👁🗨 Le cinquième cercle de l'enfer : le tumulte & la boue
Au lieu de résoudre les problèmes de la majorité, l'“extrême droite d'un type particulier” - une droite intimement liée au libéralisme - cultive une politique de la colère.
👁🗨 Le cinquième cercle de l'enfer : le tumulte & la boue
Par Vijay Prasad, le 14 novembre 2024
Lorsque Dante Alighieri et son guide atteignent le cinquième cercle de l'enfer dans le Canto VII de l'Enfer, ils tombent sur le Styx, où ceux qui n'ont pas pu contenir leur colère de leur vivant se vautrent et se battent à la surface des eaux tumultueuses et boueuses, tandis qu'au-dessous d'eux gisent des êtres maussades, dont les frustrations remontent à la surface sous forme de bouillonnements :
Et moi qui regardais, attentif,
je vis dans ce bourbier des gens
tout nus, couverts de fange, le visage courroucé.
Ils se frappaient, non pas seulement avec la main,
mais avec la tête, la poitrine et les pieds,
et en lambeaux se déchiraient avec les dents
Chaque culture dépeint une variante de cette représentation de l'enfer, dans laquelle ceux qui ont violé les règles destinées à créer une société harmonieuse subissent un châtiment dans l'au-delà. Par exemple, dans la plaine indienne du Gange, des siècles avant Dante, les auteurs inconnus du Garuda Purana ont décrit les vingt-huit narakas (enfers) possibles. Les similitudes entre l'Enfer de Dante et le Garuda Purana s'expliquent par les horreurs et les peurs communes aux êtres humains : être dévoré vivant, noyé, mutilé. Il semble que la justice rendue au plus grand nombre sur Terre soit insuffisante, et l'on espère donc qu'une justice divine finira par délivrer un châtiment différé.
En janvier 2025, Donald Trump - qui a cultivé une politique fondée sur la colère assez répandue dans notre monde - sera investi pour son deuxième mandat en tant que président des États-Unis. Ce type de politique furieuse est présent dans de nombreux pays, y compris en Europe - qui se considère par ailleurs comme en quelque sorte supérieure aux émotions brutales, et comme un continent de la raison. Les libéraux sont tentés de qualifier cette politique de la colère de fascisme, mais ce n'est pas le cas. Trump et sa confrérie politique à travers le monde (de Giorgia Meloni en Italie à Javier Milei en Argentine) ne se présentent pas comme des fascistes, pas plus qu'ils ne portent les mêmes symboles ou n'utilisent la même rhétorique. Bien que certains de leurs adeptes brandissent des croix gammées et autres symboles fascistes, la plupart d'entre eux sont plus prudents. Ils ne portent pas d'uniformes militaires, et n'appellent pas les militaires à sortir des casernes pour leur prêter main-forte. Leur politique s'inscrit dans une rhétorique moderne de développement et de commerce, avec la promesse d'emplois et de protection sociale pour les citoyens. Ils pointent du doigt le pacte néolibéral des vieux partis libéraux et conservateurs, et se moquent bien de leur élitisme. Ils élèvent au rang de sauveurs des individus étrangers aux élites, des hommes et des femmes qui, selon eux, parleront enfin au nom des travailleurs précaires exclus et des classes moyennes en déclin. Ils parlent avec colère pour se différencier des vieux partis du libéralisme et du conservatisme, qui discutent sans émotion du paysage social et économique désastreux qui prévaut aujourd'hui dans une grande partie du monde.
La question qui se pose est la suivante : les dirigeants de cette “extrême droite d'un type particulier” - un nouveau type de droite intimement lié au libéralisme - agissent-ils d'une manière particulièrement singulière ? En y regardant de plus près, on s'aperçoit qu'ils ne font que reprendre les bases posées par les dirigeants indifférents des vieux partis du libéralisme et du conservatisme. Ainsi, les anciens partis ont déjà
détruit le tissu social par la privatisation et la déréglementation, affaibli les syndicats avec des politiques d'ubérisation et créé insécurité et division au sein de la société.
mis en œuvre des politiques favorisant l'inflation et la réduction des salaires tout en accroissant la richesse de quelques-uns grâce à des politiques fiscales laxistes et à la hausse des marchés boursiers.
renforcé l'appareil répressif de l'État et tenté d'étouffer la dissidence, notamment en s'attaquant aux partisans de la reconstruction des mouvements de la classe ouvrière.
encouragé la guerre et la dévastation, en empêchant notamment la conclusion d'un accord de paix en Ukraine et en encourageant le génocide des Palestiniens par les États-Unis et Israël.
De telles politiques de la colère sont déjà à l'œuvre dans la société, bien qu'elles n'aient pas été engendrées par une extrême droite d'un type particulier. Ce monde de la colère est le produit du pacte néolibéral des vieux partis libéraux et conservateurs. Ce n'est ni le Alternative für Deutschland (AfD), ni le Rassemblement national en France, ni Trump sous son premier mandat qui ont créé ce monde, aussi répugnante que soit leur politique. Lorsque ces groupes accèdent au pouvoir, ils deviennent les bénéficiaires d'une société de la colère produite par le pacte néolibéral.
Le langage de Trump et de sa famille politique n'en est pas moins alarmant. Ils parlent avec une colère désinvolte, et ils retournent cette colère contre les vulnérables (en particulier les migrants et les dissidents). Trump, par exemple, parle des réfugiés comme s'il s'agissait de vermine à exterminer. On entend un langage plus ancien et décadent dans la rhétorique de l'extrême droite d'un type particulier, le langage de la mort et du chaos. Mais il s'agit du ton, pas de la politique. Les vieux partis du pacte néolibéral ont déjà envoyé leurs armées aux frontières, envahi les bidonvilles, amputé les budgets de leurs pays de l'aide et de la protection sociales, et augmenté les budgets de la répression à l'intérieur et à l'extérieur des frontières. Les vieux politiciens du pacte néolibéral affirment que l'“économie” est florissante, entendez par là que la bourse baigne dans le champagne. Ils affirment qu'ils protégeront le droit des femmes à disposer de leur corps, mais n'adoptent aucune législation en ce sens. Ils affirment qu'ils sont pour les cessez-le-feu alors qu'ils autorisent les livraisons d'armes pour poursuivre les guerres et les génocides. Le pacte néolibéral a déjà disloqué la société. Les partis d'extrême droite ne font que refouler l'hypocrisie. Ils ne sont pas l'antithèse du pacte néolibéral, mais son reflet le plus fidèle.
Pourtant, la colère irrationnelle n'est pas l'état d'esprit de ceux qui votent pour les partis d'extrême droite à part, un cliché inventé par des politiciens néolibéraux en mal d'imagination. C'est le ton des principaux politiciens de l'extrême droite d'un type particulier qui leur vaudrait une place dans le cinquième cercle de l'enfer de Dante. Ce sont eux qui sont en colère. Leurs adversaires de l'élite, les politiciens des vieux partis du libéralisme et du conservatisme, sont des gens maussades, sous la boue, dont les émotions sont assourdies.
En 2017, la fondation brésilienne Perseu Abramo a publié une étude sur les perceptions et les valeurs politiques des habitants des favelas de São Paulo. Ils savent que le fruit de leur labeur ne leur permet pas de disposer de moyens suffisants et ils espèrent donc que les politiques gouvernementales leur apportent un soutien supplémentaire. En théorie, ces convictions devraient conduire à l'émergence d'une politique de classe. Or, les chercheurs ont constaté que ce n'est pas le cas : au contraire, les idées néolibérales ont inondé les favelas, amenant leurs habitants à considérer que le problème principal n'est pas celui du conflit entre riches et pauvres, mais celui du conflit entre l'État et les individus, en faisant abstraction du rôle du capital. Les conclusions de cette étude se retrouvent dans de nombreuses autres enquêtes similaires. Les catégories de travailleurs qui se tournent vers l'extrême droite d'un type particulier ne sont pas irrationnellement en colère ou dans l'illusion. Ils sont conscients de leurs expériences, mais ils imputent la dégradation de leur vie à l'État. Peut-on les en blâmer ? Leur relation à l'État n'est pas façonnée par les services sociaux ou les bureaux d'aide sociale, mais par la violence de la police spéciale habilitée à bafouer leurs droits civiques et humains. Ainsi, ils en viennent à associer l'État au pacte néolibéral et à le détester. Surgis de ces eaux troubles, les acteurs politiques de l'extrême droite se posent en sauveurs potentiels. Peu importe qu'ils n'aient aucun programme pour inverser le carnage que les politiques néolibérales des anciens partis infligent à la société : au moins, ils prétendent la détester aussi.
Pourtant, le programme de l'extrême droite d'un type particulier n'est pas de résoudre les problèmes de la majorité : il vise à les aggraver en infligeant à la société une forme aigüe de nationalisme qui n'est pas ancrée dans l'amour de ses semblables, mais dans la haine des plus vulnérables. Cette haine se fait alors passer pour du patriotisme. La place du drapeau national augmente, et l'enthousiasme pour l'hymne national monte en décibels. Le patriotisme prend des accents de colère et d'amertume, de violence et de frustration, de fange de l'enfer. C'est une chose d'être patriote pour des drapeaux et des hymnes, mais c'en est une autre d'être patriote contre la famine et le désespoir.
Les êtres humains ont soif de décence, mais cette soif est noyée dans les méandres du désespoir et de la rancœur. Dante et son guide finissent par se frayer un chemin à travers les cercles de l'enfer, traversant des torrents et des gouffres pour parvenir à un petit point du firmament d'où ils peuvent contempler les étoiles et, pour la première fois, apercevoir le paradis. Nous rêvons tous de contempler les étoiles.
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