🚩 «Le cas Assange présente de grandes similitudes avec l’affaire Pinochet »
De passage à Genève, l’ancien juge Baltasar Garzon et l’épouse de Julian Assange Stella Moris se confient dans un entretien exclusif sur la bataille acharnée qu’ils livrent pour épargner au fondateur de WikiLeaks l’extradition vers les Etats-Unis, où il risque 175 ans de prison
📰 Par Aline Jaccottet,  Camille Pagella, le 26 août 2022
Stella Moris et Baltasar Garzon œuvrent à un miracle pour Julian Assange. La première l’aime et en a eu deux enfants, après avoir été son avocate. Le deuxième, connu mondialement pour avoir fait arrêter l’ex-dictateur chilien Augusto Pinochet en 1998 à Londres, a choisi aujourd’hui de le défendre. De passage à Genève pour quelques heures, ils racontent la bataille menée autour de cet homme enfermé depuis plus de dix ans d’une manière ou d’une autre à la suite de la publication massive de câbles diplomatiques américains sur la guerre en Irak et en Afghanistan par son organisation fondée en 2006, WikiLeaks.
Si certains lui reprochent d’avoir aidé Donald Trump à accéder au pouvoir en divulguant des e-mails de l’équipe d’Hillary Clinton, le quinquagénaire australien bénéficie toujours d’un large soutien à l’international. Alors que la perspective d’une extradition se rapproche, Julian Assange, très affaibli, inquiète toujours plus ses proches, qui continuent cependant de croire à une issue heureuse. Interview croisée.
Stella Moris, comment votre mari vit-il sa détention dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, depuis trois ans?
Depuis dix ans, Julian ne connaît que l'enfermement. A Belmarsh, ses conditions sont extrêmement dures, il est isolé au moins vingt heures sur vingt-quatre et largement privé d’accès à ses avocats. Alors qu’il prépare sa défense dans un dossier d’une complexité extraordinaire, même la quantité de papier et de stylos à sa disposition est limitée! Sa demande d’accès à un ordinateur n’a pu aboutir qu’après un an et encore, les fonctionnalités sont réduites à l’extrême. Cet isolement fait qu’il prend toujours connaissance des avancées avec plusieurs jours de retard. Julian est doté de capacités intellectuelles exceptionnelles mais le contexte représente un handicap grave.
Que faites-vous aujourd’hui à Genève, et qu’attendez-vous de la Suisse?
Baltasar Garzon: Notre visite poursuivait deux objectifs. D’abord, renforcer le soutien des organisations internationales: nous avons ainsi rencontré la haut-commissaire aux droits de l’homme Michelle Bachelet ainsi que des représentants de l’Organisation mondiale contre la torture. Ensuite, obtenir le soutien des autorités suisses aux initiatives entreprises pour empêcher la plus grave des violations de la liberté d’expression: l’extradition de Julian Assange vers les Etats-Unis.
Stella Moris, vous soutenez Julian Assange depuis toujours: hier comme avocate, aujourd’hui en tant qu’épouse. Comment expliquer la dégradation de sa situation judiciaire?
Quand j’ai rejoint l’équipe chargée de sa défense en 2011, personne n’imaginait que les Etats-Unis pourraient l’extrader. Dix ans après, les garde-fous démocratiques ont été affaiblis par la guerre contre la terreur, qui a instauré un système d’exception juridique. L’ancien secrétaire d’Etat Mike Pompeo a ainsi manœuvré pour qualifier Julian Assange de menace nationale et agir à son encontre sans l’aval du Congrès.
En juin, la ministre britannique de l’Intérieur Priti Patel annonçait approuver l’extradition de Julian Assange vers les Etats-Unis. Où en est la procédure, au moment où nous nous parlons?
Baltasar Garzon: La justice britannique a tranché en décidant d’écarter la dimension humanitaire, soit le risque de cet acte pour la vie d’Assange, en affirmant que les Etats-Unis avaient fourni des garanties suffisantes. Aujourd’hui, nous contestons cette décision devant la Cour britannique et souhaitons qu’elle se prononce sur les autres aspects de l’extradition tels que la persécution politique, l’atteinte à la liberté d’expression, le manque de proportionnalité, l’extraterritorialité de la loi et l’abus de cette extraterritorialité par les Etats-Unis.
Stella Moris, comment votre mari tient-il le coup?
Même si nous nous attendions à cette décision, elle a représenté une claque énorme. Après l’annonce, Julian a d’ailleurs été placé trois jours dans une cellule anti-suicide. Sa santé décline: il a fait une attaque en octobre 2021. La captivité réduit la durée de vie, on le voit chez les animaux enfermés dans des zoos, et les humains ne font pas exception.
Baltasar Garzon, pourquoi avez-vous décidé de défendre Julian Assange?
Il me l’a demandé par l’intermédiaire d’un ami journaliste en Espagne. J’ai dit oui, et dès le premier instant, j’ai compris qu’il s’agissait d’une persécution politique. Tous les développements montrent qu’il s’agit en fait de liberté d’expression. Accepter la défense d’Assange m’a causé des problèmes. J’ai été renvoyé de la mission soutenant le processus de paix en Colombie à la demande des Etats-Unis, par exemple.
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WikiLeaks s’appuie sur la notion d’intérêt public. Comment définissez-vous cette notion?
Une information d’intérêt public est une information qui peut affecter les droits de tous. Je me sens par exemple concerné par le fait qu’une agence de renseignement puisse parrainer, protéger ou commettre des crimes de guerre. Parce que ce sont des crimes universels et que les victimes sont universelles, je suis touché.
Vous faites allusion aux révélations sur la guerre en Irak, qui relèvent certainement de l’intérêt public. Qu’en est-il de la publication des e-mails d’Hillary Clinton alors qu’elle était candidate à la présidentielle américaine en 2016? Julian Assange a été fortement critiqué à ce sujet.
Toute publication qui affecte la décision ou l’action politique est d’intérêt public. Dans ce cas, il ne s’agissait pas de vie privée mais de questions touchant le grand public. Julian Assange n’a pas montré d’animosité envers le Parti démocrate; il a respecté son obligation d’informer.
Beaucoup pensent qu’il s’agissait en fait d’une attaque contre Hillary Clinton, qui a aidé Donald Trump à accéder à la présidence des Etats-Unis…
On ne peut pas imputer la victoire de Trump à Julian Assange: ce serait tuer le messager. Le métier de journaliste consiste à transmettre des informations véridiques. A partir de là , il ne peut pas contrôler ce que les gens en font.
Donald Trump a pourtant récupéré la figure d’Assange. Lors d’un meeting en Floride, il déclarait: «I love WikiLeaks»…
Je ne pense pas que toutes les informations sorties par WikiLeaks aient été bénéfiques à Donald Trump. D’ailleurs, son administration a persécuté Julian Assange et WikiLeaks avec une intensité inégalée.
Aux Etats-Unis, Julian Assange est accusé de «connexions russes». N’est-ce pas problématique pour quelqu’un qui défend la liberté d’expression?
Cette accusation intéressée et politique est absurde. Que ceux qui la portent fournissent une preuve, une seule! Il s’agit d’un coup de plus pour qu’on oublie ce que WikiLeaks a fait: démontrer que les services de renseignement américains se sont livrés à des crimes de guerre.
Un peu moins de vingt-cinq ans après avoir fait arrêter l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet à Londres, vous voici à nouveau aux prises avec le système judiciaire anglo-saxon…
Ce n’est pas à ce système que je me confronte, mais à une action illégale des Etats-Unis par le biais d’une demande d’extradition qui affecte nos droits fondamentaux. L’affaire Pinochet présente en réalité de grandes similitudes avec le cas Assange. En 1998, nous poursuivions des crimes contre l’humanité; aujourd’hui, nous dénonçons des crimes contre l’humanité. En 1998, nous dénoncions l’impunité dont bénéficiait Pinochet; aujourd’hui, nous dénonçons le silence autour d’Assange. Un silence qui risque lui-même de se transformer en impunité.
Que se passera-t-il si Julian Assange est extradé vers les Etats-Unis?
En tant qu’ancien juge, je n’aime pas faire de prédictions: je les laisse à ceux qui parient sur les matchs de football. Ce que je peux prédire néanmoins, c’est que les chances d’un procès équitable ou d’un acquittement sont faibles.
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Stella Moris, à partir de quel moment avez-vous senti que la vie de votre mari était menacée?
Lorsque l’Equateur a commencé à vouloir se rapprocher des Etats-Unis alors que Julian s’était réfugié à l’ambassade. Les renseignements américains ont effectué des dizaines d’heures d’enregistrements illégaux, des analyses d’écriture manuscrite et des photographies des passeports et des téléphones portables de chaque visiteur, comme l’ont révélé trois lanceurs d’alerte qui travaillaient pour l’entreprise de sécurité espagnole chargée de surveiller mon mari. Quand ma deuxième grossesse est devenue visible à la fin novembre 2018, mes médecins m’ont déconseillé de continuer les visites, c’était trop hostile et stressant. L’Espagne enquête aujourd’hui sur ces manœuvres liant le patron de cette entreprise espagnole à Sheldon Adelson, l’un des principaux donateurs du Parti républicain et ami de Donald Trump. Les avocats de Julian ont aussi lancé des poursuites à l’encontre de Mike Pompeo.
Vous avez deux petits garçons de 3 et 5 ans avec Julian Assange. Quels mots employez-vous pour leur expliquer la situation?
Je leur dis que des gens méchants ne veulent pas que papa rentre à la maison, mais qu’il est un héros et que plein de gens veulent le libérer. Ils ne savent pas ce qu’est une prison: l’expliquer introduirait de la confusion, car Julian n’a rien fait de mal. Chaque semaine, nous venons lui rendre visite. Il n’y a aucune intimité, c’est très bruyant. Mais il se pourrait que nos fils n’aient plus que quelques mois à passer avec leur père, alors nous essayons de rendre ces rencontres aussi joyeuses que possible. Ces moments sont peut-être les seuls souvenirs qu’ils garderont de lui.
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