đâđš Le carnet sous les dĂ©combres
Cette nuit-lĂ , j'ai rĂ©alisĂ© ce Ă quoi je ne voulais pas croire. Nous n'Ă©tions pas rentrĂ©s chez nous. Lâendroit n'existe plus. Et malgrĂ© la douleur, les destructions, nous Ă©tions toujours lĂ . Ensemble.

đâđš Le carnet sous les dĂ©combres
Par Bassam Emad pour Electronic Intifada, le 26 février 2025
âBassam, tiens bien la main de ta sĆur. Ne la lĂąche pasâ.
La voix de ma mĂšre tremblait, pas seulement Ă cause du froid, mais de quelque chose de plus profond, quelque chose qui ressemblait Ă une peur qui ne nous quitte plus. Je tenais la main de Malak, ma sĆur de 12 ans, et j'essayais de paraĂźtre fort, mĂȘme si je ne m'Ă©tais jamais senti aussi vulnĂ©rable de ma vie.
Nous avions quittĂ© Deir al-Balah, au centre de Gaza, Ă l'aube du 27 janvier, pour retourner Ă Beit Lahiya, le grand quartier rĂ©sidentiel oĂč nous vivions, ou ce qu'il en restait. Nous ne pouvions pas tout emporter, nous avions Ă peine la force de porter notre petite tente.
Mon pÚre est donc resté sur place, attendant que nous trouvions un endroit décent pour la famille.
Nous avons marché huit heures, enjambant des décombres, à travers des rues qui n'étaient plus des rues, le long de murs pulvérisés. Je connaissais bien le chemin pour rentrer chez nous, mais aujourd'hui, il n'y a plus de chemin, rien que des ruines à perte de vue.
Ma mĂšre serrait ses vĂȘtements contre elle, comme pour essayer de se rĂ©conforter. Malak marchait prĂšs de moi en silence, craignant de poser la question qui la hantait.
âEt si on ne retrouve pas la maison ?â
Alors que nous approchions du quartier d'al-Israa, dans le centre de la bande de Gaza, j'ai vu ma mĂšre accĂ©lĂ©rer le pas, puis s'arrĂȘter dâun coup.
Je savais que nous étions arrivés. Mais il ne restait plus rien.
Ni portes, ni murs, pas mĂȘme un meuble renversĂ©. Juste un Ă©norme trou lĂ oĂč se trouvait jadis notre maison.
Je n'en croyais pas mes yeux. Je cherchais désespérément un objet familier, une preuve que nous avions vécu ici.
Mais il n'y avait rien, juste le vide.
J'ai regardé ma mÚre, qui se tenait là , immobile, fixant les ruines comme si elle avait du mal à concevoir ce qu'elle voyait. Malak n'a pas dit un mot.
Elle s'est simplement assise par terre au milieu des dĂ©combres, la tĂȘte posĂ©e sur ses genoux.
âCe n'est pas notre maison... ce n'est pas notre maisonâŠâ
dans un murmure, Ă peine audible.
Ensemble
J'ai couru vers les décombres, fouillant le béton brisé, soulevant les gravats, cherchant n'importe quoi, n'importe quoi. Mes mains ont fouillé la poussiÚre et les débris jusqu'à ce qu'elles touchent quelque chose de mou.
Je l'ai sorti avec précaution.
C'était mon vieux carnet.
Recouvert de poussiÚre de guerre, les bords déchirés, mais indéniablement, mon carnet. Mes doigts tremblaient en feuilletant ses pages, mes yeux se posant sur des mots écrits deux ans plus tÎt, quand notre maison abritait encore une famille, quand la vie semblait encore normale.
âAujourd'hui, assis dans le salon avec ma mĂšre et mon pĂšre. Malak dessine dans son petit cahier et je rĂ©vise pour mon examen. Il n'y a pas d'Ă©lectricitĂ©, comme d'habitude, mais il fait chaud dans la maison. Rien au monde n'est plus rassurant que d'avoir un toit au-dessus de sa tĂȘteâ.
Je fermai les yeux, me sentant tomber dans un abĂźme sans fond.
DerriÚre moi, j'ai entendu la voix de ma mÚre, rauque et faible. Quand je me suis retourné, elle regardait le carnet que j'avais entre les mains.
âMĂȘme les souvenirs n'ont pas survĂ©cuâ, a-t-elle murmurĂ©.
Je n'ai pas trouvé les mots pour répondre. Je me suis tourné vers Malak, qui traçait un petit cercle sur le sol avec une pierre.
Je la regardai, perplexe, jusqu'à ce qu'elle lÚve les yeux et demande d'une voix fatiguée :
âBassam, tu crois que si on plante quelque chose ici, ça poussera ?â
Je ne savais pas quoi répondre. J'ai regardé autour de moi. On ne pouvait voir que des ruines.
Mais je n'ai pas voulu briser ses espoirs. Alors j'ai murmuré :
âPeut-ĂȘtre... si on lui laisse le tempsâ.
Cette nuit-lĂ , nous n'avions nulle part oĂč aller. Nous nous sommes assis sur les dĂ©combres, sans toit, sans murs, sans rien d'autre que le ciel au-dessus de nous.
Le froid était glacial et Malak tremblait sans rien dire.
Ma mĂšre s'est assise prĂšs de moi, serrant le cahier entre ses mains, feuilletant ses pages comme pour tenter de revivre les moments perdus.
Cette nuit-là , j'ai réalisé une chose à laquelle je ne voulais pas croire. Nous n'étions pas rentrés chez nous. Nous étions retournés dans un endroit qui n'existait plus.
Pourtant, malgré tout, malgré la douleur, malgré les destructions, nous étions toujours là .
Ensemble.
* Bassam Emad est étudiant en médias à l'université Al-Aqsa de Gaza.
https://electronicintifada.net/content/notebook-beneath-rubble/50438