👁🗨 La physique létale de Gaza
La vie a changé depuis qu'Israël a tué mes professeurs. Le savoir est piégé derrière des portes closes. Mes professeurs enseignaient la physique de la vie. Israël nous inflige la physique de la mort.
👁🗨 La physique létale de Gaza
Par Qasem Waleed El-Farra, le 1er mai 2024
La physique est basée sur le questionnement.
La remise en question de l'origine de l'univers.
S'interroger sur le temps.
La nature de la matière.
En tant que physicien basé à Gaza, on m'a appris à poser des questions qui remettent en cause notre compréhension du monde.
Lorsque j'ai rejoint le département de physique de l'Université islamique de Gaza en 2017, tout ce que je voulais, c'était comprendre notre immense univers, et plonger dans la réalité sous-jacente, ces particules subatomiques qui forment la vie.
J'ai toutefois reçu une éducation qui dépasse tout ce que j'aurais pu imaginer.
Être physicien à Gaza m'a fait prendre conscience que cette discipline explique bien plus que les mystères de la nature. Elle soulève également des questions sur ma vie en tant qu'individu assiégé vivant sous l'occupation.
Tout au long de mes deux premières années à l'université, j'ai appris qu'il valait mieux poser une bonne question que donner une réponse de génie. Les questions ouvrent des portes, les réponses les ferment.
Et pour briser le blocus israélien, je devais avoir des questions extraordinaires.
Marcher au clair de lune
Au cours de ma troisième année, j'ai assisté à une conférence sur la physique quantique donnée par le professeur Sofyan Taya. Il a expliqué qu'il n'est pas toujours nécessaire d'explorer l'inconnu pour élargir notre compréhension de l'univers.
Parfois, disait-il, il suffit de s'accrocher aux choses les plus simples dont nous disposons ou que notre vie nous permet de faire, comme marcher au clair de lune.
L'idée était de créer un lien entre nous, les humains, et la physique de la vie.
Puis, en décembre dernier, Israël a tué Sofyan Taya et sa famille lors d'une frappe aérienne sur Jabaliya, dans le nord de Gaza.
Lorsqu'Israël a ordonné l'évacuation massive du nord de la bande de Gaza, Sofyan Taya a refusé de fuir vers le sud. Il a préféré quitter sa maison de Gaza City et s'installer encore plus au nord, dans la maison familiale de Jabaliya.
Taya n'était pas seulement un éminent professeur de physique, il était aussi le président de notre université.
Il était tout aussi dévoué à ses recherches scientifiques qu'à ses étudiants, avec lesquels il partageait toutes ses connaissances. C'est une perte majeure, car son influence s'étendait à d'autres domaines, comme l'ingénierie et les technologies de l'information.
Le pouvoir vibratoire
Lorsque j'ai appris, en décembre, qu'Israël avait tué un autre professeur de physique, Khitam Elwasife, j'ai été tout aussi dévasté.
Elle a été tuée en même temps que son mari, Mahmoud Abu Daf, l'ancien doyen de la faculté d'éducation de l'université islamique de Gaza.
Alia Alshawwa, une collègue enseignante au département de physique, m'a raconté comment Khitam Elwasife avait ouvert la voie à de nombreuses femmes physiciennes à Gaza.
Elwasife a dirigé le département de physique pendant mes études et je l'ai connue grâce à un camp d'été qu'elle avait contribué à organiser pour les élèves de l'enseignement secondaire. Nous avons invité les étudiants dans notre département et nous avons collaboré à des expériences et à des projets.
Nous avons appelé ce camp Creative Scientists Despite the Siege [Scientifiques créatifs malgré le blocus].
Je me souviens être en train de préparer la présentation que je comptais faire aux élèves quand j'ai vu Elwasife me regarder fixement.
J'ai toujours admiré sa capacité à établir un lien personnel avec ses élèves. Elle m'a demandé si j'écoutais de la musique pour m'apaiser.
Je lui ai répondu que cela faisait partie de la présentation sur les vibrations, sur le fait que les vibrations sont une composante importante de la vie - plus la tonalité est élevée, plus nous sommes proches de franchir les portes fermées.
L'occupation, un schéma dans l'espace
Depuis décembre 2023, Israël a tué encore plus de professeurs de physique, parmi lesquels Hatem al-Ghamri et Ibrahim Qadoura.
On estime que 95 professeurs d'université ont été tués depuis octobre, mais je suis sûr que le véritable chiffre est plus élevé.
Je pense souvent aux paroles de Sofyan Taya sur la nécessité de combler le fossé entre le noble univers de la physique et les expériences humaines quotidiennes.
J'ai pensé que si la physique explique les lois du mouvement en termes de dynamique, de masse et de gravité, la physique à Gaza explique les lois du mouvement en termes d'occupation, d'agression et de colonialisme.
Les physiciens disent que le mouvement est un schéma dans l'espace, tandis qu'un processus est un schéma dans le temps.
L'occupation est, de la même manière, un schéma dans l'espace. Elle se manifeste de façon récurrente sous une même forme, en revendiquant un certain territoire et en infligeant des violences sur celui-ci.
Je me rends compte que la physique gazaouie est différente.
La physique m'a appris à calculer avec précision la vitesse d'une roquette lorsqu'elle frappe le sol. Mais elle ne m'a pas appris à calculer les retombées si cette roquette vise ma maison.
La physique m'a appris que lorsque la densité d'un objet est inférieure à celle de l'eau, il flotte à la surface, comme les colis d'aide humanitaire largués d'un avion. Elle ne m'a pas appris que les gens risquaient de se noyer en essayant d'atteindre ces colis.
Les lois fondamentales du mouvement s'appliquent-elles à Gaza, où la guerre génocidaire israélienne actuelle suit une certaine trajectoire, dans un temps et un espace absolus ?
Ou bien le principe d'incertitude a-t-il vaincu la question palestinienne et éradiqué le concept de la trajectoire ?
Pourquoi ai-je l'impression d'avoir vieilli de 20 ans depuis octobre 2023, alors que, sur terre, la dilatation du temps ne peut pas être aussi importante ?
Maintenant que j'ai posé ces questions, j'ai ouvert de nouvelles portes que je ne peux plus fermer.
La vie est différente maintenant qu'Israël a tué mes professeurs. La connaissance est piégée derrière des portes qui ne s'ouvrent pas.
Mes professeurs m'ont enseigné la physique de la vie. Israël, en revanche, nous force à découvrir la physique de la mort.
* Qasem Waleed El-Farra est un physicien basé à Gaza.
https://electronicintifada.net/content/physics-death-gaza/46081