiLeaks a finalement publié la vidéo de l'attaque de l'hélicoptÚre américain en Irak, déclenchant la condamnation des défenseurs des droits de l'homme et s'attirant les foudres des responsables de la Défense américaine. à la fin de l'année, l'organisation avait publié prÚs d'un demi-million de documents classifiés relatifs aux guerres américaines en Irak et en Afghanistan.
Sous les feux de la rampe
Alors que WikiLeaks poursuivait ses rĂ©vĂ©lations, M. Assange s'est retrouvĂ© au cĆur d'une nouvelle cause cĂ©lĂšbre, ses moindres faits et gestes Ă©tant scrutĂ©s Ă la loupe. Et chaque gros titre a entachĂ© son image auprĂšs de ceux qui ne partageaient pas sa vision des choses.
Fidel Narvaez, ancien consul de l'ambassade d'Ăquateur Ă Londres, a rencontrĂ© M. Assange en 2011, aprĂšs la publication par WikiLeaks d'une nouvelle archive volumineuse, cette fois de cĂąbles diplomatiques amĂ©ricains confidentiels. Les deux hommes sont devenus des amis proches au fil des ans.
âAssange peut ĂȘtre tĂȘtu, parfois en conflit avec d'autres, mais une fois que vous le connaissez ... il est extrĂȘmement respectueux et chaleureux. Il a un grand sens de l'humourâ, a dĂ©clarĂ© M. Narvaez Ă CNN. âPublier est la mission de sa vie, et c'est ce qu'il a fait avec WikiLeaksâ.
L'histoire d'Assange, âle hacker adolescent devenu rebelle dans la guerre de l'informationâ, comme l'a Ă©crit le Guardian en 2011, ressemblait Ă l'intrigue d'une superproduction hollywoodienne. Rapidement, son histoire a Ă©tĂ© immortalisĂ©e dans des documentaires et des films, notamment dans âThe Fifth Estateâ (2013), que M. Assange a qualifiĂ© de âfiasco sĂ©nileâ utilisant ce qu'il considĂ©rait comme des rĂ©fĂ©rences boiteuses.
Pour le journaliste et auteur James Ball, qui a briĂšvement travaillĂ© pour WikiLeaks et a Ă©tĂ© basĂ© pendant un certain temps Ă Ellingham Hall, un manoir isolĂ© au nord de Londres oĂč Assange a vĂ©cu avant de se rĂ©fugier dans l'ambassade d'Ăquateur, les dĂ©buts de WikiLeaks ont Ă©tĂ© une pĂ©riode âexaltanteâ.
âOn travaillait sur des documents jamais vus auparavant. Les fuites sont devenues un peu plus courantes depuis, mais l'idĂ©e de pouvoir parcourir ces Ă©normes ensembles de documents montrant ce qui s'Ă©tait rĂ©ellement passĂ© lors des conflits ou ailleurs Ă huis clos Ă©tait tout Ă fait novatriceâ, a dĂ©clarĂ© M. Ball Ă CNN.
WikiLeaks est devenu un nom familier grùce à ses fréquentes divulgations de données, mais certains commençaient à s'interroger sur le comportement de son fondateur. Pour beaucoup, sa personnalité polarisante est devenue un problÚme.
M. Ball a ajoutĂ© : âIl aimait l'agitation que (les divulgations) suscitaient, mais il semblait finalement peu intĂ©ressĂ© par les documents eux-mĂȘmesâ.
D'autres proposent d'autres explications aux excentricitĂ©s d'Assange. M. Narvaez a dĂ©clarĂ© que l'homme qu'il a connu Ă©tait âhyperactif et accro au travailâ et a indiquĂ© que le trouble du spectre autistique qui avait Ă©tĂ© diagnostiquĂ© constituait un Ă©lĂ©ment de sa personnalitĂ©.
Changement radical
Ces questions mises Ă part, le rythme des publications de WikiLeaks sâest ralenti lorsque M. Assange a Ă©tĂ© accusĂ© d'inconduite sexuelle en SuĂšde en aoĂ»t 2010. L'organisation est passĂ©e de l'offensive Ă la dĂ©fensive, bien que le militant de la transparence ait niĂ© avec vĂ©hĂ©mence les allĂ©gations portĂ©es contre lui. De plus en plus de voix se sont Ă©levĂ©es pour demander Ă M. Assange de quitter WikiLeaks et, comme il ne l'a pas fait, de nombreuses personnes ont coupĂ© les ponts avec l'organisation.
M. Assange a qualifiĂ© cette affaire de âcampagne de diffamationâ orchestrĂ©e pour ouvrir la voie Ă une possible extradition vers les Ătats-Unis, et a refusĂ© de se rendre en SuĂšde pour y ĂȘtre interrogĂ© [sans garantie du gouvernement suĂ©dois quâil ne serait pas extradĂ©, car il a au contraire acceptĂ© sans rĂ©serve dâĂȘtre interrogĂ© par le juge].
En juin 2012, alors qu'il a Ă©tĂ© libĂ©rĂ© sous caution par les autoritĂ©s britanniques dans le cadre de l'enquĂȘte suĂ©doise, il choisit de frapper Ă la porte du 3 Hans Crescent, oĂč il a demandĂ© l'asile politique Ă lâambassade d'Ăquateur.
Le monde entier s'est demandĂ© si M. Assange ne cherchait pas Ă contourner la justice derriĂšre les murs de lâambassade.
Au fil du temps, ses relations avec son hĂŽte ont empirĂ©, consĂ©quence de l'arrivĂ©e au pouvoir d'un nouveau prĂ©sident en Ăquateur en 2017. Assange devenait un problĂšme pour le prĂ©sident Lenin Moreno, qui subissait des pressions des Ătats-Unis pour l'expulser de son refuge diplomatique.
âIl Ă©tait Ă©vident que le prĂ©sident Moreno allait cĂ©der aux pressions externes et internesâ, a dĂ©clarĂ© M. Narvaez.
Narvaez, considéré comme trop proche de l'invité indésirable, a été prié de partir en juillet 2018 dans le cadre d'un remaniement du personnel de la mission diplomatique.
âJe l'ai laissĂ© seul, j'Ă©tais la derniĂšre personne en qui il avait confianceâ, a dĂ©clarĂ© M. Narvaez.
Neuf mois plus tard, en avril 2019, M. Assange a été expulsé manu militari du bùtiment par la police métropolitaine de Londres en vertu d'un mandat d'extradition délivré par le ministÚre américain de la justice.
Un vide juridique
Depuis, Assange vit la plupart du temps en isolement, dans une cellule de trois mÚtres sur deux à la prison de Belmarsh, dans le sud-est de Londres. Cette prison, qui peut accueillir plus de 900 détenus, héberge notoirement dans son quartier de haute sécurité des personnes soupçonnées de terrorisme, comme Abu Hamza al-Masri.
Les Ătats-Unis accusent M. Assange d'avoir mis des vies en danger en publiant des documents militaires secrets en 2010 et 2011. Il est accusĂ© de 18 infractions pĂ©nales liĂ©es Ă la diffusion par son organisation de documents classifiĂ©s et de cĂąbles diplomatiques. S'il est reconnu coupable, il risque jusqu'Ă 175 ans de prison, des conditions bien plus sĂ©vĂšres qu'au Royaume-Uni.
Depuis son entrée à Belmarsh, sa femme, Stella Assange, se bat à ses cÎtés. Le couple s'est marié en mars 2022, alors qu'il était en prison.
Stella, la mĂšre des deux jeunes fils de Julian Assange, a qualifiĂ© son mari de âprisonnier politiqueâ devant le tribunal le mois dernier, et a exprimĂ© Ă plusieurs reprises sa crainte qu'il ne mette fin Ă ses jours en cas d'extradition.
âJe suis trĂšs prĂ©occupĂ©e par son Ă©tat de santĂ©. Physiquement, il a vieilli prĂ©maturĂ©mentâ, a-t-elle dĂ©clarĂ© Ă CNN. âIl prend des mĂ©dicaments. Comme vous le savez, en octobre 2021, il a eu un mini accident vasculaire cĂ©rĂ©bral et il souffre de toutes sortes de problĂšmes de santĂ©â.
Dans une dĂ©claration faite le 16 avril, elle a qualifiĂ© les derniĂšres garanties donnĂ©es par les Ătats-Unis selon lesquelles M. Assange pourrait s'appuyer sur les protections du Premier Amendement lors de son procĂšs de âpropos gĂ©nĂ©raux Ă©vasifsâ.
âLa prĂ©tendue garantie diplomatique ne soulage en rien l'extrĂȘme dĂ©tresse de notre famille quant Ă son avenir - la sombre perspective de passer le reste de sa vie en isolement dans une prison amĂ©ricaine pour avoir publiĂ© des articles journalistiques primĂ©sâ, a-t-elle ajoutĂ©.
Nick Vamos, responsable de la criminalitĂ© d'entreprise au cabinet d'avocats Peters & Peters et ancien responsable de l'extradition au Crown Prosecution Service du Royaume-Uni, a dĂ©clarĂ© Ă CNN que, dâun autre cĂŽtĂ©, certains pourraient laisser entendre qu'il faut permettre au systĂšme judiciaire d'aller jusqu'Ă sa conclusion sans se laisser influencer par les protestations des partisans de M. Assange.
L'Ă©quipe d'Assange soutient qu'il est extradĂ© pour des raisons politiques et qu'un transfert aux Ătats-Unis viole la Convention europĂ©enne des droits de l'homme. Cette affirmation est soutenue par des experts indĂ©pendants.
En fĂ©vrier, Alice Jill Edwards, rapporteur spĂ©cial des Nations unies sur la torture, a appelĂ© le gouvernement britannique Ă mettre un terme Ă une Ă©ventuelle extradition et a rĂ©itĂ©rĂ© ses inquiĂ©tudes quant Ă la santĂ© de M. Assange et Ă âlâĂ©ventualitĂ© qu'il reçoive une peine tout Ă fait disproportionnĂ©e aux Ătats-Unisâ.
à l'occasion des cinq années passées par M. Assange à Belmarsh, AgnÚs Callamard, secrétaire générale d'Amnesty International, a prévenu que M. Assange, s'il était extradé,
ârisquerait de subir de graves abus, notamment un isolement cellulaire prolongĂ©, ce qui constituerait une violation de l'interdiction de la torture ou d'autres formes de mauvais traitementsâ.
Elle a ajoutĂ© que l'on ne pouvait pas se fier aux garanties donnĂ©es par les Ătats-Unis concernant la façon dont il serait traitĂ©, car elles sont âtruffĂ©es de lacunesâ.
De graves répercussions
Au-delĂ du prix Ă payer par M. Assange sur le plan personnel, nombreux sont ceux qui s'inquiĂštent des rĂ©percussions plus gĂ©nĂ©rales pour la libertĂ© de la presse dans le monde entier si M. Assange est envoyĂ© aux Ătats-Unis.
Cinq organisations internationales de mĂ©dias qui ont collaborĂ© avec M. Assange ont demandĂ© au gouvernement amĂ©ricain de mettre fin aux poursuites engagĂ©es contre lui pour avoir publiĂ© des documents classifiĂ©s. Dans une lettre ouverte de 2022, les reprĂ©sentants du New York Times, du Guardian, du Monde, d'El PaĂs et du Spiegel affirment que publier n'est pas un crime.
âObtenir et divulguer des informations sensibles lorsque l'intĂ©rĂȘt public l'exige fait partie intĂ©grante du travail quotidien des journalistes. Si ce travail est criminalisĂ©, notre discours public et nos dĂ©mocraties s'en trouveront considĂ©rablement affaiblisâ, peut-on lire dans la lettre ouverte.
Jameel Jaffer, directeur exĂ©cutif du Knight First Amendment Institute de l'universitĂ© de Columbia, a dĂ©clarĂ© que quiconque se prĂ©occupe des libertĂ©s de la presse ne saurait ĂȘtre rassurĂ© par les garanties offertes par les juristes amĂ©ricains en matiĂšre de respect du Premier Amendement.
âEt si le gouvernement obtient gain de cause, aucun journaliste ne pourra plus jamais publier les secrets du gouvernement amĂ©ricain sans risquer de perdre sa libertĂ©â, a-t-il ajoutĂ©.
* Xiaofei Xu et Alex Stambaugh de CNN ont contribué au reportage.
https://uk.news.yahoo.com/julian-assange-mission-change-world-050126515.html