👁🗨 Le doigt d'honneur des États-Unis à la Cour pénale internationale
Biden et les USA ne saisissent pas la gravité de leur morgue, ni que rejeter les mandats de la CPI est le dernier clou dans le cercueil de l'“ordre international fondé sur des règles” américaines.
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👁🗨 Le doigt d'honneur des États-Unis à la Cour pénale internationale
Par Vijay Prashad pour Tricontinental : Institute for Social Research, le 29 novembre 2024
Avant que l'histoire ne s'achève, la Cour pénale internationale (CPI) a émis des mandats d'arrêt à l'encontre du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et de son ancien ministre de la Défense Yoav Gallant pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité. L'acte d'accusation indique
qu'il” y a des motifs suffisants de croire que les deux intéressés ont intentionnellement et sciemment privé la population civile de Gaza du nécessaire à sa survie, notamment de nourriture, d'eau, de médicaments et de fournitures médicales, ainsi que de carburant et d'électricité”.
La Cour a trouvé des raisons valables de penser que les deux hommes “sont pénalement responsables” de crime de guerre consistant à utiliser la famine comme méthode de guerre, des crimes contre l'humanité que sont le meurtre, la persécution et d'autres actes cruels, ainsi que du crime de guerre consistant à diriger intentionnellement des attaques contre des populations civiles. Presque immédiatement, le président américain Joe Biden a condamné la décision de la Cour, déclarant que
“la délivrance par la CPI de mandats d'arrêt à l'encontre de dirigeants israéliens est scandaleuse”. Les États-Unis, a déclaré M. Biden, “se tiendront toujours aux côtés d'Israël”.
À quelques pas de la Maison Blanche de M. Biden se trouve la Freedom House, une institution créée en 1941 et majoritairement financée par le département d'État américain. Chaque année, Freedom House publie son indice de liberté dans le monde, qui s'appuie sur diverses données pour déterminer si un pays est “libre”, “semi-libre” ou “non libre”. Les adversaires des États-Unis - tels que la Chine, Cuba, l'Iran, la Corée du Nord et la Russie - sont systématiquement considérés comme “non libres”, même s'ils appliquent des processus électoraux et disposent d'organes législatifs divers (lors des élections législatives de 2024 en Iran, par exemple, 15 200 candidats se sont présentés pour 290 sièges à l'Assemblée consultative, tandis que l'année dernière à Cuba, les 470 sièges de l'Assemblée nationale du pouvoir populaire ont été élus par 75,87 % des électeurs éligibles). Pendant ce temps, l'indice 2024 accorde à Israël un “indice global des libertés” de 74/100 et le proclame comme le seul État “libre” de la région, bien que les auteurs notent qu'en Israël
“les dirigeants politiques et de nombreuses personnes dans la société ont discriminé les populations arabes et d'autres minorités ethniques ou religieuses, entraînant des disparités systémiques dans des domaines tels que l'infrastructure, la justice pénale, l'éducation et l'opportunité économique”.
Selon les mesures de cet indice financé par le département d'État américain, régulièrement utilisé pour dénigrer les pays du monde entier qu'il juge “non libres”, un système d'apartheid fondé sur l'occupation et maintenant sur le génocide est considéré comme une démocratie exemplaire.
Les indices, tels que celui de la Freedom House, ne sont pas aussi transparents qu'il y paraît. La conception de l'indice - qui repose sur les évaluations subjectives d'analystes et de conseillers sélectionnés dans le monde des think tanks de l'establishment occidental - produit des résultats généralement conformes aux directives. Alors que la Freedom House prétend s'inspirer du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966), elle ignore le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (1966). Ce dernier nécessiterait une interprétation de la démocratie beaucoup plus large que la simple tenue d'élections et l'existence de plusieurs partis politiques. L'article 11 du second pacte, à lui seul, élargirait l'idée de démocratie pour y inclure le droit au logement et le droit d'être protégé de la faim. Comme l'indique l'article 4, le but du pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels est de promouvoir “la prospérité de tous dans une société démocratique”. La démocratie est ici entendue au sens le plus large, allant bien au-delà du simple électoralisme. Et même en ce qui concerne l'électoralisme, les indices de la Freedom House ne se préoccupent guère des taux élevés d'abstention dans les démocraties libérales et de l'effondrement d'une culture médiatique dynamique capable de demander des comptes aux partis politiques et à leurs dirigeants.
Mais alors, quelles sont les motivations des concepteurs de ces indices ? Ils se croient maîtres de l'univers. Les réactions à l'acte d'accusation de la CPI de la part des États-Unis et de l'Allemagne - les deux pays ayant effectué les plus importants transferts d'armes à Israël pendant ce génocide - étaient certes attendues, mais elles n'en sont pas moins choquantes. La réaction cavalière de M. Biden confirme que les États-Unis ne réalisent pas ou ne se soucient pas de la gravité de leur insolence, et qu'ils ne comprennent pas que rejeter les mandats de la CPI est le dernier clou dans le cercueil de l'“ordre international fondé sur des règles” américain. Sur la question de la cruauté : avant l'élection présidentielle américaine de 2024, l'administration Biden a déclaré qu'Israël doit autoriser l'aide à Gaza dans les trente jours, faute de quoi il s'expose à un gel des livraisons d'armes, mais cette échéance est arrivée sans que l'on y prête trop attention. L'“ordre international fondé sur des règles” a toujours fait figure de farce. En 2002, lors de la guerre contre le terrorisme orchestrée par les États-Unis, le Congrès américain a débattu de la possibilité d'accuser un soldat américain ou un agent de la CIA d'un crime de guerre. Pour accorder l'immunité à ce soldat ou à cet agent, le Congrès américain a adopté la loi sur la protection des membres des services américains (American Servicemembers' Protection Act), qui a été largement qualifiée de “loi sur l'invasion de La Haye”. Bien que cette loi ne stipule pas que les États-Unis soient autorisés à envahir les Pays-Bas pour libérer leur personnel de la CPI, elle stipule que le président des États-Unis
“est autorisé à utiliser tous les moyens nécessaires et appropriés pour obtenir la libération de toute personne détenue ou emprisonnée par la Cour pénale internationale, en son nom ou à sa demande”.
À peu près au moment où cette loi a été adoptée, les États-Unis se sont officiellement retirés du Statut de Rome (1998) qui a institué la CPI.
Les sénateurs américains Tom Cotton et Lindsey Graham ont tous deux invoqué la loi sur l'invasion de La Haye en réponse aux mandats d'arrêt délivrés par la CPI pour Netanyahu et Gallant, M. Graham allant jusqu'à dire que le Sénat américain devrait imposer des sanctions, y compris à des alliés tels que le Canada, pour avoir eu l'audace de proposer de faire exécuter les mandats d'arrêt. Si les États-Unis jettent aux orties les mandats d'arrêt de la CPI, ce sera pour signifier clairement au monde qu'ils ne reconnaissent pas ces lois, ou qu'elles ne sont faites que pour sanctionner les autres, mais pas eux. La liste des traités internationaux que les États-Unis n'ont jamais ni signés ni ratifiés est impressionnante. Ces quelques exemples suffisent à illustrer le mépris des États-Unis pour un véritable ordre international fondé sur des règles :
Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui (1949, jamais signée).
Convention relative au statut des réfugiés (1951, jamais signée).
Convention concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l'enseignement (1960, jamais signée).
Convention sur le consentement au mariage, l'âge minimum du mariage et l'enregistrement des mariages (1962, signée mais jamais ratifiée).
Convention sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité (1968, jamais signée).
Convention des Nations unies sur le droit de la mer (1982, jamais signée).
Convention de Basel sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination (1989, signée mais jamais ratifiée).
Convention relative aux droits des personnes handicapées (2006, signée mais jamais ratifiée).
La liste des conventions de maîtrise des armements que les États-Unis ont refusé de signer ou dont ils se sont retirés unilatéralement est encore plus inquiétante :
Traité sur les missiles antibalistiques (ABM) (1972, retiré en 2002).
Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) (1987, retiré en 2019).
Traité d'interdiction des mines (1997, jamais signé).
Convention sur les armes à sous-munitions (2008, jamais signée).
Traité sur le commerce des armes (2013, signé mais retiré en 2019).
C'est parce que les États-Unis ont quitté unilatéralement le traité sur les ABM et le traité FNI que le conflit sur l'Ukraine a pris une telle ampleur. La Russie a fait savoir à plusieurs reprises que l'absence de tout mécanisme de contrôle des armements pour les missiles nucléaires de moyenne portée constituerait une menace pour ses grandes villes si ses voisins intègrent l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Le 18 novembre, dans un esprit provocateur et dangereux, Joe Biden a autorisé l'Ukraine à utiliser des missiles de portée intermédiaire pour frapper le territoire russe, suscitant ainsi une vive réaction de la Russie dirigée contre l'Ukraine. Si la Russie avait décidé de tirer un de ces missiles sur une base américaine en Allemagne en guise de représailles, par exemple, nous pourrions déjà nous trouver au cœur de l’hiver nucléaire. Le mépris des États-Unis pour les règles de contrôle des armements n'est qu'une facette de leur mépris absolu pour le droit international, scellé par leur doigt d'honneur à la Cour pénale internationale (CPI).
En 1982, le combattant pour la liberté et poète sud-africain Mongane Wally Serote (né en 1944), qui vivait au Botswana et travaillait avec le Medu Art Ensemble (sur lequel nous avons écrit un dossier l'année dernière), a publié “Time has run out” [“Le temps a expiré”] dans son livre épique The Night Keeps Winking[“Les clins d'œil de la nuit”]. “Beaucoup d'entre nous sont devenus fous”, écrit-il, parce que “nous sommes des humains et que c'est notre terre”. Serote écrivait à propos de l'Afrique du Sud, mais sa vision peut s'étendre à la Palestine et, au-delà, à la terre entière. Puis Serote a écrit :
“Trop de sang a été versé
Je vous en prie, chers compatriotes, si quelqu'un pouvait nous adresser une parole de sagesse ...
Mais l'horreur désormais familière
le cœur de notre terre
quand il fait battre son pouls
son tic-tac
nous fait souffrir
Mes chers compatriotes, si quelqu'un comprend qu'il est désormais trop tard,
si quelqu’un sait qu'exploitation et oppression sont des mécanismes aux cerveaux aliénés
qui ne connaissent que la violence
si quelqu'un peut nous apprendre à surmonter la blessure, et à nous battre.”
Comme l'écrivait Frantz Fanon en 1959, il est temps de repenser à la “grande souffrance”, de la surmonter et de lutter.
Au début de l'année, Serote a écrit un poème pour la Palestine, dont je reprends un extrait à l'occasion de la Journée internationale de solidarité avec la Palestine (29 novembre). À cette occasion, nous avons organisé à Tricontinental une exposition présentant les œuvres de l'artiste palestinien Ibraheem Mohana et de vingt enfants à qui il a enseigné la peinture à Gaza, en plein génocide israélien.
“Nos yeux entendent les alertes, les explosions
qui frappent nos yeux et nos oreilles
et les incendies rougeoyants
embrasent l'air avec la violence de l'orage.
Les flammes ardentes s’emparent des chairs humaines dans leur danse incandescente.
Une épaisse fumée noire a précédé
qui a mugi et fait rage
Oh !
Humanité
Et puis, tout est fini...
Oh Palestine !”
https://thetricontinental.org/newsletterissue/icc-arrest-warrants-israel/