👁🗨 La morale à l'épreuve des faits
La déshumanisation des victimes du génocide révèle la nôtre. En nous en faisant complices - actifs, passifs - nous coupons tout lien avec notre humanité. Si nous essayions, personne ne nous croirait.
👁🗨 La morale à l'épreuve des faits
Par Michael Brenner, le 6 avril 2024
Michael Brenner explore le dilemme moral du soutien apporté par les États-Unis aux atrocités commises par Israël à Gaza.
La vacuité morale est-elle désormais la marque des sociétés occidentales ? Cette question nous taraude alors que les gouvernements des États-Unis et d'Europe se font les complices des crimes atroces commis par Israël contre les Palestiniens. Le comportement de l'État juif répond à la définition du génocide telle qu'elle figure dans la Convention des Nations unies sur le génocide, dont ils sont tous signataires. Il est probable que la Cour internationale de justice le confirmera bientôt par une décision irrévocable.
En janvier, la CIJ a déjà reconnu l'existence d'une présomption de génocide. La plus haute instance judiciaire des Nations unies a ordonné à Israël de prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir les actes de génocide à Gaza. La CIJ s'est déclarée compétente en la matière, et a estimé qu'il existait des preuves tangibles au regard de la Convention de 1948 sur le génocide. Au moins certains des actes et omissions d'Israël “relèvent des dispositions de la Convention (sur le génocide)”, ont déclaré les juges. La CIJ a émis une série de dispositions “pour protéger les droits revendiqués par l'Afrique du Sud que la Cour a jugés plausibles”, notamment “le droit des Palestiniens de Gaza d'être protégés contre les actes de génocide”.
On pouvait raisonnablement s'attendre à ce que les sombres enjeux moraux ainsi mis en lumière - ainsi que les atrocités qui ont suivi - suscitent un débat public animé et douloureux, prélude à une action décisive. Or, la classe politique dans sa quasi-totalité les ignore ou les banalise. Le silence prévaut.
I.
Gaza présente des caractéristiques spécifiques qui la distinguent d'autres exemples relativement récents d'attaques systématiques et ciblées contre des civils. Premièrement, la réponse de l'Occident n'est pas faite d'indifférence et de passivité, comme dans le cas du Rwanda. Les gouvernements ont participé activement au châtiment aveugle infligé par Israël aux Palestiniens. Ils fournissent à Israël de grandes quantités d'armes nécessaires à leur assaut militaire, ils offrent un soutien politique sans réserve et un appui diplomatique. Ils acquiescent au blocus qui empêche les denrées alimentaires, les médicaments et autres aides humanitaires d'entrer dans la bande de Gaza - provoquant une famine et des maladies massives au sein de la population civile. Ils cautionnent les grossières lignes de propagande en provenance de Jérusalem, sans question ni réserve : les histoires de viols bidons, les prétendues cachettes du Hamas dans les hôpitaux, etc etc. Ils font pression sur leurs médias pour que ces affabulations soient diffusées comme des informations de première importance, et ils répriment les manifestations publiques et les appels individuels à prendre des mesures pour alléger les souffrances des Palestiniens, les dénonçant comme pro-Hamas et/ou antisémites. L'Allemagne, la France et maintenant la Grande-Bretagne sont allées jusqu'à criminaliser l'expression publique de points de vue antisionistes.
Tous occultent la moindre référence à des événements majeurs indésirables tels que le rapport documenté de l'UNWRA selon lequel 196 de ses travailleurs à Gaza ont été emprisonnés, torturés et abusés sexuellement afin de leur extorquer des “aveux” de leur participation fictive à l'attaque du 7 octobre. Ce dernier événement stupéfiant n'a suscité aucune réaction de la part des gouvernements occidentaux et n'a soulevé aucune question. (L'histoire n'a jamais été publiée dans les pages du New York Times). Un autre cas, encore plus frappant, de mépris délibéré et insensible de l'Occident pour la vérité sur les atrocités systématiques commises à Gaza s'est produit la semaine dernière. La CIJ a publié une déclaration urgente exigeant qu'Israël prenne des mesures provisoires pour atténuer
“l'aggravation des conditions de vie des Palestiniens à Gaza, en particulier la propagation de la famine et de la famine”, et qu'il prenne “toutes les mesures indispensables et efficaces pour assurer sans délai, en pleine coopération avec les Nations unies, pour fournir sans entrave et à grande échelle par toutes les parties concernées des services de première nécessité et l'aide humanitaire dont les Palestiniens ont un besoin urgent dans l'ensemble de Gaza”.
Cette décision sans appel a suscité à peine un hochement de tête dans les capitales occidentales. (Le NYT a estimé que l'article n'avait pas sa place ailleurs qu'au milieu d'un article de 21 lignes sur les pressions exercées sur M. Netanyahu).
Deuxièmement, le soutien initial au gouvernement Netanyahou revenait à lui signer un chèque en blanc, ainsi qu'à ses complices. Il a défini des critères désignant Israël comme la seule victime - des critères qui restent inchangés face aux atrocités commises pendant six mois. En outre, l'administration Biden a encouragé le plan israélien visant à expulser la population de Gaza dans le désert égyptien du Sinaï. Le secrétaire d'État Blinken s'est rendu au Caire et à Amman pour tenter de courtiser le président Sisi et le roi Abdallah afin qu'ils accueillent la population palestinienne parquée dans des villages de tentes sur leur territoire. Une action qualifiée de génocide dans la Convention de l'ONU. Il est allé jusqu'à proposer d'effacer les milliards de la dette égyptienne en échange de cette collaboration proposée. Sisi, froissé, a refusé catégoriquement. Abdullah n'a pas été plus conciliant en rejetant une proposition similaire, bien plus modeste. Dans l'ensemble, ce bilan est ahurissant de perversité morale.
Troisièmement, le projet israélien de privation des droits des Palestiniens, qui, s'ils étaient appliqués, seraient considérés comme un obstacle à la réalisation de l'objectif proclamé d'établir un Grand Israël “du fleuve à la mer” - une phrase inventée par le leader sioniste Vladimir Jabotinski bien avant 1948 et incorporée depuis dans la Charte du Likoud - ne suscite aucun intérêt particulier de la part d'un État occidental. En fait, c'est tout le contraire qui se produit, objectivement parlant. Pour les États-Unis en particulier, leur position sur Gaza accélère le déclin de leur influence dans le Golfe, dans le monde arabe et parmi les musulmans du monde entier. Par conséquent, cette évolution ouvre la voie à une expansion de l'influence de la Chine, de la Russie et de ces deux pays qui s'engagent aux côtés de l'Iran. Le “soft power” vanté par l'Amérique a été dilapidé - irrémédiablement perdu - à cause de la Palestine, ainsi que du Yémen, de l'Irak, de la Syrie, de Taïwan, entre autres.
Quatrièmement, la relation tumultueuse entre Israël et les États-Unis est inédite - sans précédent historique. En effet, c'est le plus petit, le plus dépendant, qui prend le dessus en définissant qui peut faire quoi, avec ou sans l'approbation de l'autre. D'un point de vue objectif, l'influence potentielle de l'Amérique sur la politique israélienne est colossale. Washington pourrait mettre fin au déchaînement des Israéliens contre les Palestiniens par un simple coup de fil de la Maison Blanche. Depuis des années, elle aurait aussi pu faire obstacle à l'implantation massive de colonies de peuplement en Cisjordanie. Qu'elle n'ait pas réussi à le faire et ait activement soutenu la colonisation reflète le degré d'influence de Jérusalem dans toutes les sphères du gouvernement américain et le succès de sa campagne globale visant à façonner la perception américaine sur toutes les questions relatives au Moyen-Orient la concernant.
Cinquièmement, une autre spécificité remarquable tient au fait que l'opinion publique est globalement favorable à un cessez-le-feu qui mettrait fin aux massacres et aux traitements inhumains dans la bande de Gaza. Les sondages indiquent que 72 % des Américains interrogés déclarent ainsi leur préférence. Seuls 50 % d'entre eux déclarent encore soutenir Israël de manière générale. Cette réalité, en cette année d'élection présidentielle, est minimisée par les élites politiques à la Maison Blanche et dans tout le pays. Telle est la force des pressions du conformisme et de l'engourdissement de la conscience morale.
Dans le même temps, la population proteste largement contre le sort des Palestiniens. Des centaines de milliers de personnes participent à des manifestations dans tout le pays. Elles ont lieu régulièrement à Londres et, à plus petite échelle, à Berlin, à Rome et ailleurs. Comme aux États-Unis, les médias n'y accordent que peu d'attention et les dirigeants gouvernementaux les passent sous silence.
Sixièmement, l'identification inconditionnelle et sans réserve de l'Occident à Israël doit être replacée dans le contexte de la persécution des Juifs par ces sociétés au cours des siècles. Pour les Européens, cette histoire a été ancrée dans leur conscience de façon à façonner leurs sentiments et leur façon de penser à l'égard du pays. Cette influence est si marquée qu'elle incite à justifier aujourd'hui le génocide des Palestiniens par ceux-là mêmes qui ont été victimes d'un génocide en Europe il y a quatre-vingts ans.
Le contexte a son importance. Cela étant dit, les atrocités commises à Gaza vont bien au-delà de toute considération permettant de faire valoir des circonstances atténuantes dans son appréciation de ces agissements. On pouvait raisonnablement s'attendre à des manifestations de colère spontanées de la part des gouvernements et de l'opinion publique occidentaux. Le sacro-saint respect des droits de l'homme dans la hiérarchie des valeurs libérales de l'Occident aurait dû l'exiger. Or, c'est tout le contraire qui s'est produit.
II.
Selon notre analyse, la complicité dans le génocide de Gaza ne doit pas être considérée comme un événement isolé, en contradiction flagrante avec les attitudes et les pratiques dominantes en Occident. Il ressort de l'examen du dossier qu'il existe un schéma clair de comportement immoral, tant au niveau national qu'au plan des relations avec l'extérieur. Voici ce qu'il faut en retenir.
1) Au Yémen, les États-Unis se sont faits les complices d'une campagne atroce menée par l'Arabie saoudite contre les Houthis du pays, entraînant un nombre de victimes civiles encore plus élevé que celui enregistré à Gaza. Ils ont bénéficié dans cette opération de la coopération de la Grande-Bretagne et de la France.
Les bombardements saoudiens incessants et l'asphyxie des régions houthies ont fait de nombreuses victimes : par les armes, la famine, les maladies. Ce carnage n'aurait pu avoir lieu sans l'implication directe de l'armée américaine. Bien que la contribution américaine se soit réduite au cours de l'année écoulée, nous continuons à jouer un rôle considérable dans l'assaut saoudien. Nos officiers se sont installés aux postes de commandement de l'armée de l'air en Arabie saoudite pour déterminer les cibles, nos avions ont ravitaillé les appareils saoudiens qui, sans cela, n'auraient pu atteindre leurs cibles, nous avons fourni les armes et les munitions portant la mention “Made In U.S.A.” et nous avons participé à l'embargo qui a bloqué l'acheminement de la nourriture et des médicaments vers les nécessiteux. La famine a considérablement alourdi le bilan des victimes. Des dizaines de milliers de personnes ont été tuées, mutilées ou frappées de maladies invalidantes.
Le seul argument de la politique américaine relève d'un calcul douteux : soutenir Mohammed bin-Salman à Riyad vaut bien les souffrances massives des innocents yéménites. Cette décision a été prise par le président Obama et son vice-président Joe Biden, confirmée par Donald Trump et poursuivie sous la présidence de Joe Biden. Obama et Biden, ces humanitaires autoproclamés qui ont versé d'abondantes larmes de crocodile pour les habitants de Gaza, ont estimé que les Yéménites n’en valaient même pas la peine : “Nos pensées et nos prières sont avec vous”.
Vous pouvez faire toutes les recherches possibles et imaginables pour trouver un rassemblement, une veillée, un service commémoratif en l'honneur des victimes de l'irrespect total des vies humaines au Yémen de notre gouvernement. Rien dans nos établissements d'enseignement supérieur, presque rien dans nos lieux de culte, juste quelques platitudes fugaces de la part de quelques-uns au Capitole. Et certainement pas la moindre excuse pour les orphelins, les veuves et les invalides. Le sang sur nos mains est invisible.
Cette histoire “ancienne” ne nous empêche pas non plus de bombarder les Houthis pour protéger les navires israéliens en mer Rouge.
Selon TALLY
380 000 morts selon les estimations de l'ONU
70% d'enfants de moins de 5 ans (275 000)
150 000+ dus à la violence (2014-2021) ONU
85 000 enfants morts de faim (2015-2018) Save the Children
2,3 millions d'enfants souffrant de malnutrition aiguë et près de 400 000 enfants de moins de cinq ans en danger imminent de mort. (2016-2021) [1] UNICEF, OMS
24.600+ tués par les raids aériens
4 millions de personnes (dont 1,4 million d'enfants) déplacées (2015-2020)
2. Dans le cadre de la prétendue “guerre contre le terrorisme”, les États-Unis ont mis en œuvre un programme de torture sur des milliers de personnes enlevées sommairement, sans le moindre semblant de procédure légale. Ce programme a été mis en œuvre sur mandat présidentiel dans des “sites noirs” notoires du monde entier : à Guantanamo, dans des prisons en Irak (entre autres Abu Ghraib, Camp Cropper) et en Afghanistan.
3. En matière d'immigration (irrégulière), plusieurs pays (les États-Unis - surtout, la Grande-Bretagne, la France et la Grèce) ont soumis des milliers d'étrangers entrants à des traitements abusifs, en violation du droit international. Washington, sous l'administration Trump, a appliqué des stratégies de dissuasion visant à décourager ceux qui envisagent d'entrer dans le pays sans autorisation officielle. Les fonctionnaires ont reçu l'ordre de séparer les enfants de leurs parents, généralement de la mère, comme une routine. Ils ont été dispersés dans des sites non encadrés à travers le pays - la plupart détenus et exploités par des entreprises privées - où ils ont été victimes de dérives à grande échelle. Aucun registre systématique des coordonnées n'était tenu, rendant les éventuelles retrouvailles avec les parents expulsés extrêmement difficiles, voire tout simplement impossibles. À ce jour, quelque 400 enfants n'ont toujours pas retrouvé leurs parents. Un nombre indéterminé d'entre eux se sont retrouvés entre les mains de trafiquants d'êtres humains. Les efforts sporadiques de l'administration Biden pour prendre des mesures appropriées sont loin d'être suffisants. En outre, sa gestion de la dernière vague de réfugiés traversant la frontière mexicaine a entraîné de nouveaux abus. Au cours des dernières semaines, les hommes de Joe Biden ont laissé des flots de réfugiés dans des enclos situés dans le no man's land le long de la frontière, où ils ont souffert du manque de nourriture, de l'absence de soins médicaux et d'abris contre les intempéries.
L'incapacité de Washington à mettre en place un programme humain et un système efficace de protection des réfugiés a encouragé les gouverneurs démagogues des États à se débarrasser des réfugiés de manière grossièrement abusive et désinvolte. Les gouverneurs Abbott du Texas et DeSantis de Floride ont pris l'habitude de les envoyer comme des objets par bus ou par avion vers des villes du Nord et de l'Ouest. Là, ils sont largués sur le trottoir comme des colis UPS. La réaction de Joe Biden face à ce phénomène ignoble a été mitigée. Il n'a pas formulé de solution, n'a fourni aucune aide aux villes et aux États submergés, et n'a pas non plus usé de son autorité constitutionnelle pour faire valoir la compétence du gouvernement fédéral sur toutes les questions relatives aux frontières du pays, et ainsi bloquer ces pratiques draconiennes. Au lieu de cela, il a timidement renvoyé le dossier vers le système judiciaire où une majorité de la Cour suprême, acquise et hostile, dictera une politique qui ne relève pas de son autorité légitime.
4. Le bilan de l'Europe en matière de réfugiés est un peu moins désastreux que celui de Washington. Les gouvernements se sont montrés réactifs et respectueux de la dignité humaine lorsqu'un flot de migrants a été libéré par Erdogan, en Turquie, en 2015. Angela Merkel, en particulier, a vaillamment accueilli près d'un million de personnes en Allemagne. L'heure de gloire de Merkel. Par la suite, cependant, toute l'Europe - individuellement et par l'intermédiaire de la Commission européenne - a radicalement changé de cap en adoptant des approches plus dures, telles que la manière dont les réfugiés sont traités, les restrictions agressives imposées aux bateaux traversant la Méditerranée, y compris les demi-tours forcés, le refus parfois d'aider les navires en difficulté et la criminalisation des activités des organisations humanitaires visant à secourir et à débarquer les réfugiés en danger en mer. Ces mesures ont été accompagnées d'une stratégie multiforme visant à inciter les pays servant de points de départ à empêcher les bateaux de quitter leurs côtes. L'incitation est généralement financière. La Libye est la principale cible. Les autorités y placent tous les candidats à l'émigration dans des camps qui ne sont rien d'autre que des mouroirs. Les détenus sont soumis à toutes sortes d'abus, qui ne sont atténués que par l'aide que le Haut Commissariat aux Réfugiés peut leur apporter.
La Grande-Bretagne, qui pour des raisons géographiques n'a pas connu les vagues de migrants à grande échelle qui frappent ses voisins continentaux, a néanmoins réussi à appliquer des formes innovantes de maltraitance qui inscrivent le nom de sa nation dans les annales de cet épisode peu glorieux de l'histoire occidentale. Le gouvernement conservateur a conçu un plan visant à expulser des milliers de réfugiés indésirables vers le Rwanda, le pays même dont le bilan en matière de sécurité publique est entaché par le grand génocide perpétré contre les Tutsis dans les années 1990. Le Rwanda figure également en bonne place sur la liste des pays souffrant de privations généralisées. Whitehall a insisté sur le fait que, contrairement aux impressions, c'est l'endroit idéal pour se débarrasser des migrants indésirables. Et ça ne coûte pas cher : quelques centaines de millions de livres sterling en pots-de-vin. À ce jour, personne n'a été expulsé grâce à l'intervention de la High Court. Sunak, qui ne se laisse pas décourager, a imaginé de proposer une loi parlementaire stipulant que le Rwanda est bel et bien un pays sans danger, quoi qu'en pense la High Court et quoi qu'en atteste la réalité. Ce projet inhumain et insensé n'est pas sans rappeler l'idée des nazis de résoudre le “problème juif” de l'Europe en les expédiant tous à Madagascar.
5. L'extraordinaire homogénéité des points de vue et des revendications de la quasi-totalité de la classe politique occidentale constitue la caractéristique la plus frappante de la crise morale actuelle. On observe partout l'alignement parfait des politiciens, des médias, des experts et des célébrités qui approuvent globalement tout ce que fait Israël et s'abstiennent de porter des jugements moraux. Les dissidents ne représentent qu'une minorité. Une demi-douzaine de membres du Congrès des États-Unis (dont aucun n'a de réel pouvoir) et quelques voix isolées, loin des centres d'influence. Boudés par les médias traditionnels, ces analystes et diplomates avisés sont relégués sur d'obscurs sites web. Cet ostracisme se produit en dépit de l'inclusion, au sein de ce dernier groupe, de personnes remarquables ayant occupé des postes très haut placés au sein du gouvernement et possèdent une expertise/expérience bien supérieure à celle de nos décideurs politiques et de nos éminents commentateurs. D'autres dissidents - dans les universités ou les associations professionnelles - sont écartés. Ce chœur compact est un phénomène d'autant plus spectaculaire qu'il n'est imposé par aucune autorité autoritaire. Certes, il existe des éléments de pression indirecte et des conseils intermittents transmis par les plus hautes sphères de l'État aux rédacteurs en chef du NYT et du Washington Post, ainsi qu'aux responsables des principaux réseaux d'information. Mais personne ne prend le risque d'un long séjour au goulag en disant des vérités ou en s'écartant de la ligne orthodoxe. Le conformisme est essentiellement spontané, reflet de la dégradation du discours public dans le pays, de la complaisance habituelle et de l'aversion pour la pensée indépendante et rigoureuse.
Il est vrai qu'un grand nombre de personnalités politiquement vigilantes ne sont pas d'accord avec la complicité de leur pays dans d'atroces crimes de guerre ou, du moins, ne sont pas à l'aise à cet égard. Cependant, au lieu de se manifester, elles se désengagent. Ce désistement commode de l'arène du combat moral est évident même parmi les dirigeants de l'Église. En Amérique, leur silence est assourdissant. Au sein de l'establishment catholique, l'appel sincère du pape François à mettre fin au carnage de Gaza n'a suscité que peu d'écho, voire aucun. Les principales confessions protestantes ont agi comme des spectateurs passifs - à quelques rares exceptions près. En effet, on trouve plus souvent les noms de courageux rabbins sur les pétitions pour la paix que ceux d'ecclésiastiques chrétiens.
En revanche, une grande partie de l'Église évangélique a défendu haut et fort la guerre d'Israël contre les Palestiniens, conformément à sa lecture littérale de l'Apocalypse et à son dégoût profondément enraciné pour les “autres”.
Des phénomènes presque identiques prévalent en Europe de l'Ouest. En Grande-Bretagne, les élites politiques se calquent sur leurs modèles américains avec la ferveur typique d'un satrape. La seule différence étant l'absence d'une contrepartie au riche et vibrant réseau de personnes exceptionnelles qui constituent une alternative à la conformité du courant dominant. Il en va de même pour l'Allemagne. La France présente une opposition plus visible dans la mesure où deux partis politiques - La France Insoumise dirigée par Jean-Luc Mélenchon - critiquent vivement le soutien inconditionnel de Macron aux actions d'Israël. (Le Rassemblement national de Marine Le Pen concentre ses critiques sur l'approche belliqueuse de Macron dans l'affaire ukrainienne).
III.
Le critère ultime de la vertu morale d'une société est la manière dont elle traite ses membres les plus vulnérables : les infirmes, les personnes âgées, les faibles, les pauvres, les enfants. Ce principe est inscrit dans les enseignements de toutes les grandes religions et de toutes les philosophies séculières. Ces admonestations éthiques ne sont pas simplement des formulations philosophiques abstraites. Elles expriment l'instinct évolutif de sauvegarde des personnes menacées, en particulier les jeunes. En ce qui concerne ces derniers, il s'agit d'un instinct si fort qu'il transcende les identités de groupe et même, parfois, les espèces. Sa suppression constitue par conséquent un sujet tabou.
À cet égard, l'Occident est bien placé, grâce à ses réformes sociales progressives sur deux siècles, culminant avec le pacte civilisationnel de l'après-guerre, dans lequel le bien-être des citoyens a été inscrit dans les politiques et les programmes publics. Toutefois, au cours des dernières décennies, nous assistons à une régression accélérée et profonde. Les pays anglophones sont à l'avant-garde de ce mouvement réactionnaire.
On peut raisonnablement affirmer que les États-Unis et la Grande-Bretagne se sont écartés de la philosophie sociétale éclairée, fondée sur un grand sens d'une même humanité et d'une même solidarité entre les citoyens. Le tableau général est illustré par ces chiffres : au Royaume-Uni, 20 % des enfants de moins de 18 ans vivent dans la pauvreté. 25 % des personnes âgées de plus de 65 ans vivent en situation précaire. Ce pourcentage est en constante augmentation. Les chiffres comparables aux États-Unis sont de 16 % et 18 %. Selon les données de l'OCDE, seul le Mexique est moins bien classé que les États-Unis en termes de “seuil de pauvreté” des personnes âgées, ce qui signifie que parmi les plus démunis, le revenu moyen ne se situe pas au niveau du seuil de pauvreté. Trois pays seulement affichent des disparités de revenus plus importantes chez les personnes âgées. Il en va de même pour les taux de malnutrition infantile. Un triste record dans des pays qui comptent parmi les plus riches que le monde ait jamais connus.
Dans les deux pays, les chiffres macro-économiques ne reflètent pas seulement le résultat de l'évolution des structures économiques au fil du temps, mais plutôt des politiques délibérées. La situation américaine est due à une combinaison de négligence de la part du gouvernement fédéral sous l'égide des Démocrates et d'actions néfastes ciblant les faibles et les vulnérables sous celle des Républicains. Les attaques les plus flagrantes se produisent au niveau des États. Les États “rouges” du “MAGA” [Make America Great Again, devise des Républicains/Trump] ont initié des campagnes radicales qui prévoient une forte réduction de tous les services sociaux. Ils vont jusqu'à rejeter les contributions élargies de Washington à Medicaid, qui requièrent une mesure de crédits complémentaires de l'État. Ils éliminent ou réduisent les subventions alimentaires, durcissent les conditions d'éligibilité aux allocations d'invalidité et suppriment toute une série de programmes destinés à aider les enfants des familles à faible revenu en matière de nutrition et de soins de santé. Ces mesures sont prises avec enthousiasme et s'accompagnent d'une rhétorique véhémente sur la valeur morale et le caractère des bénéficiaires potentiels. Au Texas, une femme a été emprisonnée pour avoir avorté en violation d'une loi récemment adoptée par l'État.
Ce scénario est encore plus prononcé en Grande-Bretagne, où tout a été conçu et dirigé par le gouvernement de Whitehall. Un fait flagrant fait figure d'exemple. Dans le cadre d'un projet impitoyable visant à réduire les dépenses de “bien-être” social, Londres a imposé des conditions onéreuses aux handicapés qui doivent désormais prouver à nouveau leur handicap en se traînant jusqu'à un bureau d'emploi spécialisé où leurs qualifications sont réexaminées et où on leur propose des emplois correspondant à leurs capacités physiques/mentales limitées. L'agence responsable est une entreprise sous-traitante à but lucratif dont la valeur pour l'État est évaluée en partie en fonction de ses performances en matière de radiation des listes de demandeurs d'emploi. Quelle est l'impérieuse nécessité nationale qui justifie cet assaut contre les personnes faibles et vulnérables ? La réponse est brutale : il s'agit de faire en sorte que les gros donateurs des campagnes électorales de la ville soient dispensés de payer leur juste part d'impôts. Comme l'a dit un esprit railleur : la Grande-Bretagne d'aujourd'hui est un fonds spéculatif doté de l'arme nucléaire.
IV.
Ce durcissement des sensibilités collectives et la mesquinerie des esprits constituent la toile de fond de l'attitude de ces gouvernements à l'égard des crimes commis en Palestine. Revenons à la question centrale : comment expliquer et interpréter l'échec moral criant des élites occidentales. La première chose à dire est que ce que nous observons n'est pas une “défaillance” morale. Les atrocités sont trop massives, trop visibles et trop prolongées pour justifier un tel état de fait. Deuxièmement, bien qu'il soit impératif de tenir compte de la psychologie collective de l'ensemble de la classe politique et de l'environnement socioculturel plus général de leurs pays, ce sont bien les décisions et les actes de chacun qui importent, en fin de compte.
Nous nous heurtons ici à une situation qui laisse perplexe. En effet, les chefs de gouvernement d'aujourd'hui se distinguent par leur banalité. Ils ne sont ni audacieusement ambitieux, ni idéologiquement motivés, ni dotés d'une personnalité exceptionnelle (à l'exception de Trump) et quasiment personne ne sort du lot. Il en va de même pour leurs principaux collaborateurs (même si Tony Blinken est un sioniste zélé). Biden, Trudeau, Sunak, Schulz, Rutte, van der Leyen, Stoltenberg, Macron - tous sont des personnages ordinaires. Macron est peut-être une exception relative dans la mesure où il se prend pour un Jean d'Arc de la dernière heure, venu à la rescousse d'une Europe en péril. En réalité, il s'agit d'un individu bizarre, affectivement déficient, dont l’ego rappelle celui d'un adolescent irascible. Seul un homme dont le développement émotionnel a été entravé épouse l'enseignante pour laquelle il a eu le béguin un jour. En observant cet éventail de personnages, nous constatons la banalité des actes (ou de l'absence d'actes) répréhensibles commis par des personnes qui ne devraient pas être désignées comme telles.
Il s'agit plutôt de créatures dont la banalité même autorise ou encourage une chute de la perception de la réalité, et qui ont confortablement muselé leurs pulsions morales, se montrant conformes et totalement dépourvues de conscience de soi. Ils sont la quintessence de la postmodernité. Vides, et amoraux.
Certes, le racisme est indéniablement présent. Comment imaginer une telle combinaison de soutien actif aux criminels de guerre et de mépris aveugle pour la tragédie humaine si les victimes étaient des Européens ou des Nord-Américains ? Il faut néanmoins différencier les formes ou les niveaux de racisme. Il y a le racisme ouvert, mû par la haine, sans le moindre vernis de motivation quasi-rationnelle. C'est le cas des attaques de deux membres républicains du Congrès qui appellent à l'extermination des Palestiniens. L'un déclare “Tuez-les tous”, et l'autre - Tim Walberg - utilise un langage plus imagé pour nous exhorter à “en finir au plus vite.... comme à Nagasaki et Hiroshima”. Certains minimiseront l'importance de ces propos en faisant remarquer qu'il ne sont que 2 sur 435. Certes, mais de telles attitudes, et encore moins leur expression publique, auraient été inconcevables il y a 30 ans. Le principal changement tient au 11 septembre, trauma collectif dont l'influence persistante sur la psyché américaine est encore bien présente.
L'autre forme de racisme est tacite et subconsciente. Elle est le prolongement de la tendance générale à voir les peuples du monde à travers une lentille réfractaire qui différencie les groupes sociaux avec lesquels nous avons une affinité naturelle de ceux avec lesquels nous éprouvons des sentiments neutres et de ceux dont nous nous sentons le plus éloignés et qui suscitent des réactions négatives. Les Arabes/musulmans font manifestement partie de cette dernière catégorie.
Exemple : L'assassinat par Israël de 7 travailleurs humanitaires occidentaux de la World Central Kitchen a suscité beaucoup plus d'indignation que l'assassinat par Israël de 32 000 civils - dont 16 000 enfants.
Un tel état d'esprit se traduit normalement par une certaine empathie à l'égard d'un individu en détresse, fondée sur l’instinct. En outre, on est normalement apte à éprouver une certaine empathie théorique - voire une certaine responsabilité - à l'égard d'un groupe étranger qui subit des abus manifestes. On déplore leurs souffrances, même si l'on n'a pas la moindre intention d'y remédier. Ce qui est choquant avec les élites d'aujourd'hui en ce qui concerne Gaza, c'est 1) qu'il n'y a aucune réaction illustrant cette dernière catégorie, et 2) qu'elles contribuent à perpétrer des exactions d'une extrême immoralité.
La normalité même de nos dirigeants fournit un indice à l'énigme telle que nous l'avons posée : pourquoi l'absence quasi totale de sentiments de culpabilité ou de honte - pourquoi une telle absence de gêne face à l'humiliation subie aux yeux de la plupart des pays du monde ? Tout d'abord, en tant que penseurs linéaires, satisfaits d'une vision superficielle du monde, ils s'enferment dans une formule simpliste : Israël = bon, Hamas = mauvais. Il en résulte une série de décisions express interdisant toute remise en cause ou modification, à mesure que la situation prend des proportions démesurées. C'est compréhensible dans la mesure où les penseurs linéaires estiment qu'il est irritant de ralentir, que toute variation est déstabilisante et qu’un changement de cap équivaut à une défaite intolérable. En témoignent l'Ukraine/Russie, la Chine, l'Iran, l'Afghanistan, l'Irak, la Syrie, le Venezuela, Cuba - et maintenant la Palestine. C'est pourquoi ils foncent tête baissée, allant d'un désastre à l'autre, toujours l’index droit en l’air.
Ensuite, dans des contextes sociaux nihilistes, les problèmes de conscience sont sans objet. En effet, le rejet implicite des normes, des règles et des lois libère le moi individuel qui peut agir selon ses impulsions, ses idées ou ses intérêts égoïstes. Le surmoi étant dissous, l'individu ne se sent pas obligé de se référer à une norme extérieure ou abstraite. Les tendances narcissiques s'épanouissent. Grâce à cette même approche, il n'est plus nécessaire d'éprouver de la honte. Celle-ci ne peut exister que si nous nous sentons subjectivement membres d'un groupe social dans lequel le statut personnel et le sentiment de valorisation dépendent de la façon dont les autres nous perçoivent et du respect qu'ils nous portent. En l'absence d'une telle entité communautaire, et de la sensibilité que cela implique à l'égard de l'opinion, la honte ne peut exister que sous la forme perverse du regret de n'avoir pu satisfaire le besoin exigeant et dévorant d'autosatisfaction. Cela vaut pour les nations comme pour leurs dirigeants.
Nihilisme et narcissisme vont de pair. Ils sont intimement liés. Un environnement socioculturel changeant encourage les individus à “agir à leur guise” sans se soucier de l'opprobre ou la sanction. Les limites sont floues, les contraintes faibles, et les modèles véhiculant le message tacite nombreux. L'agrégation de personnes ainsi désinhibées accentue le nihilisme de la société. Il en résulte un désengagement de la réalité. En premier lieu, le désengagement vis-à-vis des normes et des conventions. Qui entraîne un désengagement envers les aspects objectifs de l'environnement dans lequel on vit et on agit. Le mépris des préoccupations des autres (en les ignorant ou, dans des cas plus extrêmes, en niant même leur existence. Le mépris de l'histoire, du contexte. Le désengagement de la réalité tangible elle-même - et enfin, le désengagement de leur moi originel. Nous sommes de piètres témoins de nous-mêmes.
Les élites occidentales frôlent un état proche de ce que les psychologues appellent la “dissociation”. Cet état se caractérise par une incapacité à voir et à accepter les réalités telles qu'elles sont pour des raisons profondément ancrées dans la personnalité. Ce phénomène est particulièrement marqué aux États-Unis.
La déshumanisation des victimes d'un génocide révèle la nôtre. En nous faisant les complices - actifs ou passifs - d'un génocide, nous nous assurons de ne plus jamais renouer avec nos élans d'humanité. Si nous le faisions, personne ne nous croirait.
La morale compte encore pour le public américain - ou, du moins, l'apparence de la morale. Elle importe même si le pays s'est engagé à pratiquer le jeu de la stratégie de puissance comme le font tous les autres, même s'il s'est engagé dans une stratégie de domination mondiale - par des moyens aussi bien violents que pacifiques. Il reste attaché à la croyance que nous sommes un peuple moral qui compose une nation morale qui suit la voie de la droiture dans le monde. Lorsque nous devons vaincre, c'est que notre cause est juste. Que telle soit notre devise : “In God is our trust” [“Notre confiance repose en Dieu”]. Certains reconnaissent quelques déviations mineures - la plupart ne vont même pas aussi loin. Hiroshima/Nagasaki ? “Nous n'avions pas le choix- c'était eux ou nous (des centaines de milliers de victimes des GI dans la plaine d'Honshu)”. Le Viêt Nam ? Effacez-le de la mémoire nationale. L'invasion illégale de l'Irak ? Le 11 septembre, ou “on nous a mal informés”. Guantanamo ? La torture ? Nous devons nous protéger. Raqqa ? “Qui est-ce ?” Génocide au Yémen ? “Et l'attentat de Boston, ce n'était pas un génocide ?” L'impérialisme ? “Nous” sommes entourés d'ennemis qui veulent notre peau : La Russie, l'Iran, la Corée du Nord, la Chine, le Venezuela, les Houthis (vérifiez vos sources d'information quotidienne pour actualiser cette liste).
* Michael Brenner est professeur émérite d'affaires internationales à l'université de Pittsburgh et membre du Centre pour les relations transatlantiques au SAIS/Johns Hopkins. Il a été directeur du programme de relations internationales et d'études mondiales à l'université du Texas. M. Brenner est l'auteur de nombreux ouvrages et de plus de 80 articles et documents publiés. Ses ouvrages les plus récents sont les suivants : Democracy Promotion and Islam ; Fear and Dread In The Middle East ; Toward A More Independent Europe ; Narcissistic Public Personalities & Our Times. Il a notamment écrit des livres pour Cambridge University Press (Nuclear Power and Non-Proliferation), le Center For International Affairs de l'université de Harvard (The Politics of International Monetary Reform) et la Brookings Institution (Reconcilable Differences, US-French Relations In The New Era).
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