👁🗨 La vie d'Assange est en jeu
Julian Assange saura bientôt s'il bénéficie d'un ultime recours au Royaume-Uni dans sa lutte contre l'extradition, ou s'il devra bientôt faire face à la cruelle vengeance des États-Unis.
👁🗨 La vie d'Assange est en jeu
Par Mary Kostakidis, le 5 février 2024
Dans l'affaire de l'extradition de Julian Assange, la juge Venessa Baraitser a estimé qu'il ne survivrait pas à une incarcération dans un centre Supermax aux États-Unis, et qu'il se suiciderait très probablement.
L'un des derniers témoins du procès d'extradition, qui a duré quatre semaines en 2020, était un avocat américain dont le client, Abu Hamza, était détenu à ADX Florence, Colorado, où Julian sera probablement envoyé. Abu Hamza n'a plus de mains. Il a été extradé du Royaume-Uni après avoir reçu l'assurance des États-Unis que le système pénitentiaire était en mesure de répondre aux exigences particulières d'un tel prévenu.
Son avocat a déclaré qu'en dépit des promesses qu'il ne serait pas placé en isolement total, c'est pourtant là qu'il a été détenu, dans le cadre de mesures administratives spéciales, et que les États-Unis n'ont pas davantage tenu leurs engagements en matière de protection des droits de l'homme - il n'y avait pas de toilettes dans sa cellule - et qu'il avait été dépouillé de toute dignité, contrairement à ce que prévoient les lois en la matière.
Dans le cas de David Mendoza Herrera, le gouvernement espagnol a réussi à obtenir que son ressortissant, extradé vers les États-Unis après avoir reçu des garanties que les États-Unis n'avaient pas respectées, revienne dans son pays. Le gouvernement américain a été contraint par la Cour suprême espagnole qui menaçait littéralement de suspendre le traité d'extradition entre l'Espagne et les États-Unis.
Les garanties fournies par les États-Unis dans leur appel de 2021 auprès de la High Court contre la décision du tribunal de première instance dans l'affaire Assange n'ont pas été vérifiées devant le tribunal. Elles ont été immédiatement acceptées, un juge se déclarant totalement confiant dans la fiabilité des garanties du gouvernement des États-Unis, distinguant les garanties fournies par un État de celles fournies par un diplomate.
(Bien que la garantie d'un diplomate puisse apporter une signature différente au bas de la page qui n'apparaît certainement qu'après approbation du supérieur hiérarchique, mais de toute évidence, cela fait la différence).
Cependant, il est important de noter que les garanties sont également conditionnelles - elles peuvent être révoquées à tout moment, et ne valent donc même pas le papier sur lequel elles sont rédigées, quel qu'en soit le signataire.
Toutefois, depuis cette décision, la Cour suprême du Royaume-Uni a rendu un arrêt historique dans une affaire où le gouvernement britannique avait accepté des garanties fournies par un gouvernement étranger (le Rwanda). Elle a déterminé que de telles garanties ne peuvent pas être systématiquement acceptées et qu'il est nécessaire de procéder à un
“contrôle judiciaire significatif, indépendant et fondé sur des preuves, axé sur la protection des droits de l'homme sur le terrain dans le pays en question”.
Dans le cas de Julian, il s'agit des droits de l'homme des prisonniers de la Sécurité nationale aux États-Unis, de leur traitement et des conditions dans lesquelles ils sont détenus.
Les Nations unies considèrent l'isolement cellulaire au-delà de deux semaines comme relevant de la torture - les rapporteurs spéciaux l'affirment depuis des décennies. En condamnant le traitement de Chelsea Manning dans une prison américaine, Juan Mendez, alors rapporteur spécial sur la torture, a déclaré :
“L'isolement cellulaire prolongé soulève des préoccupations majeures, car le risque de préjudice grave et irréparable pour la personne détenue augmente avec la durée de l'isolement et l'incertitude quant à cette durée... L'isolement cellulaire que j’ai défini s’applique à toute durée supérieure à 15 jours. Cette définition correspond au constat de la majorité des études scientifiques qui démontrent qu'après 15 jours, certaines modifications des fonctions cérébrales se produisent et que les effets psychologiques néfastes de l'isolement peuvent s'avérer irréversibles”. (souligné par l'auteur).
Abu Hamsa est en isolement depuis neuf ans. Son avocat a déclaré que marcher lui était trop douloureux en raison de la longueur de ses ongles d'orteil, et que ses demandes pour qu'ils soient coupés ont été ignorées.
Des évolutions récentes significatives de l'état de santé d'Assange
La fiabilité et l'acceptation systématique des garanties n'étaient pas le seul problème à l'époque.
Un problème grave est apparu au cours de l'audience : l'absence de prise en compte de l'évolution de l'état de santé de Julian. Il s'agit d'un manquement grave car la décision rendue était fondée sur les garanties que le système pénitentiaire américain pouvait atténuer les facteurs de risque connus - le risque qu'il se suicide. Or, il a présenté un autre facteur de risque physique grave.
Après les quatre semaines d'audience d'extradition devant la première juridiction, au cours desquelles M. Assange a comparu enfermé dans une cabine en verre au fond du tribunal, l’empêchant de communiquer avec ses avocats, il a été autorisé à comparaître par vidéoconférence depuis Belmarsh lors d'audiences de fond ultérieures.
Lors de l'ouverture de la procédure d'appel américaine, l'avocat d'Assange et le juge ont eu une brève conversation préalable à l'audience, au cours de laquelle ils ont déclaré que l'accusé avait décidé de ne pas comparaître en raison d'une intensification de son traitement médicamenteux.
Il était extraordinaire et inconcevable qu'il choisisse de ne pas assister à l'audience par vidéoconférence. En effet, son épouse Stella m'a informé plus tard qu'il a voulu comparaître, mais que la prison ne l'avait pas autorisé à le faire.
Son absence et sa justification ont mis en évidence un grave problème.
M. Assange n'avait manqué aucune audience. Il avait fait preuve d'une grande détermination dans sa lutte pour participer au drame qui se déroulait au tribunal, malgré d'énormes difficultés telles que l'impossibilité de capter l'attention de ses avocats (après s'être vu refuser les outils et le temps nécessaires à la préparation de sa propre défense), et malgré les médicaments et la détérioration spectaculaire de son état de santé, comme l'a si bien documenté l'ancien rapporteur des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, dans son livre intitulé L’affaire Assange : Histoire d'une persécution politique.
Pourquoi a-t-il été si lourdement médicamenté au point de ne pas pouvoir s'asseoir dans la salle de vidéoconférence de Belmarsh ? Qu'est-ce qui a justifié cette augmentation de la médication ? Cette question était directement liée à la décision que le tribunal devait prendre, mais je n'ai entendu aucune remarque de la part du juge à ce sujet, et l'audience s'est poursuivie.
Puis, étonnamment, quelque temps après le début de l'audience, Julian est apparu.
Nous, les journalistes qui observions l'audience par liaison vidéo, pouvions le voir sur nos écrans. Il a pu voir et entendre le juge, et les personnes présentes dans la salle d'audience ont pu le visualiser sur un écran, tout comme nous.
Il avait l'air très mal en point, et pas seulement drogué. Il devait se servir de son bras pour soutenir sa tête, mais un côté de son visage était visiblement affaissé et l'un de ses yeux était fermé.
Au cours de ces audiences, nous avons eu droit à de brefs aperçus très sporadiques de M. Assange - le temps de constater qu'il continuait d'observer sa propre procédure judiciaire, même si c'est de façon dépersonnalisée. J'ai demandé au responsable du lien vidéo sur le site de discussion de nous montrer davantage l'accusé - nous avions besoin de le voir mieux et plus souvent, car il semblait en mauvaise forme.
Les journalistes sont avertis, lorsqu'ils rejoignent la liaison vidéo, que l'utilisation de la fonction “chat” à d'autres fins que la communication sur des questions techniques et uniquement avec le responsable (les audiences ont souvent été paralysées par des problèmes audio) peut entraîner la suppression de l'accès à l'audience. Mais une bonne partie de la trentaine d'autres journalistes présents sur la liaison envoyaient le message “Moi aussi” sur le chat. Heureusement, et à mon grand soulagement, le responsable a accepté de nous montrer Julian plus souvent et plus longtemps que lors des auditions précédentes.
Après l'étrange nouvelle selon laquelle Julian n'allait pas assister à sa propre audience, la deuxième chose incompréhensible est qu'étant donné son état, lorsqu'il a comparu, il n'y a pas eu de questions ou d'ajournement. Ceux qui décidaient de son sort n'étaient nullement perturbés par son état, ou n'avaient pas remarqué ce qui nous sautait aux yeux.
Julian s'est efforcé de se concentrer, mais il était manifestement très gêné. Il a fini par abandonner, s'est levé et s'est éloigné de la caméra. C'était comme s'il ne pouvait plus supporter l'humiliation d'être scruté par des inconnus, témoins de la tentative infructueuse de maîtriser son corps et son esprit, un esprit sinon toujours très affûté qui ne lui a jamais fait défaut.
Le public a appris quelque neuf semaines plus tard, et quelques jours après que le jugement ait ouvert la voie à l'extradition de Julian, qu'il avait en fait subi un accident ischémique transitoire (AIT) ou un accident vasculaire cérébral mineur (AVC), souvent précurseur d'un AVC majeur et catastrophique nécessitant un examen IRM rapide et vital à la survie .
Je ne sais pas si l'on sait exactement quand Julian a été victime de cet accident vasculaire cérébral. La surveillance des prisonniers n'est pas précisément conçue pour détecter et réagir rapidement à des signes aussi silencieux et furtifs. L'attaque s'est-elle produite avant l'audience ? Est-ce la raison pour laquelle il était si lourdement médicamenté ? Ou s'est-il produit au moment de l'audience ?
Une chose est claire : il a eu un accident vasculaire cérébral, son état a donc évolué, et les garanties acceptées n'en ont pas tenu compte, bien que la décision de la Cour ait été rendue longtemps après l'accident vasculaire cérébral et à peu près au moment où ce diagnostic a finalement été rendu public.
L'un des deux juges présidant l'appel américain, Ian Duncan Burnett, était à l'époque Chief Justice de la High Court. Sa décision dans l'affaire du citoyen britannique Laurie Love a créé un précédent : l'extradition vers les États-Unis a été refusée sur la base de son état de santé.
Cette décision a fait naître l'espoir qu'il ne reviendrait pas sur la décision de la District Court dans le cas de Julian. Mais comme l'a fait remarquer le professeur de droit Nils Melzer, il est inutile de faire appel au président de la Cour suprême dans une affaire où sa décision a déjà créé un précédent susceptible d'être appliqué. En revanche, l’avis du juge en chef est indispensable si un précédent doit être cassé.
Tout au long de l'audience, l'arrêt Love a été omniprésent dans nos esprits, mais nous avons réalisé que cette solution potentielle n'était qu'une impasse lorsqu'elle a finalement été soulevée par les avocats de Julian.
Le président de la Cour suprême a répondu brièvement, de manière méprisante et catégorique : “Oh, mais il s'agissait d'une affaire tout à fait différente. Il avait de l'eczéma”.
Ainsi, la distinction entre l'extradition et le refus d'extradition se résumait à de l'eczéma, et Julian n'allait pas pouvoir se réjouir devant ce tribunal malgré l'aggravation manifeste de son état de santé physique et psychologique.
Julian a demandé l'autorisation de faire appel de la décision de la High Court devant la Cour suprême, mais cette dernière a décidé qu'il n'y avait pas de points de droit défendables pouvant servir de base à un appel.
L'audience à venir
Pendant deux jours, les 20 et 21 février, un panel de deux juges de la High Court décidera si Julian peut faire appel de la décision du secrétaire d'État de l'extrader et de la décision du juge Baraitser sur la base de tous les motifs invoqués par Julian et rejetés par le juge, tels que la nature politique des poursuites et l'impossibilité d'un procès équitable pour lui aux États-Unis.
La fiabilité et la pertinence des garanties données par les États-Unis, à savoir qu'il ne sera pas détenu dans une prison à sécurité maximale ni dans le cadre du Mesures administratives spéciales, que son suicide pourra être évité et qu'il sera renvoyé en Australie pour y purger une partie de sa peine, n'ont pas été examinées par le tribunal, alors que l'état de santé justifiant ces garanties s'est modifié. Entre-temps, la Cour suprême [du Royaume-Uni] a rendu un arrêt historique dans une autre affaire, concernant la nécessité d'un contrôle judiciaire des engagements pris par les gouvernements étrangers.
Une lettre adressée au début de l'année au ministre de l'intérieur britannique par un groupe de parlementaires de tous bords est essentielle et pertinente. Elle l'invite à
“entreprendre d'urgence une évaluation approfondie et indépendante des risques pour la santé et le bien-être de M. Assange au cas où il serait extradé vers les États-Unis”.
M. Assange a demandé à assister en personne à l'audience de ce mois-ci afin de pouvoir communiquer avec son équipe juridique.
A la fin des deux jours d'audience, la décision des juges peut être immédiate, mais peut aussi être mise en délibéré.
Si M. Assange obtient gain de cause, une date sera fixée pour l'audience d'appel.
Si le droit d'appel lui est refusé, aucune autre voie de recours n'est possible au niveau national.
Il peut alors s'adresser à la Cour européenne des droits de l'homme, qui a le pouvoir d'ordonner un sursis à son extradition - conformément à l'article 39 des statuts, qui n'est accordé que dans des “circonstances exceptionnelles”. Il pourrait toutefois s'agir d'une course contre la montre pour déposer un recours avant que Julian Assange ne soit embarqué dans un avion pour les États-Unis.
Si Julian Assange est extradé et que les États-Unis parviennent à l'inculper, il ne bénéficiera pas d'un procès équitable, et il est peu probable qu'il reçoive la protection constitutionnelle accordée aux citoyens américains ; les États-Unis auront redéfini en droit le journalisme d'investigation comme étant de l'“espionnage”.
Ils auront démontré que les lois nationales américaines, hormis les mesures protectrices, s'appliquent à l'échelle internationale aux citoyens non américains.
Elle aura coûté à Assange sa liberté et probablement sa vie - un exemple pour tous ceux qui tentent de discréditer le récit cautionné par l'État. Un récit que les journalistes indépendants et les citoyens de Gaza font voler en éclats de manière explosive, quotidienne, universelle et irrévocable.
Ce texte est la retranscription d'un discours prononcé par Mary Kostakidis lors d'une conférence sur Julian Assange à Sydney, en Australie, le 29 janvier.
https://consortiumnews.com/2024/02/04/mary-kostakidis-assanges-very-life-at-stake/