đâđš Le flou du "nouvel agenda pour la paix" de l'ONU.
Les dĂ©penses militaires dans le monde ont atteint un nouveau record en 2022 avec 2,24 trillions de dollars, bien que l'ONU ne reconnaisse pas que les 3/4 de ces dĂ©penses sont engagĂ©es par lâOTAN.
đâđš Le flou du "nouvel agenda pour la paix" de l'ONU.
Par Vijay Prashad*, Tricontinental : Institute for Social Research, le 8 août 2023
Les dĂ©penses militaires dans le monde ont atteint un nouveau record en 2022, avec 2,24 trillions de dollars, bien que l'ONU ne reconnaisse pas que les 3/4 de ces dĂ©penses sont engagĂ©es par lâOTAN.
Vijay Prashad estime que le rapport - outre le fait qu'il identifie le conflit entre les mondes unipolaire et multipolaire et qu'il s'inquiÚte des métastases de l'industrie de l'armement - érige un mur moralisateur sur des réalités auxquelles il ne peut se confronter directement.
Les Nations unies ont publiĂ© le 20 juillet un nouvel agenda pour la paix. Dans la premiĂšre partie du rapport, le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de l'ONU, AntĂłnio Guterres, a fait quelques remarques qui mĂ©ritent d'ĂȘtre approfondies :
"Nous nous trouvons aujourd'hui à un point d'inflexion. La période de l'aprÚs-guerre froide est terminée. Une transition est en cours vers un nouvel ordre mondial. Bien que ses contours restent à définir, les dirigeants du monde entier ont fait référence à la multipolarité comme l'un de ses traits caractéristiques. En cette période de transition, la dynamique du pouvoir est devenue de plus en plus fragmentée, avec l'émergence de nouveaux pÎles d'influence, la formation de nouveaux blocs économiques et la redéfinition des axes de contestation.
La concurrence entre les grandes puissances s'intensifie et la confiance entre le Nord et le Sud s'effrite. Un certain nombre d'Ătats cherchent de plus en plus Ă renforcer leur indĂ©pendance stratĂ©gique, tout en essayant de manĆuvrer au-delĂ des lignes de dĂ©marcation existantes. La pandĂ©mie de coronavirus et la guerre en Ukraine ont accĂ©lĂ©rĂ© ce processus".
Nous sommes, dit-il, dans une pĂ©riode de transition. Le monde s'Ă©loigne de l'Ăšre de l'aprĂšs-guerre froide, au cours de laquelle les Ătats-Unis et leurs proches alliĂ©s, l'Europe et le Japon, (collectivement connus sous le nom de Triade) exerçaient leur pouvoir unipolaire sur le reste du monde, pour entrer dans une nouvelle pĂ©riode que certains qualifient de "multipolaritĂ©".
La pandémie de covid-19 et la guerre en Ukraine ont accéléré des évolutions déjà amorcées avant 2020. L'érosion progressive du bloc occidental a entraßné une contestation entre la Triade et les nouvelles puissances émergentes.
Cette contestation est particuliĂšrement fĂ©roce dans le Sud, oĂč la confiance accordĂ©e au Nord n'a jamais Ă©tĂ© aussi basse depuis une gĂ©nĂ©ration. Ă l'heure actuelle, les nations les plus pauvres ne cherchent pas Ă adhĂ©rer Ă un Occident fragilisĂ© ou aux nouvelles puissances Ă©mergentes, mais recherchent une "indĂ©pendance stratĂ©gique".
Cette Ă©valuation est largement correcte, et le rapport est extrĂȘmement intĂ©ressant, mais il est Ă©galement terni par son manque de prĂ©cision.
L'incapacité à gouverner le néocolonialisme
Pas une seule fois dans le rapport l'ONU ne fait référence à un pays en particulier, et ne cherche pas non plus à identifier correctement les puissances émergentes. Faute de dresser un bilan précis de la situation actuelle, l'ONU se contente d'apporter des solutions vagues, banales et vides de sens (comme l'accroissement de la confiance et le renforcement de la solidarité).
Une propositions bien spĂ©cifique est trĂšs significative, concernant le commerce des armes, sur laquelle je reviendrai. Mais au-delĂ de l'inquiĂ©tude suscitĂ©e par l'explosion de l'industrie de l'armement, le rapport de l'ONU tente de dresser une sorte d'Ă©chafaudage moral par-delĂ les dures rĂ©alitĂ©s qu'il nâaffronte pas frontalement.
Quelles sont donc les raisons spécifiques des bouleversements mondiaux monumentaux identifiés par les Nations unies ?
Tout d'abord, on a assistĂ© Ă une sĂ©rieuse dĂ©tĂ©rioration du pouvoir apparent des Ătats-Unis et de leurs alliĂ©s les plus proches. La classe capitaliste occidentale poursuit une grĂšve fiscale de longue durĂ©e, refusant de payer ses impĂŽts sur les particuliers ou sur les sociĂ©tĂ©s (en 2019, prĂšs de 40 % des bĂ©nĂ©fices des multinationales ont Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©s dans des paradis fiscaux).
Leur quĂȘte de profits rapides et leurs pratiques d'Ă©vasion fiscale ont conduit Ă une baisse Ă long terme de l'investissement en Occident, qui a Ă©puisĂ© les infrastructures et la base productive de ce pays.
La mutation des sociaux-dĂ©mocrates occidentaux, passĂ©s de champions de la protection sociale Ă des champions nĂ©olibĂ©raux au service de l'austĂ©ritĂ©, a ouvert la voie Ă la montĂ©e du dĂ©sespoir et de la dĂ©solation, palette Ă©motionnelle de la droite pure et dure. L'incapacitĂ© de la Triade Ă gouverner en douceur le systĂšme nĂ©ocolonial mondial a entraĂźnĂ© une "perte de confiance" du Sud envers les Ătats-Unis et leurs alliĂ©s.
Naissance des BRICS - et la riposte militaire
Ensuite, des pays comme la Chine, l'Inde et l'IndonĂ©sie ont Ă©tĂ© sidĂ©rĂ©s par la demande du G20 de fournir des liquiditĂ©s au systĂšme bancaire dessĂ©chĂ© du Nord en 2007-2008. La confiance de ces pays en dĂ©veloppement en l'Occident a dĂ©clinĂ©, tandis que leur perception d'eux-mĂȘmes a progressĂ©.
C'est ce changement qui a conduit à la formation du bloc des BRICS en 2009 par le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud - les "locomotives du Sud", comme l'a théorisé la Commission du Sud dans les années 1980, avant de l'approfondir dans son rapport méconnu de 1991.
[Lire aussi : Mutinerie contre l'ordre mondial].
La croissance de la Chine est en soi stupĂ©fiante, mais, comme l'a notĂ© la ConfĂ©rence des Nations unies sur le commerce et le dĂ©veloppement (CNUCED) en 2022, ce qui est fondamental, c'est que la Chine a Ă©tĂ© capable de rĂ©aliser une transformation structurelle (c'est-Ă -dire de passer d'activitĂ©s Ă©conomiques Ă faible productivitĂ© Ă des activitĂ©s Ă forte productivitĂ©). Cette transformation structurelle pourrait ĂȘtre une source d'enseignements pour le reste du Sud, enseignements bien plus avisĂ©s que ceux offerts par le programme d'austĂ©ritĂ© du Fonds monĂ©taire international.
Ni le projet des BRICS ni l'initiative chinoise "Belt and Road" (BRI) ne constituent des menaces militaires : il s'agit essentiellement de développements commerciaux entre pays du Sud (conformément à l'agenda du Bureau des Nations unies pour la coopération Sud-Sud).
Cependant, l'Occident est incapable de rivaliser économiquement avec l'une ou l'autre de ces initiatives, et a donc opté pour une féroce riposte politique et militaire.
En 2018, les Ătats-Unis ont dĂ©clarĂ© la fin de la guerre contre le terrorisme et ont clairement indiquĂ© dans leur stratĂ©gie de dĂ©fense nationale que leurs principaux dĂ©fis Ă©taient la montĂ©e en puissance de la Chine et de la Russie. Le secrĂ©taire amĂ©ricain Ă la DĂ©fense de l'Ă©poque, Jim Mattis, a parlĂ© de la nĂ©cessitĂ© de lutter contre la montĂ©e en puissance des "rivaux proches", en dĂ©signant explicitement la Chine et la Russie, et a suggĂ©rĂ© d'utiliser toute la panoplie de la puissance amĂ©ricaine pour les mettre Ă genoux.
Les Ătats-Unis disposent non seulement d'un vaste rĂ©seau d'environ 800 bases militaires Ă l'Ă©tranger - dont des centaines encerclent l'Eurasie - mais aussi d'alliĂ©s militaires, de l'Allemagne au Japon, qui leur assurent des positions avancĂ©es face Ă la Russie et Ă la Chine.
Depuis de nombreuses annĂ©es, la flotte des Ătats-Unis et de leurs alliĂ©s organise des manĆuvres agressives de "libre navigation" qui empiĂštent sur l'intĂ©gritĂ© territoriale de la Russie (principalement dans l'Arctique) et de la Chine (dans la mer de Chine mĂ©ridionale). En outre, des manĆuvres provocatrices telles que l'intervention amĂ©ricaine de 2014 en Ukraine, et la vente massive d'armes Ă TaĂŻwan en 2015 ont contribuĂ© Ă menacer Moscou et PĂ©kin.
En 2018, les Ătats-Unis se sont Ă©galement retirĂ©s unilatĂ©ralement du traitĂ© sur les Forces NuclĂ©aires IntermĂ©diaires (FNI) (qui faisait suite Ă l'abandon, en 2002, du traitĂ© sur les missiles antibalistiques), une dĂ©cision qui a bouleversĂ© le contrĂŽle des armes nuclĂ©aires, et signifiĂ© que les Ătats-Unis envisageaient d'utiliser des "armes nuclĂ©aires tactiques" contre la Russie et la Chine.
La fin de l'Ăšre unipolaire
Les Nations unies ont raison d'estimer que l'Úre unipolaire est désormais révolue et que le monde évolue vers une réalité nouvelle et plus complexe. Si la structure néocoloniale du systÚme mondial reste largement intacte, l'équilibre des forces se modifie avec la montée en puissance des BRICS et de la Chine, et ces forces tentent de créer des institutions internationales qui remettent en cause l'ordre établi.
Le danger pour le monde ne vient pas de ce que le pouvoir mondial pourrait se fragmenter et se diversifier, mais de ce que l'Occident refuse de s'accommoder de ces changements majeurs.
Le rapport de l'ONU note que "les dĂ©penses militaires dans le monde ont atteint un nouveau record en 2022, avec 2,24 trillions de dollars", bien que l'ONU ne veuille pas reconnaĂźtre que les trois quarts de ces dĂ©penses sont engagĂ©es par les Ătats membres de l'Organisation du traitĂ© de l'Atlantique Nord. Les pays qui veulent exercer leur "indĂ©pendance stratĂ©gique" - pour reprendre l'expression de l'ONU - sont confrontĂ©s au choix suivant : soit ils se joignent Ă la militarisation du monde par l'Occident, soit ils risquent d'ĂȘtre anĂ©antis par la supĂ©rioritĂ© de l'arsenal de ce dernier.
Le "Nouvel agenda pour la paix" (le premier date de 1992) est conçu comme partie intégrante d'un processus dont le point d'orgue sera le Sommet de l'ONU pour l'avenir, qui se tiendra en septembre 2024. Dans le cadre de ce processus, l'ONU recueille des propositions de la société civile, telles que celle d'Aotearoa Lawyers for Peace, Basel Peace Office, Move the Nuclear Weapons Money campaign, U.N. FOLD ZERO, Western States Legal Foundation et le World Future Council, qui appellent le sommet à adopter une déclaration qui :
"Réaffirme l'obligation, en vertu de l'article 26 de la Charte des Nations unies, d'établir un plan visant à maßtriser l'armement et le désarmement en détournant le moins possible de ressources destinées au développement économique et social
invite le Conseil de sécurité des Nations unies, l'Assemblée générale des Nations unies et les autres organes compétents des Nations unies à prendre des mesures concernant l'article 26, et
appelle tous les Ătats Ă s'acquitter de cette obligation en ratifiant les accords bilatĂ©raux et multilatĂ©raux de contrĂŽle de l'armement, en procĂ©dant Ă des rĂ©ductions progressives et systĂ©matiques des budgets militaires, et en augmentant proportionnellement le financement des objectifs de dĂ©veloppement durable, de lutte contre le changement climatique et autres contributions des Ătats Ă l'ONU et Ă ses agences spĂ©cialisĂ©es".
* Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est chargé de rédaction et correspondant en chef de Globetrotter. Il est éditeur de LeftWord Books et directeur de Tricontinental : Institute for Social Research. Il est senior non-resident fellow au Chongyang Institute for Financial Studies, Renmin University of China. Il a écrit plus de 20 livres, dont The Darker Nations et The Poorer Nations. Ses derniers ouvrages sont Struggle Makes Us Human : Learning from Movements for Socialism et, avec Noam Chomsky, The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of U.S. Power.
Cet article est tiré de Tricontinental : Institute for Social Research.
Les opinions exprimées sont uniquement celles de l'auteur et peuvent ou non refléter celles de Consortium News.
https://consortiumnews.com/2023/08/08/the-uns-vague-new-agenda-for-peace/