👁🗨 La purge de l’État profond & les prémices de la dictature
Si nous ne résistons pas, c'est moralement & physiquement que nous succomberons aux ténèbres. Nous deviendrons complices du mal absolu. Nous ne devons jamais permettre cela.
👁🗨 La purge de l’État profond & les prémices de la dictature
Par Chris Hedges* pour ScheerPost, le 18 février 2025
La guerre de l'administration Trump contre l'État profond n'est pas une purge. Il ne s'agit pas de nous libérer de la tyrannie des agences de renseignement, de la police militarisée, du plus grand système carcéral au monde, des entreprises prédatrices ou de mettre fin à la surveillance de masse. Elle ne rétablira pas l'État de droit en vue de tenir les puissants et les riches redevables de leurs actes. Elle ne réduira pas les dépenses excessives et irresponsables du Pentagone, qui s'élèvent à environ 1 000 milliards de dollars.
Tous les mouvements révolutionnaires, de gauche ou de droite, s'attaquent aux vieilles structures bureaucratiques. Une fois au pouvoir, les fascistes en Allemagne et les bolcheviks en Union soviétique ont procédé à une purge radicale de la fonction publique. Ils voyaient dans ces structures, à juste titre, une menace susceptible de contrecarrer leur mainmise absolue sur le pouvoir. Cette purge fut un coup d'État progressif. Nous vivons aujourd'hui le nôtre.
Des combats d'arrière-garde, comme dans les premières années de l'Union soviétique et de l'Allemagne nazie, se déroulent dans les tribunaux et les médias ouvertement hostiles à Trump. On peut d'abord s'attendre à des victoires à la Pyrrhus, les bolcheviks et les nazis ayant été bloqués par leurs propres systèmes judiciaires et une presse hostile, mais progressivement, les purges, soutenues par un libéralisme en faillite qui ne défend plus rien, assureront le triomphe des nouveaux seigneurs.
L'administration Trump a expulsé ou licencié des fonctionnaires chargés d'enquêter sur les actes répréhensibles au sein du gouvernement fédéral, y compris 17 inspecteurs généraux. Au sein des agences fédérales chargées de l'application de la loi et des agences du renseignement, telles que le FBI et la Sécurité intérieure, ceux qui sont considérés comme hostiles à Trump sont écartés. Les tribunaux, encombrés de juges favorables aux plaignants, deviennent des mécanismes de persécution des “ennemis” de l'État et de racket pour protéger les puissants et les riches. La Cour suprême, qui a accordé l'immunité juridique à Trump, en est déjà à ce stade.
“La purge initiale après la chute du Shah cherchait à nettoyer les ministères des anciens hauts responsables de l'ancien régime et à fournir des emplois aux fidèles de la révolution”,
lit-on dans une note déclassifiée de la CIA, datée du 28 août 1980, sur la République islamique d'Iran alors nouvellement formée.
“La deuxième vague de purges a commencé le mois dernier après une série de discours de Khomeini. Les individus subalternes de la bureaucratie du Shah, ceux qui avaient reçu une formation occidentale ou dont on estimait qu'ils n'étaient pas animés d'une ferveur révolutionnaire absolue ont été mis à la retraite ou licenciés en masse”.
Nous reproduisons les étapes qui ont mené à la consolidation du pouvoir par les dictatures passées, mais avec notre propre langage et nos propres spécificités. Ceux qui louent naïvement l'hostilité de Trump envers l'État profond - qui, je l'admets, a causé d'énormes préjudices aux institutions démocratiques, éviscéré nos libertés les plus chères, qui est un État incontrôlable au sein d'un État et qui a orchestré une série d'interventions mondiales désastreuses, y compris les récents fiascos militaires au Moyen-Orient et en Ukraine - devraient examiner de près les mesures proposées en remplacement.
La cible ultime de l'administration Trump n'est pas l'État profond. La véritable cible, ce sont les lois, les règlementations, les protocoles et les règles, ainsi que les fonctionnaires qui les appliquent, entravant le contrôle dictatorial. Les compromis, le pouvoir limité, les contre-pouvoirs et la responsabilisation doivent être abolis. Ceux qui croient que le gouvernement est conçu pour servir le bien commun, plutôt que les diktats du dirigeant, seront évincés. L'État profond sera reconstitué pour répondre aux besoins du culte du leadership. Les lois et les droits inscrits dans la Constitution n'auront plus aucune importance.
“Quiconque sauve son pays ne viole aucune loi”,
s'est vanté Trump sur Truth Social et X.
Le chaos de la première administration Trump a été remplacé par un plan rigoureux visant à museler ce qui reste de la démocratie anémique américaine. Le Projet 2025, le Center for Renewing America et l'America First Policy Institute ont préalablement compilé des plans détaillés, des prises de position, des propositions législatives, des projets de décrets et de politiques.
La pierre angulaire juridique de cette déconstruction de l'État est la théorie de l'exécutif unique, exposée par le juge de la Cour suprême Antonin Scalia dans son avis dissident dans l'affaire Morrison v. Olson. Selon Scalia, l'article II de la Constitution signifie que tout ce qui n'est pas désigné comme pouvoir législatif ou judiciaire doit relever du pouvoir exécutif. Le pouvoir exécutif, écrit-il, peut appliquer toutes les lois des États-Unis, à l'exception de celles qui ne sont pas explicitement attribuées au Congrès ou au pouvoir judiciaire dans la Constitution. C'est une justification légale de la dictature.
Bien que le projet 2025 de la Heritage Foundation ne mentionne pas l’expression “théorie de l'exécutif unitaire”, il prône des politiques alignées sur les principes de cette théorie. Le projet 2025 recommande de licencier par dizaines de milliers des fonctionnaires, et les remplacer par des loyalistes. L'élément clé de ce projet consiste à affaiblir les protections des travailleurs et les droits des fonctionnaires, afin qu'il soit plus facile de les licencier à la demande du pouvoir exécutif. Russell Vought, fondateur du Center for Renewing America et l'un des principaux artisans du projet 2025, a repris ses fonctions à la tête du Bureau de la gestion et du budget, un poste qu'il occupait déjà lors du premier mandat de Trump.
L'une des dernières actions de Trump durant son premier mandat fut la signature de l'arrêté “Création de l'annexe F dans le service excepté”. Cet arrêté supprimait les protections de l'emploi des fonctionnaires de carrière. Joe Biden l'a annulé. Il a été ressuscité par pur esprit de vengeance. Il fait lui aussi écho au passé. La “loi pour la restauration de la fonction publique professionnelle” des nazis de 1933 a vu des opposants politiques et des non-aryens, y compris des Allemands d'origine juive, être licenciés de la fonction publique. Les bolcheviks ont également purgé l'armée et la fonction publique de leurs “contre-révolutionnaires”.
Le licenciement de plus de 9 500 fonctionnaires fédéraux (75 000 autres ayant accepté une offre de départ à la retraite anticipée à des conditions peu avantageuses, alors que plusieurs agences gouvernementales prévoient de réduire leurs effectifs de 70 %), le gel de plusieurs milliards de dollars de financements et la saisie en cours de données confidentielles par le soi-disant Département de l'efficacité gouvernementale (DOGE) d'Elon Musk n'ont rien à voir avec la réduction des effectifs, et l'efficacité.
Les coupes budgétaires dans les agences fédérales ne suffiront pas à freiner les dépenses démesurées du gouvernement fédéral si le budget militaire - les Républicains du Congrès appellent à des dépenses militaires supplémentaires d'au moins 100 milliards de dollars au cours de la prochaine décennie - demeure intouchable. Et tandis que Trump veut mettre fin à la guerre en Ukraine, qui s'inscrit dans sa volonté de construire une alliance avec Moscou, il soutient le génocide à Gaza. La purge vise à supprimer tout contrôle et toute protection. Il s'agit de contourner des milliers de lois régissant les activités du gouvernement. Il s'agit de pourvoir les postes fédéraux de “loyalistes” issus d'une base de données établie par le Conservative Partnership Institute. Il s'agit d'enrichir des entreprises privées, dont plusieurs sont détenues par Musk, qui se verront attribuer des contrats gouvernementaux lucratifs.
Je soupçonne également que cette déconstruction vise à accroître ce que l'on appelle le capital cloud de Musk, c'est-à-dire son infrastructure algorithmique et numérique. Musk prévoit de transformer X en une application universelle. Il lance “X Money”, un module complémentaire de l'application du réseau social, qui offre aux utilisateurs un portefeuille numérique “pour stocker de l'argent et effectuer des transferts pair-à-pair”.
Quelques semaines après l'annonce du partenariat de X Money avec Visa, le DOGE a demandé l'accès à des données classifiées de l'Internal Revenue Service, y compris des millions de déclarations de revenus. Ces données comprennent les numéros de sécurité sociale et les adresses, la rémunération des individus, le montant de leurs dettes, leurs biens immobiliers et les conventions de garde d'enfants. Si elles tombent entre de mauvaises mains, ces informations peuvent être commercialisées et utilisées à des fins malveillantes.
M. Musk poursuit un programme “IA First” destiné à accroître le rôle de l'intelligence artificielle (IA) dans les agences gouvernementales. Il est en train d’élaborer “un référentiel de données centralisé” pour le gouvernement fédéral, selon Wired. Larry Ellison, fondateur d'Oracle, partenaire commercial d'Elon Musk et donateur de longue date de Trump, qui a récemment annoncé un plan d'infrastructure d'IA de 500 milliards de dollars aux côtés de Trump, a exhorté les nations à transférer toutes leurs données vers “une plateforme de données unique et unifiée” afin qu'elles puissent être “consultées et utilisées” par des modèles d'IA. Ellison a déjà déclaré qu'un système de surveillance basé sur l'IA garantira que
“les citoyens se comporteront correctement parce que nous enregistrerons et rapporterons constamment tout”.
Comme tous les despotes, Trump a de longues listes d'ennemis. Il a révoqué les autorisations de sécurité d'anciens responsables de sa précédente administration, notamment le général à la retraite Mark Milley, l'officier le plus haut gradé de l'armée pendant le premier mandat de Trump, et Mike Pompeo, ancien directeur de la CIA et secrétaire d'État de Trump. Il a révoqué ou menacé de révoquer les habilitations sécurité du président Biden et d'anciens membres de son administration, dont Antony Blinken, l'ancien secrétaire d'État, et Jake Sullivan, l'ancien conseiller à la Sécurité nationale. Il cible les médias qu'il juge hostiles, interdisant à leurs journalistes de couvrir les événements d'actualité au bureau ovale et les expulsant de leurs espaces de travail au Pentagone.
Ces listes d'ennemis grossiront au fur et à mesure que des franges de plus en plus importantes de la population se rendront compte qu'elles ont été trahies, que le mécontentement généralisé deviendra palpable, et que la Maison Blanche de Trump se sentira menacée.
Une fois le nouveau système en place, les lois et réglementations prendront la forme que la Maison Blanche de Trump leur attribuera. Les agences indépendantes telles que la Commission électorale fédérale, le Bureau de la protection du consommateur et le Système de la Réserve fédérale perdront leur autonomie. Les expulsions massives, l'enseignement des valeurs “chrétiennes” et “patriotiques” dans les écoles (Trump a promis de “se débarrasser des radicaux, des fanatiques et des marxistes ayant infiltré le ministère fédéral de l'Éducation”) ainsi que la suppression des services sociaux, notamment le Medicaid, les logements sociaux, la formation professionnelle et l'aide à l'enfance, créeront une société composée de serfs et de seigneurs. Les entreprises prédatrices, telles que les industries pharmaceutiques et du secteur de la santé, obtiendront des licences pour exploiter et piller une population privée de ses droits. Le totalitarisme exige l'obéissance absolue. Le résultat, pour citer Rosa Luxemburg, est l'“asservissement des masses”.
Les vestiges de l'ancien système, vidés de leur substance - les médias, le Parti démocrate, le monde universitaire, les coquilles vides des structures syndicales - ne suffiront pas à nous sauver. Les politiciens ne font que répéter des platitudes éculées, se recroquevillent de peur, cherchent à imposer des réformes et des compromis sans intérêt, et diabolisent les soutiens de Trump, quelles que soient leurs raisons de voter pour lui. Ils sombrent peu à peu dans le néant. La lassitude est le dénominateur commun de la montée des régimes autoritaires et totalitaires. Elle engendre l'apathie et le défaitisme.
La “Trump's Birthday and Flag Day Holiday Establishment Act”, présentée par la députée Claudia Tenny, préfigure ce qui nous attend. Cette loi ferait du 14 juin un jour férié fédéral pour commémorer “l'anniversaire de Donald J. Trump et la fête du drapeau”. L'étape suivante verrait l'organisation de défilés dans tout le pays avec des portraits géants du grand leader.
Joseph Roth fut l'un des rares écrivains allemands à comprendre l'attrait et la montée inexorable du fascisme. Dans son essai “L'autodafé de l'esprit”, qui aborde le premier autodafé de masse organisé par les nazis, il conseille à ses compatriotes écrivains juifs d'accepter la défaite :
“Nous qui avons combattu en première ligne, sous la bannière des Lumières européennes, accomplissons le devoir le plus noble du guerrier vaincu : admettre notre défaite”.
Roth, inscrit sur la liste noire des nazis, contraint à l'exil et condamné à la pauvreté, ne se berçait pas d'illusions.
“Que valent mes mots”, se demandait-il, “contre les canons, les orateurs, les assassins, les ministres fous, les intervieweurs et journalistes imbéciles qui se font l'écho de ce monde de Babel, déformé par les tambours de Nuremberg ?”
Il savait ce qui l'attendait.
“Nous nous acheminons vers une grande catastrophe, vous le comprendrez maintenant”, écrivait Roth à Stefan Zweig après s'être exilé en France en 1933, au sujet de la prise de pouvoir par les nazis.
“Les barbares ont pris le pouvoir. Ne nous leurrons pas. Le règne de l'enfer est arrivé”.
Mais Roth affirmait également que même si la défaite est inévitable, la Résistance est un impératif moral, la seule façon de défendre sa dignité et le caractère sacré de la vérité.
“Il faut écrire, même lorsqu'on prend conscience que la parole écrite ne peut plus rien arranger”, insistait-il.
Je suis aussi pessimiste que Roth. La censure et la répression étatique vont s'étendre. Quiconque reste attaché à ses principes deviendra un ennemi de l'État. La Résistance, lorsqu'elle se manifestera, prendra la forme de soulèvements spontanés émergeant loin des centres de pouvoir établis. Ces actes de défiance seront brutalement réprimés par l'État. Mais si nous ne résistons pas, c'est moralement et physiquement que nous succomberons aux ténèbres. Nous deviendrons complices du mal absolu. Nous ne devons jamais permettre cela.
* Chris Hedges est un journaliste lauréat du prix Pulitzer qui a été correspondant à l'étranger pendant quinze ans pour The New York Times, où il a occupé les postes de chef du bureau du Moyen-Orient et de chef du bureau des Balkans. Il a auparavant travaillé à l'étranger pour The Dallas Morning News, The Christian Science Monitor et NPR. Il est l'animateur de l'émission The Chris Hedges Report.
Il a fait partie de l'équipe qui a remporté le prix Pulitzer 2002 du reportage explicatif pour la couverture du terrorisme mondial par le New York Times, et il a reçu le prix mondial du journalisme des droits de l'homme d'Amnesty International en 2002. M. Hedges, titulaire d'une maîtrise en théologie de la Harvard Divinity School, est l'auteur des best-sellers ‘American Fascists : The Christian Right and the War on America’, ‘Empire of Illusion: The End of Literacy and the Triumph of Spectacle’ et a été finaliste du National Book Critics Circle pour son livre ‘War Is a Force That Gives Us Meaning’. Il tient une chronique en ligne sur le site ScheerPost. Il a enseigné à l'université Columbia, à l'université de New York, à l'université de Princeton et à l'université de Toronto.