đâđš La nuit de tous les dangers
Depuis le cessez-le-feu la nuit n'est plus une zone de combat malgrĂ© la peur omniprĂ©sente. Peut-ĂȘtre qu'en domptant mes cauchemars, je pourrai Ă nouveau rĂȘver de ces choses donnant un sens Ă la vie.

đâđš La nuit de tous les dangers
Par Asmaa Abdu pour The Electronic Intifada, le 6 mars 2025
DiplĂŽmĂ©e en littĂ©rature anglaise, j'ai toujours trouvĂ© du rĂ©confort dans l'imaginaire. Les romans m'ont permis de me rĂ©fugier dans des mondes oĂč tout est possible. Avant le gĂ©nocide ici Ă Gaza, ma vie Ă©tait prĂ©visible. Rien ne pouvait vraiment me surprendre. âAttendez-vous Ă l'inattenduâ est la philosophie qui m'a aidĂ©e Ă surmonter de nombreux dĂ©fis.
Mais le génocide a alors bouleversé mon monde à un point que je n'aurais jamais pu imaginer. Les horreurs auxquelles j'étais désormais confrontée surpassaient tout, au-delà des pires cauchemars.
Pendant plus de 450 jours et nuits, je n'ai pas pu vraiment dormir, hantée en permanence par des cauchemars sans fin.
J'avais déjà entendu parler d'insomnie, mais je ne savais pas ce que c'était jusqu'à ce qu'elle devienne mon implacable compagne, une ombre à mes cÎtés présente chaque nuit. Avant, j'adorais la nuit, la sérénité, la solitude, ces moments de paix. Mais j'en suis venue à la haïr. Pendant la guerre, plus de sérénité ni de paix aprÚs le coucher du soleil.
Les drones israĂ©liens ne s'arrĂȘtaient jamais. Quand le soleil descendait derriĂšre l'horizon, le ciel se remplissait du bourdonnement assourdissant de ces engins. Leur omniprĂ©sence a paralysĂ© notre bonne santĂ© mentale, nous rongeant les os d'un message impitoyable : âPas de sommeil. Pas de paix. Rien que de la souffranceâ.
Dans le froid insidieux de l'hiver, la nuit s'étirait, progressant lentement, comme un rÎdeur oppressant. Pendant que nous veillions, souvenirs et émotions nous submergeaient. à ces heures-là , le temps n'en finissait pas de nous plonger dans le désespoir.
IsraĂ«l a conçu l'insomnie pour ses victimes : la pluie incessante d'obus amĂ©ricains, lancĂ©s sans discernement, brisant le silence et semant la peur dans nos cĆurs. Je me souviens d'une nuit avant le cessez-le-feu, un vĂ©ritable enfer. Les obus pleuvaient sans discontinuer : une explosion toutes les dix secondes, chacune rappelant la mort omniprĂ©sente, imminente.
Mon ùme, vidée de toute énergie et de tout espoir, n'en pouvait plus. J'avais beau me boucher les oreilles, le fracas des obus ne se calmait pas. Ma famille et moi nous blottissions en silence, attendant la mort, certains qu'elle nous emporterait tous.
J'aspirais aux nuits de paix, ces nuits simples et prĂ©cieuses oĂč je m'asseyais avec ma famille, partageant une tasse de thĂ© ou riant d'un dessin animĂ© idiot avec mes niĂšces et neveux. Les nuits oĂč je pouvais me livrer Ă des plaisirs ordinaires, comme regarder une sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e ou m'acquitter de tĂąches en retard, me manquaient tant.
La vie ordinaire n'Ă©tait plus qu'un lointain souvenir, et la nuit une prison oĂč les lois cruelles de la survie prenaient le dessus, nous laissant sans recours. Dormir paisiblement me manquait. La sĂ©rĂ©nitĂ© me manquait. La sĂ©curitĂ© me manquait.
Pour survivre, je me suis entraĂźnĂ©e Ă ne dormir que deux heures par nuit. Mais ce bref repos nâoffrait que peu de rĂ©confort. Mon esprit repassait sans cesse les images de mes compagnons gazaouis pris pour cible chez eux, et mĂȘme lors de mes rares phases de sommeil, jâĂ©tais hantĂ©e par la peur.
Paralysée par la peur
Une nuit, j'ai rĂȘvĂ© que j'Ă©tais victime d'une frappe aĂ©rienne et que je me retrouvais coincĂ©e sous les gravats, incapable de respirer. Je hurlais, dĂ©sespĂ©rĂ©e, mais le poids des ruines Ă©touffait ma voix. Ma sĆur m'a rĂ©veillĂ©e alors que je gĂ©missais et pleurais dans mon sommeil. J'ai passĂ© le reste de la journĂ©e au lit, trop effrayĂ©e pour me lever.
Mes cauchemars se nourrissaient de notre réalité faite de périls constants.
En dĂ©cembre 2023, ma famille et moi avons cherchĂ© refuge dans une petite piĂšce Ă l'est de notre maison, craignant les obus qui tombaient de l'ouest. Ă 2 heures du matin, je me suis rĂ©veillĂ© au son d'un quadricoptĂšre qui tournoyait devant nos fenĂȘtres. L'idĂ©e que tant de balles pouvaient transpercer mon corps et que ma famille et moi allions peut-ĂȘtre ne pas survivre m'a glacĂ© le sang.
Je restai allongée, sans bouger, dans l'attente. L'impact et le fracas d'une balle frappant le mur prÚs de nous emplirent l'air, mais je ne bougeai toujours pas. Je ne pouvais rien faire d'autre qu'exister en silence dans l'attente de la mort. Trois minutes plus tard, le quadricoptÚre repartit.
J'essayai de dormir, mais le quadricoptĂšre a hantĂ© mon subconscient. Je rĂȘvais que je nageais dans le port de Gaza lorsque le quadricoptĂšre a commencĂ© Ă me tirer dessus. Je nageais dĂ©sespĂ©rĂ©ment vers le rivage, mais les balles continuaient Ă pleuvoir. Je trouvai un refuge temporaire sous un escalier, me dĂ©robant Ă l'inĂ©vitable. Mais au fond de moi, je me demandais si j'allais survivre Ă la rĂ©alitĂ©.
MĂȘme l'aide censĂ©e nous porter secours peut ĂȘtre un dĂ©clencheur.
Début mars 2024, un colis humanitaire a été largué prÚs de chez moi. J'étais installée sur le toit, en train d'essayer de me connecter à internet, lorsque l'atterrissage brutal du conteneur m'a figée de peur. Le bruit ressemblait étrangement à celui d'une bombe, une condamnation à mort imminente.
Cette nuit-lĂ , le cauchemar est revenu : j'ai rĂȘvĂ© que j'Ă©tais enterrĂ©e sous le container, impuissante et piĂ©gĂ©e. Des gens se sont rassemblĂ©s, mais personne n'est venu Ă mon secours. Ma sĆur m'a rĂ©veillĂ©e et j'ai hurlĂ© de peur. Tout au long de la journĂ©e, mes muscles m'ont fait souffrir, mais la blessure n'Ă©tait pas physique, c'Ă©tait mon Ăąme tourmentĂ©e.
L'anxiété et la peur s'intensifiaient de jour en jour, et la terreur et l'épuisement ne cessaient de m'assaillir.
DĂ©but octobre de l'annĂ©e derniĂšre, des rumeurs ont commencĂ© Ă circuler selon lesquelles nous allions ĂȘtre forcĂ©s de quitter le nord. J'ai craint que ce ne soit le coup de grĂące, celui qui me coĂ»terait la vie pour de bon. Mon esprit tournait en boucle, mon corps se figeait, mes mains Ă©taient glacĂ©es.
Et puis, les cauchemars ont recommencĂ©. J'ai rĂȘvĂ© que ma famille et moi Ă©tions forcĂ©s de fuir par le couloir de Netzarim. Mais alors que j'essayais de rentrer dans le nord, le quadricoptĂšre m'a tirĂ© une balle dans la tĂȘte. Je suis morte dans les bras de mes parents, qui malgrĂ© mes cris, ne pouvaient pas m'entendre. Je me suis rĂ©veillĂ©e en larmes, inconsolable, reconnaissante d'ĂȘtre en vie, mais toujours avec la peur au ventre.
Avec le cessez-le-feu, la nuit n'est plus une zone de combat, mais la peur est toujours omniprésente chez les survivants.
Bien que les cicatrices subsistent, les blessures intérieures les plus profondes commencent à guérir. La nuit, qui fut mon pire ennemi, redevient peu à peu ce qu'elle fut jadis : un havre de paix et de recueillement.
Peut-ĂȘtre qu'en surmontant mes cauchemars, je pourrai Ă nouveau rĂȘver de ces choses qui donnent un sens Ă la vie.
* Asmaa Abdu est une Ă©crivaine universitaire et coordinatrice de projet Ă l'UCASTI.
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